2. Exercer la médecine cantonale : respecter les obligations du service

Le tableau ci-dessous constitue une bonne entrée en matière pour appréhender la manière dont les responsables de la médecine cantonale sont attentifs au bon fonctionnement du service. Il répertorie les motifs qui conduisent les médecins cantonaux à cesser leur fonction et met notamment en évidence quelques cas de révocations.

Tableau n° 26 : Motifs de cessation de fonction de 90 médecins cantonaux (1879-1913)
Motifs Nombre de médecins Pourcentage
Décès 35 38,9 %
Départ 20 22,2 %
Démission 16 17,7 %
Retraite ou santé déclinante 14 15,5 %
Révocation-Démission forcée 5 5,5 %
Total 90 100 %

Source : Base de données

Pour plus de la moitié des médecins cantonaux, le service prend fin avec leur décès, leur retraite ou lorsqu'une mauvaise santé les empêchent de poursuivre. On relève également une proportion non négligeable de départs de la localité d'exercice et de démissions. La première catégorie englobe surtout de jeunes diplômés ayant assuré une charge pendant une période plutôt courte 1730 . On sait en revanche peu de choses sur les démissions qui ne sont pas toujours motivées. Si certaines d'entre elles sont sans doute justifiées par l'une ou l'autre des raisons déjà évoquées, d'autres mettent en avant des motivations différentes. Le docteur Jullian quitte en 1896 le service de Vif en signe de protestation contre les tarifs d'assistance médicale adoptés par le conseil général 1731 . La même année, les quatre titulaires du canton de Bourgoin démissionnent collectivement pour marquer leur mécontentement vis-à-vis de la nomination de l'un de leur confrère, à qui ils reprochent des actes de charlatanisme 1732 . Enfin, deux autres médecins justifient leur démission par leur désir de se consacrer exclusivement à leur clientèle 1733 .

Face à toutes ces causes de cessation de fonctions, les révocations ou les démissions forcées occupent une place qui peut sembler bien médiocre. Pourtant ce sont des cas particulièrement intéressants. En effet, accepter une charge de médecine publique implique certaines obligations - soigner les indigents, vacciner régulièrement les habitants, inspecter les nourrissons - et les manquements répétés ne sont pas tolérés.

A l'exception de l'officier de santé J., dont la destitution est indépendante de la médecine cantonale 1734 , les cinq autres titulaires ont été relevés de leur fonction à la suite de plaintes nombreuses et jugées graves par l'administration. Pourtant, ces derniers ne sont pas les seuls à avoir provoqué le mécontentement de particuliers, de maires ou de conseils municipaux. Nous avons en effet relevé 49 plaintes formulées contre 22 médecins à des époques différentes. Celles-ci portent sur la vaccination (11 plaintes), la médecine gratuite (12 plaintes), la protection du premier âge (14 plaintes), quand elles ne concernent pas plusieurs services ou les trois à la fois (12 plaintes). Ici, c'est tel médecin qui n'a pas vacciné les habitants de sa circonscription depuis quelques années 1735 ; là, c'est tel autre praticien qui ne fait pas régulièrement les visites aux nourrissons 1736 ou néglige de se rendre au chevet des malades assistés 1737 . Les plaintes ne sont pas toujours fondées : elles révèlent parfois les mauvaises relations entre le médecin cantonal et le maire d'une commune 1738 ou certains habitants 1739 , ou plus simplement les difficultés de la fonction 1740 . Mais chacune est prise en compte par l'administration et donne lieu à une enquête de l'inspecteur départemental ou du sous-préfet, au cours de laquelle le médecin incriminé est sommé de fournir des explications.

Les suites données aux plaintes reconnues fondées, quand elles apparaissent, sont variables ; plusieurs stades sont toutefois perceptibles 1741 . Le premier est un simple rappel au médecin de ses obligations, parfois assorti d'une promesse du titulaire d'y satisfaire entièrement. Vient ensuite le retrait de certaines communes de la circonscription. En 1910, Le docteur G. voit ainsi sa circonscription réduite de treize à sept communes ; l'année suivante, il ne lui en reste plus qu'une seule 1742 . La révocation représente la sanction ultime, après que les mesures précédentes se sont avérées inefficaces. Elle intervient lorsque les manquements sont trop nombreux, concernent trop de communes ou les trois services de la médecine cantonale.

En 1903, les municipalités de Beaucroissant, Izeaux, la Murette et Renage 1743 se font, parfois à plusieurs reprises et depuis plusieurs années 1744 , l'écho de protestations des habitants sur la manière dont le docteur P. s'acquitte du service de la circonscription de Rives. Le praticien " ne se rend pas à l'appel du maire pour visiter les malades portés sur la liste de la médecine gratuite " 1745 , il effectue de manière très irrégulière les visites mensuelles aux enfants du premier âge et réunit les nourrices à la mairie au lieu de se rendre à leur domicile 1746 ; enfin, il aurait refusé de vacciner les élèves de l'école congréganiste en pleine épidémie de variole 1747 . Ces griefs sont jugés suffisamment sérieux par le sous-préfet de Saint-Marcellin pour que le docteur P. soit relevé de ses fonctions le 1er septembre 1903. Ce sont des reproches du même ordre qui ont été à l'origine des révocations ou des démissions forcées des titulaires des circonscriptions de Chamagnieu en 1906 et de Vaulx-Milieu en 1911. Ces praticiens sont décrits en termes peu flatteurs par les responsables du service de la médecine cantonale : le premier est "l'un des médecins cantonaux les plus négligents " 1748 ; le second " qui change fréquemment de résidence n'est pas un médecin sérieux " et le préfet se voit obligé de lui transmettre " avec le plus vif regret (...) la médaille d'argent absolument imméritée que lui délivre l'Académie de médecine " 1749 .

Le cas du docteur F. est plus intéressant car il révèle une autre obligation à laquelle le médecin cantonal doit se conformer. Comme ses confrères, le titulaire de la circonscription de Brié et Angonnes délaisse quelque peu son service 1750 . Mais surtout, il a omis de déclarer à la préfecture les cas de scarlatine et de diphtérie qu'il a soignés à Livet et Gavet, obligation élémentaire de tout médecin depuis les lois de 1892 et de 1902. " Faute d'être avisée depuis le début, mon administration n'a pu prescrire les mesures de prophylaxie qui s'imposaient et qu'auraient permis de focaliser ces épidémies ", explique le préfet au docteur F., avant de le prier de lui adresser sa démission 1751 . Etre médecin cantonal n'implique pas seulement d'honorer les obligations inhérentes au service ; c'est aussi respecter les obligations communes à tous les praticiens. Le médecin cantonal se doit ainsi d'être irréprochable en toutes circonstances et son comportement exemplaire.

Le contrôle de la médecine cantonale ne se manifeste pas seulement à travers le recrutement. Il s'exerce également sur le fonctionnement même du service, les autorités publiques étant soucieuses de la bonne conduite de leurs agents. Le fait que les révocations interviennent à partir de 1903 ne nous semble pas anodin ; tout se passe comme si la mise en ordre que représentait l'établissement de l'inspection départementale impliquait une surveillance accrue du bureau sur le terrain. Pour autant, les révocations ne sont pas définitives : certains des praticiens ayant subi ce sort se verront, quelques années plus tard, proposer à nouveau des circonscriptions médicales 1752 .

L'exemple du bureau d'hygiène de Grenoble et de la médecine cantonale montre que la gestion du personnel sanitaire a tendance à se régulariser à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Au niveau du chef-lieu, on assiste à la mise en place de concours de recrutement pour le personnel médical et scientifique, tandis que la fonction de chimiste du laboratoire se professionnalise et que les conditions d'avancement des employés administratifs s'alignent progressivement sur celles du personnel des bureaux de la mairie, érigées en référence.

Les évolutions sont beaucoup moins flagrantes pour la médecine cantonale. Le recrutement - mais pourrait-il en être vraiment autrement vue l'importance numérique du service ? - reste discrétionnaire et marqué par la pratique de la recommandation. Plus largement, la médecine cantonale est au coeur d'un système complexe de relations qui associe non seulement le préfet et les praticiens, mais aussi les maires et autres élus du département. Elle apparaît, de plus, en perpétuel mouvement, principalement en raison de l'instabilité professionnelle des praticiens. Les pouvoirs publics ont néanmoins tenté de réduire la complexité de la gestion du service, en instaurant des règles visant à favoriser la stabilité des circonscriptions et de leur titulaire. Ils se montrent par ailleurs soucieux de la bonne marche du service, enquêtant sur les plaintes formulées à l'encontre des médecins cantonaux, rappelant les praticiens négligents à leurs obligations, usant, quand cela apparaît nécessaire, de la coercition et de sa sanction ultime au début du XXe siècle. Ces mouvements, plus ou moins marqués selon les niveaux d'administration, sont-ils à mettre en relation avec une évolution du domaine de l'intervention sanitaire locale ?

Notes
1730.

15 d'entre eux ont obtenu leur diplôme dans les cinq années précédant leur nomination et 14 d'entre eux ont exercé la médecine cantonale pendant moins de cinq ans.

1731.

ADI, 40 X 20 : Lettre du docteur Jullian au préfet de l'Isère, 1er février 1896.

1732.

ADI, 40 X 19 : Pétition de quatre médecins cantonaux au préfet de l'Isère, 26 janvier 1896. L'enquête menée suite à cette pétition met le praticien incriminé hors de cause. Lettre du maire de Bourgoin au préfet de l'Isère, 14 février 1896.

1733.

ADI, 40 X 19 : Lettre du médecin cantonal de La Côte-Saint-André au préfet de l'Isère, 6 avril 1900 et 40 X 20 : Lettre du médecin cantonal de Vienne au sous-préfet de Vienne, 29 décembre 1906.

1734.

J. est en effet révoqué de sa fonction de médecin de l'hospice de Roybon pour des faits qui nous sont inconnus et le maire de la commune obtient que la même sanction soit appliquée à la médecine cantonale. ADI, 40 X 20 : Note " confidentielle " du secrétaire général de la préfecture de l'Isère, 21 avril 1908.

1735.

ADI, 40 X 19 : Lettres du maire de Bresson et du maire de Venon au préfet de l'Isère, 21 mai et 7 juin 1898.

1736.

ADI, 40 X 22 : Conseil municipal de Bellegarde-Poussieu, séance du 17 novembre 1901.

1737.

ADI, 40 X 22 : Lettre du maire de Sérézin-du-Rhône au sous-préfet de Vienne, 13 juin 1898.

1738.

Le titulaire de la circonscription de Corps juge en ces termes le voeu du conseil municipal de Saint-Pierre-de-Méarotz d'être rattaché à la circonscription du Valbonnais : " Le maire a bien moins en vue l'intérêt des indigents dont il se souci fort peu que le désir d'exercer une vengeance à mon égard. Dans le canton de Corps, (le maire de Saint-Pierre-de-Méarotz) est le porte-drapeau du parti clérical et réactionnaire. Il a des relations très assidues avec les missionnaires de La Salette et ensemble ils élaborent contre tous ceux qui ne sont pas de leur parti, pour montrer qu'ils ont de l'influence, des manifestations dans le genre de celle qui m'atteint aujourd'hui ". ADI, 40 X 21 : Lettre du docteur Peytard au préfet de l'Isère, 2 décembre 1892.

1739.

L'auteur d'une plainte contre le titulaire de la circonscription de Saint-Jean- de-Bournay exprimerait, selon le médecin, la rancoeur de ne plus compter parmi ses patients. ADI, 40 X 17 : Lettre du titulaire de la circonscription de Saint-Jean-de-Bournay à l'inspecteur départemental, 27 avril 1906.

1740.

Le docteur Barbier explique ainsi qu'il lui est difficile d'effectuer des visites régulières aux enfants du premier âge en raison de la topographie de sa circonscription. ADI, 40 X 16 : Lettre du docteur Barbier au préfet de l'Isère, 12 décembre 1901.

1741.

Les arrêtés préfectoraux du 6 mars 1879 et du 6 septembre 1890 relatifs aux services de la vaccination et de la médecine gratuite prévoient deux types de sanctions contre les médecins négligents : la retenue sur traitement et la révocation. Il nous apparaissait intéressant de savoir dans quelle mesure ces dispositions avaient été appliquées. ADI, PER 2437-30 et PER 3437-35 : RAAP. Arrêtés préfectoraux des 6 mars 1879 et 6 septembre 1890.

1742.

ADI, 40 X 19 : Lettre "confidentielle " du sous-préfet de La Tour-du-Pin au préfet de l'Isère, 25 octobre 1910 et Note du préfet au sous-préfet de La Tour-du-Pin, 1er juillet 1911.

1743.

ADI, 40 X 21 : Conseil municipal de Beaucroissant, séance du 15 août 1903 ; Conseil municipal de La Murette, séance du 18 août 1903 ; Conseil municipal de Renage, séances du 25 avril et du 18 août 1903 ; Lettres du maire d'Izeaux au préfet de l'Isère, 20 et 26 mai 1903 ; Conseil municipal d'Izeaux, séance du 17 août 1903.

1744.

La mairie d'Izeaux réclame le remplacement du docteur P. depuis dix ans. ADI, 40 X 21 : Lettre du maire d'Izeaux au préfet de l'Isère, 20 mai 1903.

1745.

Ibid. : Conseil municipal de Beaucroissant, séance du 15 août 1903.

1746.

Ibid. : Lettre du sous-préfet de Saint-Marcellin au préfet de l'Isère, 11 juillet 1903.

1747.

Ibid. : Conseil municipal de Renage, séance du 25 avril 1903.

1748.

ADI, 40 X 19 : Avis de l'inspecteur départemental, 18 août 1904.

1749.

ADI, 40 X 19 : Lettre du préfet de l'Isère au ministre de l'Intérieur, 26 juillet 1910.

1750.

Entre 1911 et 1912, il a effectué 97 visites aux nourrissons au lieu des 544 prévues. ADI, 40 X 18 : Note de l'inspecteur départemental, 7 juillet 1913.

1751.

Ibid. : Lettre du préfet de l'Isère au docteur F., 9 juillet 1913.

1752.

Il en est ainsi du docteurs P. en 1907, du docteur F. en 1914 et de l'officier de santé J. en 1919. ADI, 40 X 21 : Arrêté préfectoral, 13 mai 1907 (rapporté le 3 juillet 1907), 40 X 18 : Arrêté préfectoral du 12 octobre 1914 et 40 X 20 : Arrêté préfectoral du 4 août 1909.