c. Des attributions contestées

La question de la délimitation du domaine de compétences des bureaux d'hygiène concerne, encore une fois, essentiellement la ville de Grenoble. Le règlement présenté par la municipalité viennoise en janvier 1907 ne motive en effet, sur ce point, aucune observation de la DAHP. Il faut dire qu'il n'apporte en fait pas de réelles innovations par rapport aux prescriptions de la circulaire de 1906. Les attributions tant obligatoires - mesures sanitaires concernant les individus, les immeubles et la localité - que facultatives - service médical de l'Etat civil, hygiène de l'enfance, hygiène alimentaire, police sanitaire des animaux, surveillance des établissements classés et de la prostitution - reprennent celles énoncées dans la circulaire de 1906, sans toutefois les recopier fidèlement 1360 .

A Allevard, le seul point ayant donné lieu à des remarques du pouvoir central portait sur la question de la désinfection. Le conseil municipal avait en effet souhaité que ce service relève de la commune et non, comme le stipulait la loi de 1902, du département et il avait proposé de le confier au bureau d'hygiène qui utiliserait l'équipement de l'établissement thermal 1361 . Cette initiative étant contraire à la législation, elle est logiquement rejetée par la DAHP et la municipalité s'en accommode. Pour le reste, le règlement du bureau d'hygiène du 12 juin 1908 1362 ne présente pas d'originalité particulière. Il reprend l'ensemble des attributions obligatoires énumérées dans la circulaire ministérielle et ne retient des attributions facultatives que l'inspection médicale des écoles, assurée par le directeur, ainsi que les questions d'hygiène alimentaire et industrielle. Il est en outre largement calqué sur le règlement grenoblois, ou plutôt le projet de règlement présenté par le docteur Bordier en annexe de son rapport de 1907 1363 . Onze des quatorze articles évoquant le fonctionnement du service allevardin - l'ensemble en contient vingt - sont identiques ou présentent de fortes similitudes.

A Grenoble, les divergences entre le pouvoir central et la municipalité concernent deux questions relevant désormais du service départemental et que le règlement de 1903 avait traitées de manière plutôt ambiguë : la vaccination et les logements insalubres 1364 .

La question de la vaccination est la première à retenir l'attention de la DAHP et sa résolution est plutôt aisée. D'après le règlement de 1903, l'ensemble des opérations vaccinales - inoculation, tenue des registres et délivrance des certificats après constatation des résultats - était assumé par le bureau d'hygiène 1365 . Cette situation est contestée dès 1907 par Léon Mirman qui demande de mieux mettre en valeur les responsabilités de la commune et du département définies par le décret du 27 juillet 1903 1366 . La modification du règlement dans ce sens soulève d'autant moins d'objections de la part de la municipalité que Mirman admet la possibilité de désigner comme vaccinateurs le directeur ou les médecins du bureau d'hygiène 1367 . Il suffit simplement que ces derniers soient nommés par le préfet et que leur traitement soit pris en charge par le département. Aussi, les règlements du 15 septembre 1909 et du 1er avril 1910 1368 stipulent-ils que la partie administrative de la vaccination appartient au bureau d'hygiène, tandis qu'un arrêté préfectoral du 24 mai 1909 confie le soin de vacciner la population grenobloise au médecin-inspecteur précédemment chargé de cette fonction, dans des conditions financières nettement plus avantageuses pour lui 1369 .

Le relatif désengagement de la municipalité a néanmoins un effet pervers dans la mesure où il se prolonge dans la fourniture du vaccin. En 1909, la ville supprime la subvention de 300 francs qu'elle attribuait à l'Institut vaccinogène, au motif que les frais de vaccin doivent être dorénavant supportés par le département 1370 . Un an plus tard, l'établissement vaccinogène arrête définitivement de fabriquer du vaccin antivariolique, obligeant alors le département de l'Isère à se tourner vers une autre source d'approvisionnement. Si le lien de cause à effet entre les deux initiatives est directement revendiqué par le directeur de l'institut, Félix Jourdan 1371 , il ne semble pas que ce soit la seule explication. Certes, le vétérinaire n'a de cesse d'évoquer la situation financièrement fragile de son établissement 1372 et sa comptabilité témoigne en sa faveur : en 1905, le déficit s'élève à 9 700 francs et il dépasse les 11 000 francs en 1906 et en 1908. On peut toutefois douter que la suppression de la subvention municipale, qui ne représentait que 2,2 % des recettes de l'institut en 1908 1373 , ait de si grandes répercussions. En fait, il semble que Jourdan se soit progressivement désintéressé de la production de vaccin de génisse au profit de la préparation de sérums divers, activité sinon plus lucrative 1374 , du moins plus stimulante sur le plan de la recherche scientifique 1375 .

Le rôle du bureau d'hygiène, ou plus précisément de la commission consultative d'hygiène et de salubrité, dans l'assainissement des logements insalubres est la dernière question soulevée par la DAHP. A l'origine se trouve une disposition du règlement arrêté le 15 septembre 1909, en apparence anodine, mais qui tend à substituer, dans la procédure d'assainissement des immeubles insalubres, la commission municipale à la commission relevant de la préfecture. L'article 27 précise en effet que les plaintes relatives à l'insalubrité des immeubles sont transmises par le directeur du bureau d'hygiène à " la commission sanitaire instituée depuis longtemps à l'hôtel de ville " 1376 . La formulation est pour le moins ambiguë : le vocabulaire employé pour nommer l'institution réceptrice fait bien référence à la commission départementale mais la désignation du lieu montre qu'il s'agirait plutôt de la commission consultative d'hygiène et de salubrité. Examinons la suite du règlement. " Les rapports de cette commission seront transmis au bureau d'hygiène qui les tient pendant quinze jours à la disposition des intéressés et leur adresse, après ce délai, les injonctions réglementaires d'exécuter les travaux prescrits par les soins de M. le commissaire central qui dresse procès-verbal, dans le délai d'un mois, de l'exécution ou de l'inexécution des travaux " 1377 . Il n'y a aucune mention du rôle de la commission sanitaire départementale. Cette rédaction ne choque pas le conseil d'hygiène départemental, qui approuve l'ensemble du règlement le 22 décembre 1909, mais elle alerte le directeur de l'Assistance et de l'hygiène publiques. "Par le texte proposé, explique Léon Mirman, la commission municipale se trouverait irrégulièrement substituée à la commission sanitaire de circonscription " 1378 . Le conseil municipal se réunit alors le 25 mars 1910 1379 et les articles incriminés sont reformulés. Les termes de " commission sanitaire " sont remplacés par " commission consultative d'hygiène et de salubrité ", laquelle est consultée pour avis, mais l'exposé de la procédure ne change pas et Léon Mirman ne se montre toujours pas satisfait.

Le maire de Grenoble réagit avec impatience 1380 . Il insiste sur les conséquences du retard pris dans l'organisation du bureau d'hygiène en rappelant que suite au décès du docteur Bordier, la direction du service se trouve en situation d'intérim. De plus, l'instruction des affaires relatives aux logements insalubres ne lui paraît pas incompatible avec les dispositions législatives, les dossiers pouvant " le cas échéant " être transmis à la commission sanitaire. Une dernière rédaction est alors proposée sans que l'on puisse déterminer exactement si elle faite à titre officiel ou à titre officieux. Elle émane du docteur Louis Blanchard, chef des travaux physiologiques à l'école de médecine, membre du conseil d'hygiène départemental et futur candidat à la direction du bureau d'hygiène de Grenoble 1381 . Le personnage a en tout cas visiblement ses entrées au ministère de l'Intérieur : sa proposition, une longue définition de la commission municipale et de son rôle, est adressée directement au cabinet du directeur de l'administration pénitentiaire, dont le secrétaire lui donne du " mon cher Louis " 1382 . L'ensemble ne suffit pas à faire revenir la DAHP sur ses positions et seule la suppression de l'article de discorde permet d'obtenir son aval le 4 juin 1910. Le nouveau règlement du bureau d'hygiène ne fait plus mention ni de la commission consultative d'hygiène et de salubrité, ni même, plus largement, de l'assainissement des logements insalubres 1383 .

L'organisation des bureaux d'hygiène municipaux a été une étape difficile, mais avec des degrés divers suivant les communes concernées. La mise en place du service viennois fut sans conteste la plus aisée : la municipalité accepte de relever le traitement de son directeur, non sans avoir tenté de plaider en faveur de sa proposition initiale. La commune d'Allevard fut plus difficile à infléchir et seule la résolution de la question budgétaire par l'établissement d'un traité avec le casino a permis la constitution du service. A Grenoble, le projet de réorganisation traîne d'abord de commissions en commissions, virevolte entre Paris et la province et l'épisode s'achève sur une reculade de la municipalité quant à sa volonté de contrôler la totalité de l'hygiène communale. On retiendra surtout de cet ensemble l'immixtion de la DAHP dans l'hygiène locale et qui se prolonge dans l'organisation des services de désinfection.

Notes
1360.

ACV, 16 K3/2 : Règlement du bureau d'hygiène de Vienne, 28 mai 1907. On peut d'ailleurs noter l'originalité formelle du règlement viennois par rapport à ceux de Grenoble et d'Allevard. Dans ces derniers, un article est consacré à l'énumération des attributions générales des bureaux d'hygiène qui est, à quelques variations près, la reproduction de la liste dressée dans la circulaire de 1906, et dont les principaux points sont développés par la suite. Cet article est inexistant dans le règlement viennois, l'énumération et l'explicitation des compétences étant au contraire mélangées.

1361.

ANF, MS 820 279/6 : Conseil municipal d'Allevard, séance du 10 août 1907.

1362.

AN, F 8 218 : Règlement du bureau d'hygiène d'Allevard, 12 juin 1908.

1363.

AMG, 5 I 3/4 : Arthur BORDIER, Rapport à Monsieur le maire de Grenoble sur la réorganisation du bureau d'hygiène..., op. cit., pp. 31-38.

1364.

On peut également y ajouter trois attributions facultatives que l'inspecteur général des services administratifs avait dénoncées dans son rapport de 1908 comme étrangères au bureau d'hygiène en raison de leur nature plutôt assistantielle : le service médical des indigents, la délivrance de certificats médicaux aux bénéficiaires de la loi du 14 juillet 1905 sur les vieillards, infirmes ou incurables et le service médical de nuit. La DAHP ne formule aucune observation sur l'exercice de ces fonctions par le bureau d'hygiène de Grenoble.

1365.

AMG, 5 I 3 : Article 23 du règlement du bureau d'hygiène du 31 décembre 1903.

1366.

Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 2 mai 1907 reproduite dans AMG, 5 I 3/4: Arthur BORDIER, Rapport à Monsieur le maire de Grenoble sur la réorganisation du bureau d'hygiène..., op. cit., p. 8.

1367.

Ibid.

1368.

AMG, 5 I 3 : Articles 11 des règlements du bureau d'hygiène du 15 septembre 1909 et du 1er avril 1910, approuvé par le préfet le 6 juin 1910.

1369.

AMG, 390 W 39 : Arrêté préfectoral nommant le docteur Roux vaccinateur de la ville de Grenoble, 24 mai 1909. D'après les estimations fournies par le docteur Bordier dans son rapport de 1907, l'indemnité du docteur Roux, calculée désormais au prorata du total de la population grenobloise, passerait de 500 à 1 825 francs.

1370.

AMG, 5 I 3/4 : Projet de budget du bureau d'hygiène de Grenoble établi par le docteur Bordier, 16 février 1909. Dans son rapport de 1907, le médecin avait déjà envisagé une telle mesure.

1371.

AMG, 5 I 11 suite : Rapport de Jourdan au maire de Grenoble sur la situation de l'Institut sérothérapique en 1910 : " L'Institut vaccinogène a été fermé à la suite de la suppression de la petite subvention de 300 francs que lui allouait la ville de Grenoble ".

1372.

Voir en particulier AMG, 5 I 11 suite : Rapports du directeur de l'institut vaccinogène pour les années 1904 et 1905 et AMG, 390 W 18 à 21 : Rapports du directeur du bureau d'hygiène sur le fonctionnement annuel du service pour les années 1905 à 1908.

1373.

Contre 42,5 % d'abonnements des communes pour la préparation du sérum antidiphtérique, 29,5 % de subvention de la ville de Grenoble pour le même objet, 11 % de subvention du conseil général pour le vaccin de génisse et 14,7 % de dons. AMG, 390 W 21 : Rapport du directeur du bureau d'hygiène sur le fonctionnement annuel du service pour l'année 1908.

1374.

Dans ses rapports, le directeur de l'établissement vaccinogène évoque systématiquement en regard du déficit l'espoir que celui-ci sera comblé par la vente de sérums à l'étranger. En 1904, l'institut fabriquait quatre types de sérums, le nombre passe à neuf en 1910.

1375.

Sur les rapports entre l'utilisation des sérums et les recherches sur l'immunologie, Anne Marie MOULIN, Le dernier langage de la médecine. Histoire de l'immunologie de Pasteur au Sida, Paris, PUF, 1991, 447 p.

1376.

AMG, 5 I 3 : Article 27 du règlement du bureau d'hygiène du 15 septembre 1909.

1377.

Ibid., article 29. L'article 28 stipulait que " le directeur du bureau d'hygiène sera de droit admis à la commission sanitaire avec voix consultative, et tenu au courant de ses travaux ".

1378.

AMG, 2 K 235 : Lettre de Léon Mirman au préfet de l'Isère, 21 janvier 1910.

1379.

AMG, 5 I 3 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 25 mars 1910.

1380.

" L'administration municipale a été un peu surprise et même déconcertée par ces nouvelles observations, alors surtout qu'elle croyait avoir fait tout le nécessaire pour donner satisfaction (...) ". AMG, 2 K 235 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 7 mai 1910.

1381.

Sur le docteur Louis Blanchard, AMG, 2 K 235 : Exposé des titres et travaux scientifiques du docteur Blanchard, 23 février 1910.

1382.

AMG, 2 K 235 : Règlement du bureau d'hygiène, proposition de Monsieur le docteur Blanchard, 1910 et lettre du secrétaire de la Direction de l'administration pénitentiaire (cabinet du directeur), 9 mai 1910.

1383.

AMG, 5 I 3 : Règlement du bureau d'hygiène de Grenoble, 1er avril 1910, approuvé par le préfet le 6 juin 1910.