1. L'évolution générale des dépenses publiques

Durant le XIXe siècle, l'intensification et la diversification de l'action étatique 1466 ont eu des répercussions notables sur l'évolution des dépenses publiques, qui augmentent tant en valeur absolue que relative 1467 . Toutefois, l'Etat central n'assume pas seul la totalité des charges et en reporte une partie non négligeable sur les collectivités territoriales. En 1872, celles-ci supportent ainsi 25,5 % des dépenses publiques tandis que la part de l'Etat central s'élève à 74,1 %. En 1914, les proportions passent respectivement à 30 % et 70 % 1468 , ce mouvement étant dû en partie aux nouvelles charges que l'Etat impose aux collectivités locales 1469 .

Les budgets primitifs ordinaires de l'Isère reflètent ces processus. Entre 1870 et 1914, les dépenses départementales sont multipliées par trois, passant de 1,6 millions de francs à 5,1 millions. Celles de la ville de Grenoble passent de 906 530 francs à 4,14 millions, soit une multiplication par 4,6. Il en est de même pour la ville de Vienne, dont les dépenses progressent de 180 579 francs en 1870 à 824 048 francs en 1914. Compte-tenu des rapports différents que ces collectivités entretiennent avec l'Etat central et la société civile, ainsi que de leurs caractéristiques propres, leurs dépenses évoluent à des rythmes différents.

Graphique n° 1 : Evolution des dépenses primitives ordinaires du département de l'Isère (1870-1914)
Graphique n° 1 : Evolution des dépenses primitives ordinaires du département de l'Isère (1870-1914)

Sources : ADI, 3 N 19/7 à 19/17 : Budgets départementaux des recettes et des dépenses, 1870-1914.

Les charges du département connaissent deux périodes de croissance significatives. Entre 1870 et 1882, les dépenses progressent de 70,6 % et passent de 1,56 millions de francs à 2,67 millions. L'augmentation des années 1901-1914 est encore plus importante puisque les dépenses croissent de 82,1 % : elles franchissent alors le cap des trois millions de francs en 1904, celui des quatre millions sept ans plus tard et s'élèvent à 5,1 millions à la veille de la guerre. Entre ces deux phases, la tendance est à la stagnation avec une alternance de fluctuations à la hausse et à la baisse.

Graphique n° 2 : Evolution des dépenses primitives ordinaires de la ville de Grenoble (1870-1914)
Graphique n° 2 : Evolution des dépenses primitives ordinaires de la ville de Grenoble (1870-1914)

Sources : AMG, Budgets de la ville de Grenoble, 1870-1914.

L'évolution des dépenses de la ville de Grenoble apparaît beaucoup plus régulière mais cinq périodes peuvent être distinguées. La première s'étale de 1870 à 1881 et correspond à une phase politiquement troublée, marquée par des conflits entre le préfet conservateur et le conseil municipal républicain, jusqu'à sa dissolution en 1874 et à l'imposition d'une municipalité conservatrice 1470 . La courbe ne témoigne que très modérément de ces évènements : les dépenses augmentent régulièrement à un rythme moyen annuel de 3,9 %. La seconde période, qui commence avec le léger décrochage de 1882 et va jusqu'en 1889, coïncide avec le mandat municipal d'un républicain plus affirmé, Edouard Rey 1471 . Elle reflète dans une certaine mesure l'activisme de sa politique, même si le taux moyen de croissance annuel - 3,3 % - est moins élevé que celui des années précédentes. Après la baisse de 1890, qui n'empêche pas la création du bureau d'hygiène, et la stagnation des années 1891-1892, la croissance reprend sous le mandat du républicain modéré Gaché, mais à un rythme moins soutenu - 2,8 % par an -, et le passage à une municipalité radicale en 1896 ne se répercute pas au niveau des dépenses. Celles-ci enregistrent une forte accélération entre 1901 et 1907 : le cap des trois millions de francs est alors franchi et les dépenses progressent en moyenne de 5,1 % par an. Lorsque la municipalité échoit aux mains de la droite républicaine à partir de 1908, la croissance des dépenses se ralentit et son rythme moyen annuel revient au niveau des années 1893-1900 (2,8 %).

Graphique n° 3 : Evolution des dépenses primitives ordinaires de la ville de Vienne (1870-1914)
Graphique n° 3 : Evolution des dépenses primitives ordinaires de la ville de Vienne (1870-1914)

Sources : ACV, 2 L 3 : Budgets ou états des recettes et des dépenses de la ville de Vienne, 1870-1914.

Le budget de la ville de Vienne pourrait présenter un visage presque similaire, (alternance de phases de croissance soutenue et ralentie), si le gonflement spectaculaire des dépenses entre 1882 et 1885 ne venait semer le trouble. Celui-ci se produit après une période de forte croissance, pendant laquelle les dépenses sont presque multipliées par deux et progressent par à coup au rythme moyen de 6,5 % par an. Puis, en une seule année, de 1881 à 1882, les dépenses augmentent brusquement de 295 % et passent de 345 898 à 1,37 million de francs ! Ce phénomène s'explique en fait par le programme de constructions scolaires engagé par la municipalité opportuniste et qui a nécessité une mise de fonds de 1 million de francs 1472 . D'ailleurs, à partir de 1886, les dépenses retrouvent leur niveau antérieur ; elles entrent alors dans une période de stagnation qui est assumée par la municipalité radicale 1473 jusqu'en 1899. Une nouvelle phase s'engage à partir de 1900 : les dépenses augmentent alors de 67 % et poursuivent régulièrement leur ascension alors que la ville passe aux mains des républicains modérés en 1904 puis des socialistes à partir de 1906 1474 .

La structure des budgets ordinaires de l'Isère reflète, à des degrés divers, les principaux secteurs d'intervention des départements et des municipalités de la Troisième République : la voirie, l'assistance et l'instruction publique 1475 . Dans le budget départemental, les travaux publics (routes départementales, chemins vicinaux, chemins de fer d'intérêt local, tramways) et l'assistance représentent à eux seuls 77,6 % des dépenses ordinaires en 1870 et 83,2 % en 1914. Mais, tandis que les crédits affectés au réseau de transport connaissent des variations tout au long de la période 1476 , ceux de l'assistance publique augmentent au fur et à mesure de l'application des grandes lois sociales républicaines dans le département 1477 . Ils passent ainsi de 205 568 francs en 1870 à 2,96 millions en 1914. A cette date, l'assistance publique représente 57,5 % des dépenses ordinaires en 1914 contre 13,1 % en 1870 tandis que la part des travaux publics régresse de 64,5 % à 25,8 %.

A Grenoble, il faut accorder une place toute particulière à l'éclairage public, invariable premier poste de dépenses entre 1870 et 1914. Les crédits affectés à ce secteur passent en effet de 235 000 à 1,44 millions de francs tandis que son poids au sein des dépenses ordinaires s'élève de 25,9 % à 34,9 %. L'importance budgétaire de l'éclairage public s'explique en partie par le mode d'exploitation choisi : le gaz fonctionne en régie directe depuis 1866 et le même système est appliqué à l'électricité en 1904 1478 . Second poste budgétaire, l'instruction publique prend son essor à partir de 1880 avec la législation scolaire républicaine. A cette date, elle représente 24,5 % des dépenses ; puis son poids diminue à partir de 1890 et atteint 16,5 % en 1914. Oscillant entre 10 et 12 % des dépenses ordinaires, la voirie vient en troisième position jusqu'en 1905. Elle est ensuite dépassée par l'assistance, dont les crédits ne cessent de croître depuis 1880. Ces derniers passent en effet de 91 495 francs en 1880 à 507 876 francs en 1914 ; à cette date l'assistance publique représente 12,3 % des dépenses ordinaires.

Enfin, les dépenses de la ville de Vienne sont dominées dès 1872 par celles de l'instruction publique, dont l'importance n'est pas démentie jusqu'en 1914. Les crédits consacrés à ce secteur sont multipliés par 5,8, passant de 62 940 francs à 362 930 francs. Leur poids au sein des dépenses ordinaires s'élève de 32,1 % en 1872 à 44 % en 1914. Viennent ensuite les dépenses de voirie, dont la seconde place se confirme tout au long de la période. Elles progressent tout au long de la période mais beaucoup moins fortement que celles de l'instruction publique (multiplication par 2,8). Par ailleurs, le poids des crédits affectés à la voirie accuse une nette diminution : de 25,6 % en 1872 à 16,9 % en 1914. Enfin, la troisième position est invariablement occupée par les dépenses générales d'administration, qui passent de 27 753 francs en 1872 à 109 241 francs en 1914.

Notes
1466.

En particulier sous la Troisième République et dans le champ économique social. François BURDEAU, Histoire de l'administration française...,op. cit., p. 109. L'auteur souligne néanmoins que le libéral-étatisme fut une constante du XIXe siècle, plus ou moins marquée suivant les régimes politiques.

1467.

André GUESLIN, L'Etat, l'économie..., op. cit.,p. 7. L'auteur s'appuie sur deux études majeures de l'histoire quantitative de l'Etat à travers les finances publiques : Louis FONTVIEILLE, " Evolution et croissance de l'Etat français de 1815 à 1969 ", Economies et Sociétés, Cahiers de l'ISEA, série AF, n° 13, 1976 et Christine ANDRE, Robert DELORME, L'Etat et l'Economie, un essai d'explication de l'évolution des dépenses publiques en France 1870-1980, Paris, Seuil, 1983.

1468.

D'après le tableau de la structure des dépenses publiques entre 1872 et 1980 réalisé par Christine André et Robert Delorme, reproduit par André GUESLIN, L'Etat, l'économie..., op. cit., p. 14.

1469.

En particulier dans les domaines de l'instruction et de l'assistance publiques. François BURDEAU, Histoire de l'administration française..., op. cit., pp. 223-224. Il faut également tenir compte de l'influence des guerres et de celle de 1870 en particulier. La fin de chaque conflit se traduit en effet par une réaffirmation du poids de l'Etat central dans les dépenses publiques au détriment des collectivités locales, qui reprennent ensuite de l'importance à moyen terme. André GUESLIN, L'Etat, l'économie..., op. cit., p. 14.

1470.

Pierre BARRAL, op. cit., p. 472. Les républicains reviennent au pouvoir en 1876, avec le républicain modéré Gaché.

1471.

Ibid. Edouard Rey est maire de Grenoble de 1881 à 1888, mais les budgets primitifs sont votés à l'automne pour l'année suivante. Jean-Paul BRUNET, op. cit., p. 19.

1472.

ACV, 2 L 3 : Budget de la ville de Vienne, 1882. On s'explique difficilement la présence de ce crédit au sein des dépenses ordinaires, les dépenses d'équipements scolaires relevant plutôt du budget extraordinaire. Patricia Marianne THIVEND, op. cit., p. 56.

1473.

Les radicaux s'installent à la tête de la municipalité viennoise en 1889. Pierre BARRAL, op. cit., p. 529.

1474.

Ibid., p. 530.

1475.

François BURDEAU, Histoire de l'administration française..., op. cit., p. 243 et 246-247. L'importance des dépenses de voirie et d'assistance a été mise en valeur par Jean-Paul BRUNET (op. cit., pp. 35-54 et 89-94) pour Saint-Denis et par Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Pierre-Yves SAUNIER (op. cit., pp. 42-43) dans six villes du Sud-Est de la France. Pour des études spécifiques sur les budgets urbains de l'assistance, voir Gilles POLLET, " Les budgets municipaux et les dépenses d'assistance à Lyon (1880-1914). Eclairage sur le modèle républicain de protection sociale ", Un siècle d'assistance républicaine. Table-ronde du centenaire de la loi du 15 juillet 1893 instituant l'assistance médicale gratuite, Grenoble, 14-15 décembre 1993, pp. 6-13 et Yannick MAREC, " République et finances municipales : les budgets sociaux rouennais au XIXe siècle (1881-1913) ", in André GUESLIN, Pierre GUILLAUME (dir.), De la charité médiévale à la Sécurité Sociale, Paris, Editions ouvrières, 1992, pp. 161-166. Sur le poids des dépenses de l'instruction publique à Lyon, Patricia Marianne THIVEND, op. cit., pp. 51-53.

1476.

Les crédits moyens consacrés aux travaux publics s'élèvent à 1,1 millions de francs pour les années 1870-1879, 1,46 millions en 1880-1889, 1,13 millions en 1890-1900 et 1,4 millions en 1901-1914.

1477.

Soit les lois de 1893 sur l'assistance médicale gratuite, de 1905 sur l'assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables et de 1913 sur l'assistance aux femmes en couches.

1478.

Pour un historique de la politique municipale vis-à-vis de la fourniture de gaz et d'électricité, voir Henri CAPITANT, " L'exploitation municipale des services de distribution de l'eau, du gaz et de l'énergie électrique à Grenoble ", in Grenoble et sa région. 1900-1925, Grenoble, Imp. Allier, 1925, pp. 316-338.