III. CONTRAINTES NATIONALES ET POSITIONS LOCALES : LE TEMPS DES COMPROMIS (1907-1910)

A. Un service à adapter, deux services à créer : les difficiles installations des bureaux d'hygiène isérois

1. Projets rejetés, projets acceptés : les navettes entre la DAHP et les municipalités

La ville de Grenoble est la première à se préoccuper de l'adaptation de son service d'hygiène aux conditions du décret du 3 juillet 1905. Adapter est en fait un bien grand mot car la municipalité, dirigée par le radical modéré Charles Rivail 1272 , se contente d'adresser, au printemps 1907, à la DAHP le règlement du bureau d'hygiène de 1903. Le jugeant insuffisant à plusieurs titres, la Direction ministérielle le retourne presque immédiatement 1273 . Le docteur Bordier se penche alors plus sérieusement sur la question et remet au maire, à l'automne 1907, un rapport d'une quarantaine de pages exposant la nouvelle organisation du bureau d'hygiène 1274 . Le projet est ensuite soumis au conseil municipal ; il est étudié par une sous-commission spéciale qui remet ses conclusions à la commission des finances, de l'assistance et de l'hygiène, qui les renvoie elle-même à la commission plénière 1275 . Bref, au mois de mai 1908, le conseil municipal n'avait toujours pas discuté de la réorganisation du bureau d'hygiène quand les élections lui donnèrent une nouvelle majorité. La mairie revient alors à l'industriel Félix Viallet, un radical qui "dans les années 1902-1906 s'était rapproché des progressistes " 1276 . Pour autant, la gestion de la ville s'inscrit davantage dans la continuité que dans une rupture radicale 1277 , et la réorganisation du service d'hygiène ne fut pas plus rapide.

Le même procédé est d'ailleurs adopté : le conseil municipal renvoie l'examen du projet à la commission de l'instruction publique, des beaux-arts et de l'hygiène, qui désigne en son sein, au mois de juin 1908, une nouvelle sous-commission spéciale 1278 . Un an plus tard, le projet était enfin voté par l'assemblée municipale ; le nouveau règlement du bureau d'hygiène est élaboré le 15 septembre 1909 et approuvé au mois de décembre par le conseil départemental d'hygiène 1279 . La réorganisation du service n'est pourtant pas achevée. La DAHP rejette le règlement 1280 et l'affaire échoit de nouveau devant le conseil municipal. Les modifications proposées par la Direction ministérielle sont adoptées et un nouveau règlement est promulgué le 1er avril 1910 1281 . Il ne satisfait pas encore tout à fait Paris et après une nouvelle navette entre le centre et la périphérie, la DAHP donne son accord le 4 juin 1910 1282 . A partir de cette date et quatre ans après la circulaire de 1906, le bureau d'hygiène est définitivement réorganisé. Grenoble est alors l'avant-dernière ville à adapter son service aux conditions du décret de 1905 1283 . L'épisode a ainsi duré un peu plus de trois ans, il a occupé deux municipalités de sensibilités politiques différentes et, au risque de paraître cynique, usé le directeur du bureau d'hygiène lui-même. Arthur Bordier décède en effet brusquement le 17 février 1910 1284 .

Sur les trente stations thermales qui doivent créer un service d'hygiène, la commune d'Allevard arrive chronologiquement en treizième position. Le score est plus honorable qu'à Grenoble bien que la situation des deux communes ne soit guère comparable. La mise en place du service, dont le règlement date du 12 juin 1908 1285 , n'en a pas moins connu quelques péripéties durant deux ans.

Dans un premier temps, la municipalité dirigée par le radical-socialiste Louis Gerin 1286 refuse d'appliquer l'article 19 de la loi de 1902 au nom de la notion de population agglomérée 1287 . La commune d'Allevard ne compterait en effet que 1 751 habitants dans cette situation, le reste de sa population, " à laquelle il n'est pas possible d'appliquer des règles d'hygiène " en raison de son caractère rural et agricole, étant "dispersé à plusieurs kilomètres dans les coteaux " 1288 . S'il est vrai que les bourgades du département de l'Isère ne peuvent être réduites à leur noyau urbain, leur territoire communal englobant souvent de nombreuses fermes 1289 , la DAHP ne se montre aucunement sensible à ce raisonnement. Elle ne retient pas plus le second argument avancé par la municipalité, selon lequel la nomination d'une commission sanitaire prise au sein du conseil municipal est suffisante pour assurer gratuitement le fonctionnement de la loi de 1902, et somme, le 27 novembre 1906, la commune d'organiser un bureau d'hygiène 1290 . Il faut néanmoins attendre une invitation de l'inspecteur départemental, puis une mise en demeure préfectorale, pour que la question soit discutée par le conseil municipal au mois d'août 1907 1291 . Un premier projet est alors établi puis retourné par la DAHP ; celui-ci est modifié mais la direction centrale se montre encore réticente à donner son approbation.

Nous sommes alors au printemps 1908 quand intervient la Direction de la Sûreté générale (DSG) saisie, par le casino d'Allevard, d'une demande d'autorisation de jeux. S'ensuit alors une curieuse correspondance entre les deux directions ministérielles concernées, de laquelle il ressort qu'" il serait sursis à toute décision en ce qui concerne la demande d'autorisation de jeux (...) aussi longtemps que satisfaction n'aurait pas été donnée" aux observations de la DAHP sur l'organisation du bureau d'hygiène 1292 . Sur la pression de la DSG, et certainement sur celle de la mairie d'Allevard 1293 , la DAHP accepte finalement le projet de constitution du service présenté par la municipalité, tout en regrettant que celui-ci ne réponde qu'imparfaitement à ses desiderata 1294 . Finalement, le compromis ayant présidé à l'installation du service sanitaire municipal allevardin pourrait être résumé de la manière suivante : un casino contre un bureau d'hygiène !

En comparaison, l'établissement du bureau d'hygiène viennois est relativement aisée. Elle est la première des trois communes à recevoir l'approbation définitive de la DAHP, au cours de l'été 1907 ; elle occupe la meilleure place dans la chronologie générale des bureaux d'hygiène à créer, la huitième position, et la mise en place du service n'aura duré que quelques mois. C'est en effet le 6 janvier 1907 qu'un projet d'organisation de bureau d'hygiène est soumis et adopté par le conseil municipal à majorité socialiste 1295 . Celui-ci n'échappe pourtant pas à la règle et se voit retourné par la DAHP 1296 . Un second projet voté par le conseil municipal le 26 mai 1907 subit le même sort. Ce n'est qu'après avoir été modifiée dans le sens des observations ministérielles que l'organisation du bureau d'hygiène, présentée à la fin du mois de juillet 1907, est définitivement arrêtée 1297 .

Le lecteur nous pardonnera cette longue et sèche énumération de projets élaborés, retournés, modifiés, peut-être d'autant plus frustrante que nous n'en évoquons pas la teneur. Un simple renvoi chronologique en annexe nous semblait cependant insuffisant. Il nous paraissait nécessaire de montrer que trois communes aux caractéristiques différentes se sont trouvées presque toujours en désaccord avec le pouvoir central dans l'organisation de leur service sanitaire. C'est sur la nature de ces différents que nous allons maintenant nous pencher.

Notes
1272.

Christine MARIE, L'évolution du comportement politique dans une ville en expansion. Grenoble, 1871-1965, Paris, Armand Colin, 1966, p. 36.

1273.

Lettre du directeur de l'Assistance et de l'Hygiène publiques au préfet de l'Isère, 2 mai 1907. Reproduite dans AMG, 5 I 3/4 : Arthur Bordier, Rapport à Monsieur le Maire de Grenoble sur la réorganisation du bureau d'hygiène, conformément à la loi du 15 février 1902, Grenoble, Imprimerie L. Ginier, 1907, pp. 8-9.

1274.

AMG, 5 I 3/4 : Arthur Bordier, Rapport à Monsieur le Maire de Grenoble sur la réorganisation du bureau d'hygiène..., op. cit., 38 p.

1275.

AMG, 5 I 3/4 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 22 janvier 1908.

1276.

Christine MARIE, op. cit., p. 36.

1277.

Vital CHOMEL (dir.), op. cit., p. 326 et Pierre BARRAL, op. cit., p. 476.

1278.

AMG, 5 I 3/4 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 20 août 1908.

1279.

AMG, 5 I 3 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 2 juin 1909 et Règlement du bureau d'hygiène de Grenoble, 15 septembre 1909 ; AMG, 2 K 235 : Conseil d'hygiène départemental, séance du 22 décembre 1909.

1280.

AMG, 2 K 235 : Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 21 janvier 1910.

1281.

AMG, 5 I 3 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 25 mars 1910 et 2 K 235 : Règlement du bureau d'hygiène de Grenoble, 1er avril 1910.

1282.

AMG, 2 K 235 : Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 4 juin 1910. Le règlement définitif du bureau d'hygiène porte la date du 1er avril 1910 mais il est approuvé par le préfet le 6 juin 1910 (AMG, 5 I 3).

1283.

D'après les listes des bureaux d'hygiène reconstitués ou créés établies par le Conseil supérieur de l'hygiène publique de France. Recueil des travaux du CCHPF, 1907 (1° liste), 1908 (2° liste), 1909 (3° liste), 1910 (4° liste), 1911 (5° liste) et 1912 (6° liste).

1284.

AMG, DP 1169 : Coupures de presse (Le Petit Dauphinois, 18 février 1910 et La Dépêche, 18 février 1910).

1285.

AN, F 8 218 : Règlement du bureau municipal d'hygiène d'Allevard, 12 juin 1908.

1286.

ADI, 15 M 19 : Préfecture de l'Isère. Tableau des nuances politiques des maires du canton d'Allevard, établi par Bertholon, conseiller général, 1908.

1287.

ANF, MS 820 279/6 : Lettre du préfet de l'Isère à la DAHP, 24 novembre 1906.

1288.

ANF, MS 820 279/6 : Conseil municipal d'Allevard, séance du 10 août 1907.

1289.

A l'exception des communes de Pont-de-Beauvoisin et de Pont-en-Royans. Pierre BARRAL, op. cit.,

p. 45.

1290.

ANF, MS 820 279/6 : Lettre du préfet de l'Isère à la DAHP, 24 novembre 1906 et Conseil municipal d'Allevard, séance du 10 août 1907.

1291.

ANF, MS 820 279/6 : Conseil municipal d'Allevard, séance du 10 août 1907.

1292.

ANF, MS 820 279/6 : Note de la DGS à l'attention de la DAHP, 26 mai 1908.

1293.

On peut en effet aisément imaginer l'attitude de la municipalité d'Allevard vis-à-vis de l'autorisation de jeux et les arguments économiques qu'elle a pu produire à l'appui.

1294.

ANF, MS 820 279/6 : Réponse de la DAHP à la DGS, 6 juin 1908.

1295.

Pierre BARRAL, op. cit., pp 526-530 et ACV, 1 D 28 : Conseil municipal de Vienne, séance du 6 janvier 1907.

1296.

ACV, 5 I 2/1 : Conseil municipal de Vienne, séance du 26 mai 1907.

1297.

ACV, 1 D 29 : Conseil municipal de Vienne, séance du 21 juillet 1907.