B. Les dépenses sanitaires nettes : le poids des solidarités

Les dépenses sanitaires départementales et municipales ne sont pas des dépenses nettes. Il importe donc de tenir compte des recettes afin de mieux apprécier le coût de la santé publique pour les collectivités locales. Plutôt restreintes jusqu'à la loi de 1902, les recettes prennent de plus en plus d'importance par la suite, en raison du système de répartition des charges imposé par la législation entre les communes, le département et l'Etat, ainsi qu'en raison des taxes payées par les utilisateurs du service de la désinfection. C'est au niveau départemental que le phénomène est le plus visible.

Graphique n° 7 : Evolution de la répartition des charges sanitaires départementales (1897-1914)
Graphique n° 7 : Evolution de la répartition des charges sanitaires départementales (1897-1914)

Sources : ADI, 3 N 19/ 13 à 3 N 19/16 : Budgets départementaux des recettes et des dépenses, 1897-1914.

Jusqu'en 1897, le financement du dispositif de prévention sanitaire repose entièrement sur le département. A partir de cette date, les communes participent aux dépenses du service de la désinfection, toutefois leur contribution reste très modeste 1498 . Elle est encore plus limitée si l'on examine les comptes administratifs du département : aucune recette n'y figure entre 1897 et 1899 et elles atteignent 3 % des dépenses d'hygiène pour les années 1902-1903. Il faut attendre l'application de la loi de 1902 pour que la répartition des charges se modifie à partir de 1905. Le département n'assume alors plus que 45,2 % des dépenses, mais les crédits prélevés sur ses propres ressources restent quasi-identiques : 20 100 francs en 1904 et 19 977 francs l'année suivante. Le reste des dépenses de santé publique est d'abord supporté par les communes, dont la part passe de 4,7 % en 1904 à 30,1 % en 1905. Leur participation ne se limite plus seulement aux dépenses de désinfection ; elle englobe également celles des assemblées sanitaires, de la vaccination et de l'inspection départementale d'hygiène. Du coup, le contingent communal se trouve multiplié par 13,3 et s'élève de 1 000 francs à 13 335 francs. Mais la véritable nouveauté est la participation financière de l'Etat, qui devient permanente et couvre 17,9 % des dépenses de santé du département de l'Isère. Enfin, les 7 % restant sont couverts par les taxes de désinfection, à la charge des utilisateurs du service.

La réorganisation du service de la désinfection en 1908 et les nouvelles dépenses qui en découlent ne bouleversent pas la hiérarchie instaurée dans la répartition des charges. Toutefois les écarts entre les contributions des divers acteurs se resserrent grâce à un double mouvement. Le département, qui enregistre cette fois une progression de ses dépenses de 58,9 % 1499 , poursuit néanmoins son désengagement relatif dans le financement de la santé publique et sa part diminue à 39 %. En revanche, l'augmentation des recettes prévisionnelles liées aux taxes de désinfection de 3 000 à 10 000 francs fait presque doubler la part des usagers. Le poids de l'Etat et des communes, dont les charges croissent pourtant de 58,9 % et de 99,7 % 1500 , ne subit pas de modifications significatives. Les proportions ainsi fixées le restent jusqu'en 1914 et font des collectivités locales le pilier du financement du dispositif de la santé publique.

Les quelques données issues des comptes administratifs 1501 témoignent même de l'accentuation du phénomène. Les taxes de désinfection encaissées se situent bien en-deçà des recettes prévues : leur montant s'élève en moyenne à 513 francs pour les années 1908-1910 et à 4 195 francs pour les années suivantes. Du coup, la part des usagers dans les dépenses de santé publique se réduit singulièrement par rapport aux prévisions : elle n'est plus que de 1,2 % entre 1908 et 1910 et de 6,5 % entre 1911 et 1914. Si les informations relatives aux subventions de l'Etat et, par contre-coup, aux charges du département doivent être utilisées avec précaution en raison des modalités de versement, les données concernant le contingent communal semblent avoir davantage de fiabilité 1502 . La participation réelle des communes aux dépenses sanitaires est toujours supérieure d'une dizaine de points aux prévisions, comme si celles-ci subissaient directement le poids des décalages entre les crédits ouverts et les crédits arrêtés.

Les exemples grenoblois et viennois ne fournissent qu'une image limitée de ce que peut représenter la contribution communale aux dépenses de santé départementales. Dans ces cas en effet, la participation communale s'ajoute aux autres crédits sanitaires municipaux. De plus, l'obligation d'organiser un bureau d'hygiène et un service de désinfection entraîne en retour des subventions de l'Etat et du département, ainsi que l'encaissement de taxes de désinfection. L'ensemble de ces recettes a toutefois un impact plus limité que dans le cas du département. Les villes de Vienne et de Grenoble supportent logiquement davantage de charges puisque leurs services n'agissent que sur le territoire communal.

Graphique n° 8 : Evolution de la répartition des charges sanitaires à Grenoble (1887-1914)
Graphique n° 8 : Evolution de la répartition des charges sanitaires à Grenoble (1887-1914)

Sources : AMG, Budgets de la ville de Grenoble (1887-1914).

A Grenoble, Les recettes apparaissent à partir de 1887 et sont constituées par le produit des analyses payantes du laboratoire. Evaluées au départ à 1 000 francs, celles-ci couvrent jusqu'en 1893 la presque totalité des dépenses du laboratoire. Leur part dans les dépenses sanitaires globales a néanmoins tendance à diminuer mécaniquement au fur et à mesure de l'ouverture de nouveaux crédits et, en 1903, la ville assume 95 % des dépenses d'hygiène publique. Cette proportion diminue légèrement à partir de l'année suivante, en raison du relèvement des tarifs des analyses 1503 . Le laboratoire ne coûte alors théoriquement plus rien à la ville, ses recettes compensant intégralement ses dépenses.

On doit également au laboratoire la nouvelle répartition des charges que l'on observe à partir de 1908. Le 18 avril 1908, l'établissement reçoit l'agrément de l'Etat pour la répression des fraudes alimentaires et agricoles dans les départements de l'Isère et des Hautes-Alpes 1504 . Si cette habilitation entraîne de nouvelles dépenses pour la municipalité, celle-ci reçoit en compensation une importante subvention de l'Etat. Financièrement, cela ne change rien pour la ville. Les recettes prévisionnelles du laboratoire étant équivalentes aux dépenses, la commune continue de supporter uniquement les charges des autres services d'hygiène, soit 68,2 % des dépenses sanitaires totales.

Le véritable changement se produit entre 1909 et 1912, avec la mise en oeuvre de la loi de 1902. De nouvelles recettes apparaissent : elles comprennent le produit des taxes de la désinfection 1505 ainsi que les subventions du département et de l'Etat 1506 pour le fonctionnement du service de la désinfection et du bureau d'hygiène. En 1913, date à laquelle la répartition des charges se stabilise, la ville supporte un peu moins le poids des dépenses sanitaires (62,7 %), tandis que les parts des autres collectivités publiques (19 %) et des usagers (18,2 %) se rééquilibrent. Grâce aux recettes, l'effort financier consenti par la municipalité grenobloise pour appliquer la loi de 1902 s'est révélé moins conséquent que prévu : entre 1908 et 1913, les dépenses ont augmenté de 55 % au lieu de 68,5 %.

Il semble que les villes moyennes soient soumises à une pression budgétaire plus importante, comme en témoigne la répartition des charges à Vienne.

Graphique n° 9 : Evolution de la répartition des charges sanitaires à Vienne (1910-1914).
Graphique n° 9 : Evolution de la répartition des charges sanitaires à Vienne (1910-1914).

Sources : ACV, 2 L 3 : Budgets ou états des recettes et des dépenses de la ville de Vienne (1910-1914).

Les recettes d'hygiène de la ville de Vienne comprennent uniquement celles prévues par la loi de 1902. Le produit des taxes de désinfection couvre les dépenses sanitaires dans des proportions très infimes : 3,9 % en 1910, 1,2 % en 1911, 1,9 % en 1914. Cette réduction correspond à la diminution des recettes prévues pour ce poste en valeur absolue : évalué au départ à 300 francs, le produit des taxes de désinfection est abaissé à 100 francs l'année suivante puis remonte à 150 francs à la veille de la guerre. En fait, les prévisions budgétaires suivent le mouvement des recettes réellement encaissées au moment de la clôture de l'exercice 1507 . Il en est de même du contingent du département et de l'Etat. Inscrit pour une somme de 1 600 francs entre 1910 et 1912, celui-ci n'est plus que de 600 francs en 1913 1508 ; par conséquent, la couverture des dépenses par les subventions diminue : de 20,8 % en 1910, elle passe à 7,5 % en 1914. L'excédent des charges se reporte ainsi sur la commune : en 1910, celle-ci assumait 75,3 % des dépenses sanitaires en 1910, la proportion atteint 90 % en 1913.

Si les dépenses des collectivités locales ont augmenté avec l'application de la loi du 15 février 1902, elles ont été moins lourdes à supporter en raison des recettes compensatrices. Parmi celles-ci, il faut noter la présence de l'Etat dont le rôle d'encadrement de l'hygiène locale s'est traduit par une participation financière. Il existe cependant des différences entre les niveaux d'administration. Le département, également responsable de la santé publique communale, n'assume que 39 % des dépenses en 1914 et les municipalités y contribuent pour un tiers. Les charges sont plus importantes pour les communes possédant leurs propres services d'hygiène, avec des différences suivant leur taille : une grande ville comme Grenoble supporte 62,7 % des dépenses sanitaires en 1914, tandis que, pour une ville moyenne comme Vienne, la proportion s'élève à 90 %. Il reste à voir comment ces dépenses se répartissent entre les différents services sanitaires.

Notes
1498.

Les dépenses du service de la désinfection s'élèvent alors à 2 000 francs, soit 9,5 % du total des dépenses d'hygiène. Elles sont supportées pour moitié par le département, les communes et les usagers. Les documents budgétaires ne différenciant pas ces deux dernières catégories et adoptant la seule dénomination de " communes ", nous avons procédé de même. Les comptes administratifs ont le souci de la distinction, mais l'article " usagers " n'a été crédité qu'une seule fois, en 1903.

1499.

Les dépenses à la charge du département passent de 19 977 francs en 1907 à 30 861 francs en 1908.

1500.

Les dépenses à la charge de l'Etat passent de 7 918 francs en 1907 à 12 583 francs en 1908 ; les dépenses à la charge des communes passent aux mêmes dates de 13 335 francs à 25 635 francs.

1501.

Les comptes administratifs du département ne font apparaître les sommes à la charge de chaque participant qu'à partir de 1908.

1502.

Les subventions de l'Etat sont calculées sur les crédits à la charge du département, c'est-à-dire après déduction du contingent des communes et des taxes de désinfection. Elles n'apparaissent dans les comptes administratifs qu'une année sur deux, voire sur trois. Nous avons tenté de pallier cette lacune en utilisant les informations fournies par les rapports de l'inspecteur départemental et du CCHPF, mais les deux sources donnent des résultats très différents, en raison, croyons-nous, des modalités de versement et de comptabilité. En revanche, le calcul de la part réelle des communes et des particuliers d'après nos trois sources donne des résultats sensiblement identiques.

1503.

AMG, 5 I 1 : Nouveaux règlement et tarifs du laboratoire municipal d'analyses de Grenoble, 17 novembre 1903.

1504.

AMG, 5 I 1 : Arrêté des ministères de l'Agriculture, du Commerce et de l'Industrie, 18 avril 1908.

1505.

Estimé à 3 600 francs en 1909.

1506.

Les documents budgétaires de la ville de Grenoble distinguent les subventions selon leur destination (désinfection, bureau d'hygiène), mais non selon leur provenance (département, Etat). Les subventions pour le fonctionnement du service de la désinfection sont évaluées à 200 francs en 1909, celles destinées au bureau d'hygiène à 2 890 francs en 1911.

1507.

A savoir 115 francs en 1910, 97 francs en 1911, 119 francs en 1913 et 148 francs en 1914. ACV, 2 L 3 : Budgets ou états des recettes et des dépenses de la ville de Vienne (1910-1914).

1508.

Entre 1910 et 1913, les subventions réelles de l'Etat et du département oscillaient entre 630 et 650 francs. Cela a incité le rapporteur du budget à revoir les prévisions à la baisse, donc à 600 francs. ACV, 2 L 3 : Conseil municipal de Vienne, séance du 21 février 1913.