Face aux imposantes masses budgétaires que représentent la voirie, l'éclairage dans le cas grenoblois, l'assistance et l'instruction publique, les dépenses d'hygiène ne supportent pas vraiment la comparaison. Les premières se comptent en centaines de milliers, voire en millions de francs, tandis que les secondes oscillent entre les milliers et les dizaines de milliers de francs. Quelle que soit la collectivité considérée, la part de l'hygiène dans le total des dépenses ordinaires frise toujours la quantité négligeable. Elle s'élève pour le département à 0,2 % en 1870 et à 1,6 % en 1914. On retrouve des pourcentages du même ordre au niveau municipal : à Grenoble, l'hygiène publique représente 0,4 % des dépenses en 1870 et 0,9 % en 1914 ; la proportion passe à Vienne de 0,04 % en 1894, date à laquelle on repère la première dépense d'hygiène, à 1% en 1914.
C'est pourtant en termes de progression qu'il faut apprécier ces données. Les multiplications de la part de l'hygiène publique dans l'ensemble des dépenses ordinaires, par 8 pour le département, par 25 pour Vienne et par 3 pour Grenoble, reflètent de fortes augmentations des crédits sanitaires. Le phénomène est d'autant plus important que les progressions en valeur absolue ont su se traduire globalement en termes relatifs, par delà même le jeu mécanique de croissance et de réduction lié à l'ajout de nouvelles charges ou à l'accroissement de plus anciennes 1479 .
Entre 1870 et 1914, les dépenses d'hygiène départementales passent de 2 700 francs à 83 500 francs. Cette croissance n'est cependant pas linéaire, comme l'atteste le graphique ci-après.
Sources : ADI, 3 N 19/7 à 3 N 19/17 : Budgets départementaux et comptes administratifs, 1870-1914.
Les dépenses départementales d'hygiène progressent par palier, chacun correspondant à une réorganisation du dispositif sanitaire. La première a lieu en 1879 et concerne le service de la vaccination : l'extension de la gratuité des opérations à l'ensemble de la population et surtout la réforme du système de rémunération des vaccinateurs entraînent une multiplication par trois des dépenses sanitaires, qui passent de 4 100 francs en 1878 à 12 400 francs l'année suivante 1480 . Celles-ci connaissent douze ans plus tard une nouvelle augmentation, que l'on doit encore une fois au poste de la vaccination. L'obligation de revacciner les enfants des écoles et son corollaire, un supplément d'indemnité pour les vaccinateurs 1481 , ainsi que la réorganisation du service de production du vaccin, nécessitèrent un crédit supplémentaire de 5 600 francs. Le troisième palier de 1897 correspond à l'apparition de deux nouveaux postes de dépenses : la désinfection (2 000 francs) et l'octroi d'une subvention de 1 500 francs à l'Institut vaccinogène pour la fourniture du sérum antidiphtérique. L'application de la loi du 15 février 1902 marque une nette progression des dépenses sanitaires, qui s'accélère dans les années suivantes. Entre 1904 et 1905 1482 , le budget de l'hygiène publique est multiplié par deux : il passe de 21 100 à 44 230 francs. L'effort financier consenti pour la mise en oeuvre du texte législatif est ainsi largement supérieur à celui nécessité par toutes les initiatives antérieures. Il se poursuit dans des proportions quasi-équivalentes en 1908 avec la réorganisation du service de la désinfection : les dépenses sanitaires atteignent alors 79 080 francs. Un dernier sursaut, qui correspond à des ajustements de dépenses dans tous les postes, est enfin repérable en 1911.
Entre ces différents paliers de progression, les dépenses départementales d'hygiène stagnent : les crédits sont systématiquement reconduits, et cela, quel que soit le montant de la dépense réellement engagée. Si les écarts semblent peu significatifs jusqu'en 1904, en raison de la modicité des sommes sur lesquelles ils portent 1483 , ils prennent davantage d'importance au cours des années suivantes. Entre 1905 et 1914, un tiers des crédits n'est pas utilisé ; convertie en valeur absolue, cette proportion peut représenter d'importantes sommes. Ainsi, en 1907, alors que les institutions sanitaires nées de la loi de 1902 fonctionnent depuis trois ans, l'écart entre les dépenses prévisionnelles et les dépenses réelles s'élève à 12 661 francs en faveur des premières. En 1911, trois ans après la réorganisation du service de la désinfection, l'excédent atteint 32 440 francs, puis il s'abaisse à 17 160 francs à la veille de la guerre.
Ces décalages sont essentiellement imputables à la désinfection. Ainsi, en 1907, 89,9 % des crédits affectés à ce poste, soit 8 990 francs, ne sont pas utilisés. Il est vrai que le service n'est pas encore véritablement organisé et qu'il ne représente que 22,6 % du budget sanitaire prévisionnel. En revanche, en 1911, alors que la part de la désinfection a doublé, l'excédent atteint 23 444 francs, soit 58,6 % des crédits votés 1484 .
Les écarts entre les dépenses prévisionnelles et les dépenses réelles peuvent être interprétés de deux manières différentes. La première n'est pas en faveur des autorités départementales car elle suppose que les services sanitaires, et en particulier celui de la désinfection, ne produisent pas leur plein effet. L'examen de la structure des dépenses du service de la désinfection tendrait à confirmer cette hypothèse. Les écarts les plus importants portent en effet sur l'achat de produits désinfectants ainsi que sur la rémunération des agents du service 1485 , signes que les désinfections effectuées se situent en-deçà des prévisions. Mais dans ce cas, ne faudrait-il pas réduire les crédits alloués à ce service ? La question est tentante mais elle n'est jamais posée au sein du conseil général. Au contraire, celui-ci reconduit systématiquement les crédits affectés à la protection de la santé publique. Peut-être se montre-t-il sensible aux mises en garde répétées de l'inspecteur départemental, pour qui toute restriction budgétaire en ce domaine relèverait de l'imprudence 1486 .
Tout comme les dépenses sanitaires départementales, celles de la ville de Grenoble connaissent une forte augmentation, puisqu'elles passent de 4 050 francs en 1870 à 37 836 francs en 1914. Leur progression s'effectue également par palier, mais de façon beaucoup moins affirmée.
Sources : AMG, Budgets de la ville de Grenoble, 1870-1914.
Sur le plan strictement financier, les seize premières années de la Troisième République n'apparaissent pas comme une période particulièrement favorable à l'hygiène. Elles s'ouvrent en effet sur une diminution des crédits sanitaires en 1872, liée à la disparition de l'emploi d'inspecteur de la salubrité 1488 . Le budget de l'hygiène publique se trouve alors réduit à sa plus simple expression et se compose des indemnités traditionnellement accordées au médecin-vaccinateur, au médecin chargé de la visite sanitaire des prostituées 1489 ainsi qu'au secrétaire de la commission des logements insalubres. La légère remontée que l'on peut observer à partir de 1880 ne comble qu'imparfaitement le vide laissé par la suppression du poste d'inspecteur de la salubrité. Pourtant, les initiatives prises au cours des années 1880, et notamment la création d'inspections médicales pour les enfants, ouvrent la voie à une entreprise plus vaste d'organisation de nouvelles structures sanitaires, dont l'impact financier est notable. La création du laboratoire d'analyses (1887) suivie par celle du bureau d'hygiène (1889), l'octroi de subventions à l'hôpital pour le service de la désinfection (1892) et à l'institut vaccinogène et sérothérapique (1895 et 1897), entraînent une multiplication par quatre des dépenses, qui passent de 3 500 francs en 1886 à 15 000 francs en 1897. S'ensuit alors une période de stagnation, que vient troubler en 1904 une hausse des dépenses liée à la réorganisation du bureau d'hygiène.
Il faut attendre l'année 1908 pour entrer dans une nouvelle phase de croissance. Le mouvement commence avec la réforme du laboratoire d'analyses 1490 , en application de la loi de 1905 sur la répression des fraudes dans la vente de marchandises alimentaires. Il se poursuit au cours des trois années suivantes avec la réorganisation du bureau d'hygiène (1909-1910) et du service de la désinfection (1909-1912), en application de la loi de 1902. Entre 1907 et 1912, les dépenses d'hygiène ont ainsi augmenté de 109,2 %, passant de 18 360 francs à 38 411 francs. La légère baisse que l'on observe à la veille du premier conflit mondial ne remet pas en cause l'édifice né de la loi de 1902 puisqu'elle est imputable à la réduction de la subvention allouée à l'institut sérothérapique.
C'est également à la législation sanitaire que l'on doit la forte progression des dépenses d'hygiène viennoises, comme l'atteste le graphique ci-après.
Sources : ACV, 2 L 3 : Budgets ou états des recettes et des dépenses de la ville de Vienne, 1894-1914.
Le graphique fait clairement apparaître deux périodes distinctes dans l'évolution des dépenses sanitaires viennoises. La première commence en 1894 avec l'apparition d'une subvention de 150 francs au bureau d'hygiène de Lyon pour la fourniture du vaccin antivariolique à la commune. Elle se poursuit jusqu'en 1905 avec cet unique crédit. La seconde phase correspond à la mise en oeuvre de la loi de 1902 dans la commune et ses effets sont nettement visibles : entre 1905 et 1907, les dépenses d'hygiène ont été multipliées par 25. Il ne s'agit toutefois que d'un début car, en 1907, le bureau d'hygiène n'est pas encore véritablement constitué : les crédits inscrits au budget pour cette année-là ne reflètent donc que l'organisation décidée par la municipalité, avant que la DAHP ne la rejette 1491 . Le service commence à fonctionner à partir de 1908 1492 et son budget augmente jusqu'en 1911 avec l'apparition de nouveaux postes de dépenses 1493 . Les crédits sanitaires se stabilisent alors autour de 8 000 francs et la baisse de l'année 1913, due à une réduction du contingent communal aux dépenses départementales de santé publique, est en partie comblée l'année suivante.
Le décollage des dépenses viennoises au moment de la mise en oeuvre de la législation sanitaire ne doit pas pourtant pas faire oublier les initiatives des municipalités précédentes. Si leurs interventions n'apparaissent pas dans les documents budgétaires, d'autres sources attestent de leur présence. Ainsi, une série d'affiches publiées entre 1885 et 1889 indiquent que des séances de vaccination, hebdomadaires et gratuites, sont organisées par la municipalité à certaines époques de l'année 1494 . Nul doute que celles-ci se perpétuent par la suite, par l'intermédiaire du bureau de bienfaisance ou de la mutualité maternelle 1495 . La surveillance médicale des écoliers et des prostituées a été également organisée 1496 . Enfin, il semble que la ville ait eu recours de manière périodique à des pharmaciens pour pratiquer la désinfection 1497 .
L'évolution des dépenses sanitaires du département et des communes de Vienne et de Grenoble révèle ainsi le fort impact financier de la mise en oeuvre de la loi de 1902. La réorganisation du dispositif départemental de santé s'est traduite par un doublement des dépenses, tandis que l'installation du service de la désinfection a entraîné une augmentation de 78,8 %. Si les données budgétaires viennoises ne reflètent pas toutes les initiatives antérieures, la progression des dépenses d'hygiène n'en est pas moins spectaculaire. A Grenoble, les ruptures sont moins brutales en raison des restructurations des services effectuées au cours des années précédentes. Avec la réorganisation du bureau d'hygiène en 1909, les dépenses ont augmenté de 44 % ; la croissance s'est ensuite poursuivie par petites touches, avec la réforme du service de la désinfection. Au regard des crédits antérieurs, l'application de la loi a donc demandé un effort financier conséquent aux collectivités locales. Toutefois, celles-ci ne supportent pas entièrement le poids des dépenses sanitaires.
Le décalage entre la croissance absolue des dépenses et leur croissance relative est particulièrement bien illustré par l'évolution du budget de la police municipale grenobloise. Entre 1880 et 1915, celui-ci passe de 62 000 francs à 178 000 francs mais sa part dans les dépenses ordinaires globales reste stable, de 4,8 % à 4,5 %. Marie VOGEL, op. cit., pp. 99-101.
Il nous faut néanmoins préciser qu'entre 1879 et 1894, les dépenses de vaccination, qui représentent en moyenne 94,1 % du budget de l'hygiène, ne sont qu'une estimation. En effet, les budgets départementaux comme les comptes administratifs ne dissocient pas les crédits affectés à la vaccination de ceux consacrés à la médecine gratuite, dont le montant global ne varie pas. Il faut attendre 1895, date de l'application de la loi relative à l'assistance médicale gratuite dans l'Isère, pour que les dépenses de vaccination soient distinguées ; elles s'élèvent alors à 16 650 francs.
Notre estimation se fonde sur les prévisions budgétaires du préfet, qui évaluait les dépenses vaccinales entraînées par la réforme de 1879 à 11 268 francs. (ADI, PER 56-45 : CG/RP, avril 1879). Nous avons arbitrairement arrondi cette somme à 11 000 francs, en tenant compte de la diminution du poste vaccination/médecine gratuite entre les propositions du préfet (25 656 francs) et la somme inscrite au budget de 1881 (25 200 francs). Pour évaluer les dépenses de vaccination à partir de 1891, année de réforme du service, nous avons simplement repris les crédits inscrits au budget de 1895 (16 650 francs), puisqu'aucune autre augmentation des dépenses n'est intervenue entre ces deux dates.
Si de telles estimations étaient possibles pour les dépenses prévisionnelles, il n'en était pas de même pour les dépenses réelles, ce qui explique la rupture de la seconde courbe entre 1879 et 1894.
L'indemnité des médecins vaccinateurs avait été relevée d'un centime par habitant de leur circonscription. ADI, PER 56-68, CG/RP, avril 1890 et CG/PVD, séance du 15 avril 1890.
Les crédits résultant de l'application de la loi de 1902 apparaissent en fait au budget supplémentaire de l'année 1904. S'ils ne sont visibles dans notre courbe qu'à partir de 1905, c'est parce que nous ne nous sommes intéressés qu'aux budgets primitifs. Cette façon de procéder explique également que les dépenses constatées au compte de 1904 soient supérieures aux dépenses prévisionnelles.
Le décalage entre les dépenses prévisionnelles et les dépenses réelles est imputable aux conseils d'hygiène, à la médecine des épidémies ainsi qu'à la désinfection. Ces trois postes représentent, entre 1870 et 1904, 9,7 % du budget de l'hygiène publique pour une dépense prévisionnelle moyenne de 1 233 francs.
L'écart se réduit sensiblement en 1914 : 17,7 % des crédits de la désinfection ne sont pas utilisés.
ADI, PER 56-105 : CG/RP, août 1908 et " Dépenses résultant de l'application de la loi du 15 février 1902 sur la santé publique ", Recueil des travaux du CCHPF, Tomes 40 à 42, 1910 à 1912. Ces deux sources sont les seules qui nous permettent de connaître la structure des dépenses de chaque poste d'hygiène publique. Celles-ci n'apparaissent en effet ni dans les budgets, ni dans les comptes administratifs.
" Un service qui a pour principal objectif de prévoir et de combattre les épidémies doit être laissé en possession de disponibilités financières assez importantes pour faire face, le cas échéant, à la brusque invasion d'une maladie contagieuse ". ADI, PER 56-115 : CG/IDAHP pour l'année 1912. L'inspecteur départemental avait développé une argumentation similaire dans son rapport de l'année précédente.
Dans le cas grenoblois, la confrontation des dépenses prévisionnelles avec les dépenses réelles ne révèle pas d'écarts si significatifs qu'ils méritent d'être relevés. Les dépenses d'hygiène sont en effet constituées majoritairement par les traitements et indemnités fixes du personnel des services sanitaires.
Cf. supra, chapitre I, p. 54.
Soit depuis 1833 pour le médecin vaccinateur de la ville de Grenoble. Il nous est difficile en revanche de dater avec exactitude la mise en place du dispensaire antivénérien. Celui de Bordeaux se structure en 1858, en même temps que la police des moeurs. Pierre GUILLAUME, " La municipalité bordelaise et "l'enfermement" des vénériens (XIXe-XXe siècles) ", in Jacques-Guy PETIT, Yannick MAREC (dir.), op. cit., p. 110.
Dont nous traiterons au cours de la partie suivante, la réorganisation du laboratoire étant intimement liée au mouvement de professionnalisation de l'hygiène.
Cf., supra, chapitre III, p. 288. La somme de 3 800 francs inscrite au budget de 1907 se décompose ainsi : 800 francs d'indemnité pour le directeur, 1 440 francs pour le traitement du secrétaire, 560 francs de frais de bureau et 1 000 francs de frais de première installation. ACV, 16 K 3/2 : Arrêté du 28 mai 1907 relatif à la création d'un bureau d'hygiène municipal.
Le directeur et le secrétaire entrent en fonction le 1er janvier 1908. ACV, 5 I 2/1 : Arrêtés de nomination du directeur et du secrétaire, 26 novembre et 26 décembre 1907.
Les dépenses de désinfection et le contingent communal aux dépenses départementales de santé publique.
ACV, 5 I 9/1 : Affiches relatives à l'organisation de séances de vaccination gratuite, 23 mars 1885, 29 avril 1886, 14 septembre 1888, 25 janvier 1889 et 25 mai 1889.
ACV, 1 D 29 : Conseil municipal de Vienne, séance du 28 avril 1907. Il est accordé aux médecins du bureau de bienfaisance une indemnité globale de 200 francs pour les vaccinations opérées dans les écoles communales. La vaccination est également pratiquée à la mutualité maternelle de Vienne à laquelle la municipalité alloue, depuis 1895, une subvention de 600 francs. (ACV, 2 L 3 et ANF, 820 279/13 : Note du bureau d'hygiène de Vienne sur le service de la vaccine gratuite, sans date). Sur l'oeuvre de la mutualité maternelle de Vienne, Amédée VIVIEN, " Oeuvre de la mutualité maternelle de l'Isère à Vienne, 1894-1904 ", Revue Philanthropique, Tome 16, 1904-1905, pp. 131-145.
Nous ne disposons d'aucune information sur l'inspection médicale des écoles, mais celle des filles publiques est assurée par les médecins du bureau de bienfaisance. ACV, 16 K 3/2 : Arrêté du 28 mai 1907 relatif à la création d'un bureau d'hygiène municipal.
En 1908, une somme de 459 francs est remboursée à un pharmacien viennois pour les désinfections opérées pour le compte de la ville. ACV, 1 D 29 : Conseil municipal de Vienne, séance du 19 septembre 1908.