a. Le refus d'une gestion directe

Le rapport du conseil d'hygiène départemental 1384 fixe la ligne de conduite à laquelle adhèrent le préfet, l'inspecteur départemental et le conseil général quant à l'organisation du service de la désinfection. Certes, tous ne sont pas unanimes sur le système à adopter mais ils se rejoignent sur un point : l'engagement du département doit être réduit au minimum. L'objectif n'est pas d'aller contre les dispositions du décret de 1906 ; le projet du conseil d'hygiène départemental prévoit l'installation d'un certain nombre de stations de désinfection, place chacune d'elles sous la responsabilité d'un chef de poste et prévoit la désignation de délégués de commission sanitaire dans chaque circonscription. Il s'agit plutôt de profiter des marges de liberté que le texte ministériel offre aux autorités locales, notamment dans l'installation des stations et dans la désignation des chefs de postes, pour assumer le moins de tâches possibles. Concrètement, la question que les responsables isérois doivent résoudre est la suivante : comment assurer convenablement l'organisation du service en évitant les dépenses initiales d'équipement, tout en trouvant le personnel, sinon qualifié, du moins apte à manier étuves et appareils ? Le conseil d'hygiène départemental s'attache à y répondre en examinant quatre possibilités : le système de la gestion directe par le département, ou de la gestion déléguée à une entreprise privée, au syndicat des pharmaciens, aux hôpitaux communaux.

Tableau n° 13 : Organisation du service départemental de la désinfection. Caractéristiques des différents systèmes examinés par le conseil d'hygiène départemental.
    Gestion déléguée
  Département en gestion directe Hôpitaux Syndicat des pharmaciens Société de désinfection économique (Paris)
Nombre et emplacement des postes Question éludée 19 hôpitaux 120 officines environ 19 postes
Personnel Question éludée Equipes hospitalières Pharmaciens adhérants Non indiqué
Dépenses d'installation A la charge du département Utilisation du matériel hospitalier A la charge des pharmaciens 40 000 francs (à la charge du département)
Dépenses de fonctionnement à la charge du département Non indiquées 35 250 à 58 750 francs 41 548 francs 40 000 francs minimum

Source : ADI PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'année 1906, Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907.

Les systèmes de la gestion directe et de la gestion déléguée à la Société de désinfection économique de Paris ne reçoivent ni l'aval du conseil d'hygiène départemental, ni celui du conseil général 1385 . Ils ont en effet pour principal inconvénient de mettre à la charge du département les frais d'installation. Des deux dispositifs, seul le second a d'ailleurs fait l'objet d'une étude approfondie et les dépenses d'organisation étaient évaluées à 40 000 francs. L'entreprise avait exigé que chaque poste de désinfection, prévu au nombre de 19, soit muni de deux types d'appareils payés par le département : un autoclave Trillat commercialisé au prix de 350 francs et une étuve mise au point par le docteur Berlioz coûtant 1 600 francs 1386 . Les deux procédés ont deux emplois différents : le premier, qui diffuse des vapeurs sèches de formo-chlorol, est surtout utilisé pour la désinfection dite en surface (locaux, linges et objets mobiliers), tandis que le second, qui fonctionne avec l'aldéol, permet la désinfection en profondeur des objets épais ( literie, matelas, fauteuils, etc) 1387 .

A dire vrai, les frais d'installation pouvaient être considérablement réduits si l'on se passait de l'étuve Berlioz. Bien que le conseil d'hygiène ait reconnu la complémentarité des deux procédés, il avait admis que, sous certaines conditions, " les vapeurs de formo-chlorol (...) assurent d'une manière suffisamment efficace la désinfection tant en surface qu'en profondeur " 1388 . D'ailleurs, son estimation des dépenses de fonctionnement avec le système des hôpitaux se fondait successivement sur la seule utilisation de l'appareil Trillat seul, puis sur son emploi concurrent avec l'étuve Berlioz, tandis que les négociations avec le syndicat des pharmaciens concernaient uniquement l'emploi de vapeurs de formol 1389 . Si une telle possibilité n'était pas envisageable dans le cas d'une gestion confiée à la Société de désinfection économique, elle pouvait en revanche tout à fait avoir cours dans le système de la gestion directe. Or, le rapport du conseil d'hygiène n'évoque nulle part cette solution ; mieux il élude complètement la question, se contentant de renvoyer à l'étude du système des hôpitaux, dans laquelle " le conseil général trouvera les éléments qui lui permettront d'apprécier les avantages et les inconvénients de la gestion directe de la désinfection par les services départementaux " 1390 . Ce sont là autant de manifestations d'un refus de la gestion directe alors que le décret de juillet 1906 allait dans ce sens. Il faut dire que l'expérience départementale en la matière ne plaidait pas vraiment en faveur d'une telle formule ; comme le rappelle un conseiller général, l'étuve acquise en 1896, " ne sert à rien " 1391 .

Il reste alors les deux autres alternatives. Le système des hôpitaux reçoit les faveur du conseil d'hygiène départemental, le conseil général lui préfère celui des pharmaciens et l'entérine dans son vote du 22 août 1907 1392 .

Envisager de confier la désinfection aux pharmaciens n'est pas une nouveauté dans le département de l'Isère. En témoignent l'expérience Déchosal tentée en 1901 ou le projet avorté du conseil d'hygiène d'utiliser, en attendant le décret de 1906, le crédit de 10 000 francs voté en 1904 à l'acquisition d'appareils au formol que l'on confierait ensuite à un ou deux pharmaciens 1393 . Les ententes passées entre le département de l'Aude et le syndicat des pharmaciens de la région 1394 redonnent à ce type d'organisation un nouvel intérêt. Dans le système proposé par le conseil d'hygiène départemental 1395 , chaque pharmacien adhérant au syndicat serait nommé chef de poste et ferait faire les désinfections par l'un de ses employés. Il achèterait lui-même le matériel nécessaire mais il recevrait une indemnité de 12 francs par désinfection à laquelle s'ajoutent une somme de 5 centimes par mètre cube désinfecté, un supplément de 3 francs pour les pièces désinfectées en dehors de celle occupée par le malade et les frais de transport.

Le conseil d'hygiène voyait dans cette solution quelques avantages, comme le nombre élevé des postes sanitaires, évalué à 120, ou encore l'intérêt des pharmaciens à pratiquer le plus possible de désinfections puisqu'ils étaient payés à l'opération 1396 . Mais l'assemblée se posait néanmoins la question de l'aptitude professionnelle et de la motivation de leurs aides, les véritables désinfecteurs. Le conseil général balaya ces objections et adopta cette organisation 1397 , jusqu'à ce que la DAHP s'en mêle et la repousse formellement, au motif qu'elle entrait en complète contradiction avec les termes du décret de juillet 1906. Les chefs de poste, explique en effet Léon Mirman, doivent donner le maximum de leur temps au service de la désinfection, ce qui est incompatible avec l'exigence de la présence constante du pharmacien à son officine. De plus, il existe un risque d'interférences entre l'obligation de la désinfection et les intérêts de la clientèle. Bref, " les missions des chefs de poste comportent des garanties de discrétion, de responsabilité, d'ordre administratif qui doivent relever exclusivement de l'autorité publique " 1398 .

Le préfet se replie alors sur la solution hospitalière 1399 . Le sacrifice n'est pas très grand car le département sort toujours gagnant de la nouvelle organisation. Il évite les frais d'équipement des 19 postes de désinfection, les appareils étant fournis par les hôpitaux, pour n'assumer que les dépenses de fonctionnement évaluées à 40 000 francs 1400 . De plus, en se reposant sur les équipes hospitalières, le département dispose d'un personnel déjà formé et rompu aux techniques de désinfection.

On est pourtant encore loin des termes du décret de juillet 1906, comme en témoigne la situation des chefs de poste. Le règlement élaboré par le préfet 1401 prévoit bien que les responsables des postes sont nommés par le préfet après avis du délégué de la commission sanitaire concernée, mais il ajoute aussi leur présentation préalable par les commissions administratives des hôpitaux. De plus, les chefs de poste sont directement rétribués par les hôpitaux, le département remboursant ensuite, chaque trimestre, le montant des indemnités 1402 . Dans ces conditions, les chefs de poste sont-ils réellement placés sous la responsabilité de l'inspecteur départemental et des représentants des commissions sanitaires ou plutôt sous celle des administrations hospitalières ? La DAHP ne s'y trompe pas : l'organisation proposée " serait de nature à enlever aux délégués des commissions sanitaires et aux chefs de poste les garanties d'indépendance et de responsabilité que prévoit expressément le décret de 1906 et à créer, par la dualité de direction et d'attributions, une source de retard et de difficultés non compensées, semble-t-il par des économies bien appréciables " 1403 . Et de rejeter une seconde fois le projet isérois. Cette fois, il ne reste pas d'autres alternatives que celle de la gestion directe.

Notes
1384.

ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'exercice 1906. Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907.

1385.

Ibid et ADI, PER 56/103 : CG/PVD, séances des 22 et 23 août 1907.

1386.

ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'année 1906. Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907. Une reproduction de l'étuve Berlioz se trouve en annexe n°28.

1387.

Le formo-chlorol est une solution aqueuse d'aldéhyde formique dans laquelle a été dissout du chlorure de calcium. L'aldéol, mis au point en 1905 par le docteur Berlioz, l'ancien directeur du bureau d'hygiène de Grenoble, est un mélange liquide de formol et d'aldéhyde acétique. Les deux procédés ont l'avantage d'éviter la polymérisation de l'aldéhyde formique (formol à l'état gazeux) et par là, la perte de ses propriétés bactéricides. André-Justin MARTIN, " Application de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique. Rapport sur la pratique de la désinfection ", Recueil des travaux du CCHPF, Tome 34, 1904, pp. 425-429 et AMG, 390 W 349 : Application de la loi du 15 février 1902 sur la désinfection. Lois et décrets. Désinfection par trempage. Désinfection en surface. Désinfection en profondeur. désinfection des livres. Nous pensons qu'il s'agit d'une brochure éditée par la Société de désinfection économique (Paris).

1388.

ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'année 1906. Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907.

1389.

Ibid.

1390.

Ibid.

1391.

ADI, PER 56-109 : CG/ PVD, séance du 17 septembre 1910.

1392.

ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'année 1906. Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907 et CG/PVD, séance du 22 août 1907.

1393.

ADI, PER 56-99 : CG/IDAHP pour l'année 1904.

1394.

ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'année 1906. Rapport du docteur Girard sur l'organisation du service départemental de la désinfection approuvé par le conseil d'hygiène départemental le 7 juin 1907 et CG/PVD, séance du 22 août 1907.

1395.

Ibid.

1396.

Ibid. Nous n'avons aucun élément qui permette d'expliquer l'intérêt des pharmaciens à exercer des responsabilités dans le service de désinfection. On peut toutefois imaginer que leur participation s'intègre dans une stratégie de revalorisation de leur profession. Viviane Thévenin montre en effet que la pharmacie du premier tiers de la Troisième République traverse une crise liée à la détérioration de son prestige. A partir des années 1890, les pharmaciens vont donc se servir du pastorisme pour tenter d'élaborer une redéfinition de leur rôle dans la société. Deux axes sont alors privilégiés : obtenir le relèvement du niveau général de leur formation et instaurer une sorte de monopole sur les analyses de laboratoire. Viviane THEVENIN, " L'école et l'officine ", in Claire SALOMON-BAYET (dir.),op. cit., pp. 185-214.

1397.

ADI, PER 56/103 : CG/PVD, séance du 22 août 1907.

1398.

ADI, PER 56-104 : CG/RP, avril 1908. Lettre de la DAHP au préfet de l'Isère, 11 octobre 1907.

1399.

ADI, PER 56-104 : CG/RP, avril 1908.

1400.

Ibid. et ADI, PER 56/103 : CG/RP, août 1907.

1401.

ADI, PER 56-104 : CG/RP, avril 1908. Projet de règlement du service départemental de la désinfection.

1402.

Ibid, articles 3 et 7. Il en est ainsi de l'ensemble des dépenses occasionnées par les désinfections.

1403.

ADI, PER 56-104 : CG/PVD, séance du 29 avril 1908. Dépêche de la DAHP au préfet de l'Isère, 28 avril 1908. Il faut néanmoins noter que Léon Mirman avait donné le 18 octobre 1907 son accord de principe au système des hôpitaux. Gageons qu'il n'a pas eu entre les mains l'ensemble du projet isérois.