b. La situation du directeur

La position de la DAHP vis-à-vis des directeurs de bureau d'hygiène est définie dans la circulaire ministérielle du 23 mars 1906. Ceux-ci doivent être " suffisamment rémunéré(s) pour consacrer autant que possible tout (leur) temps au service " 1332 . Cette double exigence, que quelques villes comme Lyon avaient appliquée dès la constitution de leur bureau d'hygiène 1333 , devait permettre d'éviter que la fonction ne devienne purement honorifique alors même qu'elle était garante à la fois de la solidité et de l'efficacité de l'institution.

Or, aucun des projets présentés par les trois communes du département de l'Isère ne répond pleinement à la double condition posée par le pouvoir central 1334 . A Vienne, on n'évoque nulle part la nécessaire disponibilité du directeur du bureau d'hygiène mais la rémunération que le conseil municipal décide de lui allouer parle d'elle-même : 800 francs alors que le secrétaire en perçoit 1 440 1335 . Les raisons invoquées par la municipalité pour justifier un traitement aussi modeste ne brillent pas par leur originalité. La charge de travail du directeur ne saurait être trop lourde puisque la plupart des services sont déjà assurés par les médecins du bureau de bienfaisance et les vétérinaires des abattoirs. Plusieurs médecins ou vétérinaires viennois ont, en outre, déjà exprimé leur intention d'être candidat. Enfin, le conseil municipal souhaite constituer rapidement le nouveau service tout en sauvegardant l'état des finances municipales 1336 . A Allevard, la municipalité décide dans un premier temps que le directeur du bureau d'hygiène ne percevra aucune rétribution et son candidat, le directeur de la station thermal, accepte volontiers cette condition 1337 . La situation est quelque peu différente à Grenoble puisque le statut et la rémunération du directeur avaient été arrêtés d'un commun accord entre les docteurs Faivre et Bordier. Ce dernier voit son traitement relever de 2 000 à 3 000 francs et il continue en même temps de diriger et d'enseigner à l'école de médecine et de pharmacie. L'inspecteur général avait néanmoins ajouté dans son rapport qu'il serait souhaitable de " ne confier dans l'avenir les fonctions de directeur qu'à des personnes qui les remplieraient exclusivement " 1338 .

Les décisions des municipalités sont diversement appréciées par le pouvoir central. La DAHP retourne immédiatement les projets de Vienne et d'Allevard, jugeant le premier nettement insuffisant et poussant des cris d'effroi à la vue du second 1339 . Quant aux propositions grenobloises, Léon Mirman les accepte du bout des lèvres, " sous la réserve que cette situation toute personnelle ne sera que temporaire et que le jour où pour une raison quelconque, le docteur Bordier cesserait ses fonctions, le traitement devrait être relevé " 1340 . Et de définir tant pour les trois communes que pour l'ensemble des villes concernées, ce que Lion Murard et Patrick Zylberman ont appelé une " norme minimale commune " 1341 : 4 000 francs pour les villes de plus de 20 000 habitants et 500 francs pour les stations thermales.

Il reste que de Vienne à Grenoble, soit un écart de 50 000 habitants, la norme ne prend pas tout à fait la même valeur. Dans le premier cas, les 4 000 francs représentent une sorte de rétribution idéale, qu'applique la commune de Fougères, érigée en exemple 1342 . La même somme est considérée, dans le second cas, comme un traitement de début 1343 . La DAHP accepte d'ailleurs les 3 600 francs proposés finalement par la municipalité de Vienne en 1907 1344 , mais elle juge la rétribution de 4 000 francs décidée par le conseil municipal de Grenoble en 1910 après le décès de Bordier " encore bien insuffisant(e) pour être en rapport avec l'importance de cette ville et de la fonction, du moins acceptable dans les conditions de début indiquées " 1345 . Par ailleurs, la rémunération du directeur du bureau d'hygiène d'Allevard s'élève à 250 francs 1346 . Si le montant est inférieur de moitié à celui recommandé par la DAHP, celle-ci peut néanmoins le considérer comme une sorte de victoire. Dans sa séance du 7 décembre 1907, le conseil municipal avait en effet unanimement repoussé la somme de 250 francs comme "excessive" au profit d'une indemnité de 100 francs jugée " largement suffisante " 1347 . Et s'il l'accepte finalement, c'est en raison du cahier des charges imposé par la commune au casino et selon lequel les crédits de fonctionnement du bureau d'hygiène - 500 francs au total - seraient versés par l'établissement de jeux 1348 !

Avec 4000 francs à Grenoble, 3 600 francs à Vienne et 250 francs à Allevard, les traitements des directeurs des bureaux d'hygiène du département de l'Isère restent bien en-deçà des espérances ministérielles. Si on les compare avec ceux alloués par une soixantaine de villes françaises entre 1906 et 1908 1349 , ils se situent plutôt dans le bas du tableau sans pour autant détonner fortement. A quelques exceptions près, les rémunérations supérieures à 5 000 francs sont plutôt l'apanage des villes de plus de 100 000 habitants. De Limoges à Béziers, soit les villes de plus de 50 000 habitants, les traitements de 4 000 francs dominent et Grenoble s'inscrit parfaitement dans ce cadre. L'effort consenti par les villes moyennes (entre 20 000 et 50 000 habitants) est proportionnellement plus important puisque l'échelle va de 3 500 francs à 4 500 francs, avec une nette préférence pour la tranche 4 000/4 500 francs ; Vienne y occupe alors une position plutôt médiocre. Le même constat peut être fait pour Allevard dont le traitement du directeur du bureau d'hygiène se situe parmi les plus bas. Il existe cependant des situations bien pires, telles que Dax (11 210 habitants, 300 francs) ou Salis de Béarn ( 5 884 habitants, 200 francs).

Une comparaison nationale ne saurait pourtant être suffisante pour apprécier complètement les rétributions des directeurs ; celles-ci doivent être réinsérées au sein des administrations locales.

Tableau n° 12 : Traitements annuels des principaux chefs des administrations municipales grenobloise et viennoise en 1910 (en francs)
  Grenoble (1910) Vienne (1910)
Secrétaire général 7 000 3 500
Chef de la 1° division 4 600  
Chef de la 2° division 4 000  
Chef de la 3° division 3 400  
Chef de la 4° division 3 700  
Préposé en chef de l'octroi 5 000 4 000
Directeur des abattoirs 4 500 1 800
Directeur de l'usine à gaz et de l'éclairage 6 000  
Architecte municipal 4 800  
Directeur de la voirie 5 000 3 200
Chef du service des promenades 4 500  
Directeur du bureau d'hygiène 4 000 3 600
Conservateur du musée de peinture 3 300  
Bibliothécaire en chef 4 300 2 880
Conservateur du musée d'histoire naturelle 3 000  

Sources : AMG, Budget de la ville de Grenoble pour l'exercice 1910 et ACV, 2 L3 : Budget ou état des recettes et des dépenses de la ville de Vienne pour l'exercice 1910.

La situation salariale du directeur du bureau d'hygiène grenoblois n'a plus grand-chose à voir avec celle de la décennie 1890 : son traitement s'aligne désormais sur ceux des autres chefs de service 1350 . La comparaison est d'autant plus avantageuse que la plupart des rémunérations présentées ne correspondent pas à des débuts de carrière. Il en est ainsi des chefs de division 1351 ou encore du directeur des abattoirs, entré dans l'administration municipale en 1898 1352 . En revanche, la confrontation avec les autres services techniques est moins flatteuse : la nomination d'Emile Robert au poste d'architecte municipal ne date que de 1905 et le directeur de la voirie n'a accédé à ce rang qu'en 1909 1353 .

Deux autres éléments plaident pourtant en faveur d'une normalisation de la fonction de directeur du bureau d'hygiène. Il lui est tout d'abord interdit de se livrer à une autre activité sans l'autorisation expresse du maire. Cette condition se trouve clairement indiquée dans l'arrêté de nomination du " nouveau " responsable de l'hygiène, le docteur Berlioz 1354 . Son traitement est ensuite susceptible d'évolution : il est en effet divisé en quatre classes auxquelles correspond une augmentation de 500 francs tous les cinq ans ; un plafond de 5 500 francs est par ailleurs fixé 1355 . En revanche, Fernand Berlioz ne verse toujours aucune cotisation à la caisse de retraite des employés communaux et il est le seul chef de service dans ce cas 1356 , mais les éléments nous manquent pour expliquer cette particularité.

Dans l'échelle des traitements des chefs de service de l'administration viennoise, le directeur du bureau d'hygiène occupe une position plus flatteuse qu'à Grenoble. Il arrive en effet en deuxième position, derrière le préposé en chef de l'octroi et devant le secrétaire général. Sa rétribution dépasse également celle des responsables de services techniques, le directeur des abattoirs, qui semble davantage percevoir une indemnité qu'un traitement, et le directeur de la voirie, nommé à cette fonction en 1906 1357 . On peut peut-être mieux comprendre dès lors, les réticences de la municipalité viennoise à accepter la somme de 4 000 francs fortement suggérée par la DAHP : il s'agissait en effet d'un traitement relativement élevé par rapport à celui des autres chefs de service de l'administration municipale.

Les progrès que l'on pourrait croire accomplis dans la normalisation locale du statut de directeur de bureau d'hygiène, ou du moins de sa rémunération, doivent être cependant tempérés. Entre 1910 et 1921, date de son décès, Fernand Berlioz cumule, avec sa fonction de directeur, celle de professeur à l'école de médecine et de pharmacie, ce qui lui rapporte 2 500 francs supplémentaires. Quant au directeur du bureau d'hygiène de Vienne, le docteur Vivien, il ne toucherait, si l'on en croit l'inspecteur général des services administratifs, qu'" une partie de son traitement " 1358 . Si le fait est interprété par Paul Faivre comme " une preuve de (...) désintéressement ", on peut également penser que Vivien envisage sa fonction sinon comme honorifique, du moins comme accessoire ou secondaire. En tout cas, le phénomène est suffisamment important pour que la DAHP, alertée par un député de l'Isère, demande des comptes au préfet. La réponse manque singulièrement de clarté : Vivien aurait fait un don de 2 200 francs en faveur des services de l'enfance et aurait réglé lui-même les frais d'installation de ses bureaux s'élevant à 4 000 francs 1359 . L'honneur de la municipalité viennoise semble sauf mais on est loin de la voie de la fonctionnarisation souhaitée par le pouvoir central.

Notes
1332.

Circulaire ministérielle du 23 mars 1906 sur les bureaux municipaux d'hygiène. RTOSP, Tome IV, pp. 183-199.

1333.

Sur ce point, Bruno DUMONS, Gilles POLLET, " Elites administratives et élites du social. Les directeurs du bureau d'hygiène...", op. cit., pp. 8-9 .

1334.

La situation n'est pas propre au département de l'Isère. Lion Murard et Patrick Zylberman montrent qu'il s'agit plutôt d'un problème d'envergure nationale. Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 281-286.

1335.

ACV : Création d'un bureau municipal d'hygiène, arrêté municipal du 6 janvier 1907.

1336.

ACV, 5 I 2/1 : Conseil municipal de Vienne, séance du 26 mai 1907.

1337.

ANF, MS 820279/6 : Conseil municipal d'Allevard, séance du 10 août 1907.

1338.

ANF, MS 820 279/9 : Rapport de l'inspecteur général Paul Faivre au ministre de l'Intérieur sur le bureau d'hygiène de Grenoble, 20 août 1908.

1339.

" Il n'est pas possible de fonder un service obligatoire sur la bonne volonté d'un particulier ". ANF, MS 820 279/6 : Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 4 septembre 1907.

1340.

ANF, MS 820 279/9 : Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 9 septembre 1908.

1341.

Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L'hygiène dans la République..., op. cit., pp. 281 et 285-286. La somme de 500 francs apparaît dans un courrier adressé par la DAHP au préfet de l'Isère sur l'organisation du bureau d'hygiène d'Allevard, le 4 septembre 1907 (ANF, MS 820 279/6).

1342.

L'organisation du bureau d'hygiène de Fougères, une cité ouvrière de 21 000 habitants, est évoquée en termes particulièrement élogieux par la DAHP qui invite la municipalité viennoise à suivre cet exemple. ACV, 5 I 2/1 : Lettre de Léon Mirman au préfet de l'Isère, 3 juillet 1907.

1343.

A l'image de ce qui a été décidé à Limoges, Brest, Montpellier, Rennes, Dijon et Calais, que Mirman cite en exemple à l'attention du maire de Grenoble. AMG, 5 I 3/4 : Lettre de Mirman au préfet de l'Isère, 30 décembre 1908.

1344.

C'est en tout cas, le traitement qui apparaît dans l'arrêté de nomination du directeur du bureau d'hygiène de Vienne. ACV, 5 I 2/1 : Arrêté municipal du 26 novembre 1907.

1345.

AMG, 2 K 235 : Lettre de Mirman au préfet de l'Isère, 28 avril 1910.

1346.

ANF, MS 820 279/6 : Nomination du directeur du bureau d'hygiène d'Allevard, 1908.

1347.

ANF, MS 820 279/6 : Conseil municipal d'Allevard, séance du 7 décembre 1907.

1348.

ANF 820 279/6 : Note de la Direction de la Sûreté générale à la DAHP , 26 mai 1908.

1349.

Cf. Annexe n°27.

1350.

Il y a d'ailleurs un réel souci d'ajustement. Le maire de Grenoble indique que la rémunération du directeur du bureau d'hygiène " représente le traitement moyen des principaux chefs de services municipaux ". (AMG, 2 K 235 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 7 mai 1910).

1351.

Le règlement du personnel des bureaux de la mairie de 1895 fixe à 2 500 francs le traitement de début d'un chef de division. Cette somme est portée à 3 000 francs dans le règlement de 1911. AMG, 2 K 1 : Règlement du personnel des bureaux de la mairie, 1895 et 16 juin 1911. Le traitement du directeur des abattoirs était de 3 500 francs en 1898.

1352.

AMG, DP 1025 : François Blanc. Son traitement était alors de 3 500 francs.

1353.

AMG, 2 K 229 : Arrêté de nomination d'Emile Robert au poste d'architecte municipal, 30 mai 1905. Son traitement était fixé à 4 500 francs. Pierre-Yves SAUNIER, op. cit., pp. 130-131.

1354.

AMG, 390 W 28 : Arrêté de nomination du docteur Berlioz, 5 août 1910. Cette réserve figure dans l'arrêté de régularisation de la nomination du directeur des abattoirs (1902) et dans celui de l'architecte municipal Emile Robert (1905).

1355.

AMG, 5 I 3 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 25 mars 1910. Ces dernières codifications placent néanmoins le directeur du bureau d'hygiène dans une position difficile à interpréter. Bruno Dumons, Gilles Pollet et Pierre-Yves Saunier (op. cit., pp. 132-133) montrent que la tendance générale dans l'administration municipale est de faire du chef de service un statut d'exception, ni classé, ni catégorisé et dont les rythmes et seuils d'avancement ne sont pas déterminés. Nos recherches sur les autres chefs de service n'ont pas été poussées dans ce sens. En revanche, le dossier personnel du docteur Berlioz montre que son traitement a évolué dans des conditions différentes de celles définies en 1910 : 4 500 francs en 1918, 7 000 francs en 1920, 10 000 francs en 1921. Les fluctuations monétaires de l'après-guerre n'y sont sûrement pas étrangères.

1356.

D'après un relevé effectué dans le registre des traitements des employés municipaux pour les années 1910 et 1914 (AMG, 2 K 304-305).

1357.

ACV, 2 L 3 : Budget ou état des recettes et des dépenses de la ville de Vienne pour l'exercice 1910.

1358.

ANF, MS 820 279/13 : Rapport de l'inspecteur général Faivre au ministre de l'Intérieur sur le bureau d'hygiène de Vienne, 16 août 1908. D'après une lettre de la DAHP au préfet de l'Isère du 17 mars 1909, Vivien ne percevrait que 500 francs sur 3 600.

1359.

ANF, MS 820 279/13 : Lettre du préfet de l'Isère à la DAHP, 9 avril 1909.