Il est très difficile de résumer en quelques pages les rapports complexes qu'entretiennent les municipalités avec les assemblées sanitaires tant ceux-ci dépendent des circonstances locales. La situation politique locale, la personnalité du maire et son intérêt pour les questions d'hygiène, la composition et la pugnacité des commissions sanitaires sont autant d'éléments qui peuvent influer sur la relation. Des archives consultées, il ressort néanmoins deux grands ensembles d'attitudes des municipalités. Celles-ci font volontiers appel aux commissions lorsqu'elles ont à résoudre un problème particulier, mais elles peuvent également ressentir l'intervention des assemblées comme une atteinte à leurs prérogatives. C'est qu'ici, on pénètre le coeur même de la loi du 15 février 1902 : la mise en surveillance de l'hygiène communale sous la responsabilité du préfet et dont les commissions sanitaires représentent l'un des instruments d'application.
Les municipalités sollicitent les commissions sanitaires dans plusieurs types de situations. Elles font appel à leur capacité d'expertise lorsqu'elles décident, de leur propre chef ou sous la pression de leurs administrés, de remédier à un cas particulier d'insalubrité. Le maire de Pont-en-Royans, " harcelé par les plaintes incessantes de ses administrés " porte la question de l'écoulement des eaux de l'établissement thermal dans la rivière de La Bourne devant la commission de Saint-Marcellin 1866 . Celui de Pierre-Châtel demande à la commission de La Mure de lui indiquer les mesures nécessaires pour améliorer le système de captage des sources d'eau potable 1867 . Ce type d'utilisation des assemblées sanitaires par les municipalités n'est pas propre à la période ultérieure à la loi de 1902. Les anciens conseil d'hygiène étaient sollicités de la même manière et on peut citer le cas du maire de Voiron, qui avait fait appel, en 1889, au conseil de Grenoble pour étudier les conditions d'alimentation en eau potable de la ville suite à une épidémie de fièvre typhoïde 1868 .
Non moins une nouveauté est l'utilisation des assemblées pour légitimer une décision de la municipalité, contestée par ses administrés ou pressentie comme telle. En 1894, le maire de Pont-de-Beauvoisin réclamait ainsi la constitution d'une commission d'hygiène cantonale pour le seconder dans son entreprise d'assainissement de la commune. " Depuis ma nomination aux fonctions de maire, expliquait-il, je me suis efforcé d'assainir la localité en faisant supprimer les étables à porcs et dépôts de fumiers, mais je rencontre de telles difficultés que seul, je ne puis vaincre " 1869 . Le cas le plus édifiant est néanmoins celui de l'épidémie de fièvre typhoïde qui règne à Saint-Marcellin au cours de l'hiver 1886-1887. Dès le mois de novembre, la municipalité s'était adressée au conseil d'hygiène pour connaître les moyens propres à juguler l'épidémie 1870 . Cependant, la maladie n'en continuait pas moins ses ravages et la " calomnie d'un journal réactionnaire qui était bien aise d'exercer sa malveillance à l'égard de l'édilité républicaine de Saint-Marcellin " 1871 ne contribuait pas vraiment à calmer les inquiétudes de la population. La feuille en question mettait en cause la malpropreté des rues de la ville, ainsi que la contamination des réservoirs d'eau potable par " une foule de détritus provenant d'animaux crevés ", et accusait la municipalité de " négliger les mesures les plus élémentaires d'hygiène " 1872 . L'affaire revient devant le conseil d'hygiène le 10 décembre 1886 et celui-ci déclare " à l'unanimité que le conseil municipal de Saint-Marcellin ne peut être en rien rendu responsable de l 'épidémie qui sévit en ville ; qu'il a fait ce qu'il lui était possible de faire en pareille circonstance " 1873 . Quelle meilleure caution le conseil d'hygiène pouvait-il apporter à la municipalité ?
On peut également s'interroger sur l'interprétation à donner aux arrêtés que quelques municipalités soumettent, pour examen, aux commissions sanitaires à partir de 1904. Ceux-ci concernent des mesures ponctuelles telles que l'institution de poubelles à Mens ou l'interdiction des agglomérations d'animaux à Heyrieux 1874 . A-t-on affaire à des municipalités dociles pensant que, comme pour les règlements sanitaires, tous leurs arrêtés relatifs à l'hygiène publique doivent être étudiés par les commissions sanitaires ? Les municipalités souhaitent-elles s'assurer que les arrêtés contiennent bien les dispositions propres à assurer la salubrité publique ou, pressentant des difficultés d'application, souhaitent-elles obtenir une légitimation de leur décision ? Il est difficile de répondre précisément à ces questions mais la dernière hypothèse pourrait être la bonne. L'arrêté du maire d'Heyrieux visait, par exemple, un cas bien précis : celui d'une écurie située au centre du bourg, installée dans des conditions défectueuses, et abritant un troupeau de 120 moutons 1875 .
Si les municipalités ont volontiers recours aux commissions sanitaires, elles ressentent également leurs interventions comme une atteinte à leurs prérogatives. Nul mieux que le sous-préfet de Saint-Marcellin a évoqué ce problème en 1900 : " Les maires se montrent très souvent froissés lorsque par exemple, en matière d'assainissement, en matière de mesures à prendre pour combattre une épidémie, le conseil d'hygiène ose, sans y être invité par eux-mêmes ou alors par l'administration, se préoccuper de la situation sanitaire de leur commune et à émettre un avis sur les améliorations à instituer. Ils estiment qu'il y a là une véritable atteinte à leurs attributions de police municipale (...)" 1876 . Certaines municipalités, comme celle de Saint-Marcellin, font les mortes. Dès 1881, le conseil d'hygiène signalait l'état de certaines ruelles de la ville, encombrés d'eaux stagnantes, de fumiers et de détritus. L'année suivante, il constate que " rien n'a été fait et que la malpropreté est toujours la même la même dans les rues signalées " 1877 . En 1901, les rues de la ville sont toujours aussi malpropres et le conseil " se montre très découragé de l'infructuosité de ses efforts pour assainir la ville. Ses voeux sans sanction restent lettre-morte et la municipalité n'en tient aucun compte " 1878 .
D'autres municipalités manifestent, au contraire, leur mécontentement. Le conseil municipal du Péage-de-Roussillon se montre ainsi très vexé de la description que fait la commission sanitaire de Beaurepaire de sa commune lors de l'enquête de mortalité pour les années 1903-1905 1879 . Les relations entre la municipalité de Bourgoin et la commission sanitaire sont encore plus tendues. En 1908, la commission signale à la municipalité l'insalubrité d'un quartier de la ville ; la municipalité répond qu'elle n'a pas attendu la commission pour faire le nécessaire et ajoute qu'elle ne saurait " laisser passer sans protester énergiquement contre les termes de la délibération de la commission sanitaire que ce quartier est malpropre et est un véritable foyer d'infection " 1880 . La réaction est encore plus violente lorsque la commission sanitaire préconise, toujours en 1908, des mesures destinées à améliorer le système de distribution d'eau potable et de vidange des fosses d'aisances. Le maire estime alors que la commission " a outrepassé ses pouvoirs et sa compétence" 1881 . Un point reste néanmoins à éclaircir dans cette histoire : le maire de Bourgoin, qui se montre si jaloux de ses prérogatives et de celles de son conseil municipal, appartient à la commission sanitaire de la circonscription 1882 . Le moins que l'on puisse dire est que l'introduction d'élus au sein des assemblées sanitaires n'a pas vraiment contribué à favoriser un esprit de concertation. A moins qu'il ne s'agisse tout simplement de querelles de personnes.
Toutes les municipalités n'adoptent pas ce genre d'attitude face aux recommandations des commissions sanitaires. Certaines défèrent volontiers à leurs observations. Ainsi, la commune de Pont-en Royans, qui avait été invitée en 1909 à rechercher une source à capter, présente, l'année suivante, un projet d'alimentation en eau potable 1883 . La décision de la commission sanitaire de Saint-Marcellin de rénover un quartier de la ville reçoit également un accueil favorable de la part de la municipalité : en 1915, celle-ci présente un plan général d'assainissement 1884 . Ces exemples représentent néanmoins des cas particuliers : les deux municipalités avaient en effet elles-mêmes sollicité la commission sanitaire pour solutionner les problèmes auxquelles elles étaient confrontées. Pour avoir une vision plus complète, il faudrait connaître les résultats concrets des enquêtes de mortalité. Si l'on en croit l'inspecteur départemental, " les municipalités ont tenu compte des desiderata exprimés par les commissions sanitaires" 1885 ; il signale ainsi " le vote de nombreux projets d'adduction d'eau " et cite la commune de Hières, qui présenté un plan d'écoulement des eaux stagnantes. Il ne nous est pas vraiment possible, en raison des lacunes des sources, de confirmer ou d'infirmer les conclusions de l'inspecteur départemental. Il est sûr, en revanche, que les municipalités n'attendent pas de tomber sous le coup de l'article 9 de la loi de 1902 pour entreprendre des travaux d'assainissement. Les nombreux projets d'alimentation en eau potable, que nous étudierons dans le chapitre suivant 1886 , le montreront.
L'étude du fonctionnement des conseils d'hygiène de l'Isère, entre 1878 et 1914, fait incontestablement apparaître une évolution à partir de 1904. Les assemblées se réunissent plus souvent, leurs membres sont, dans l'ensemble, plus assidus et les affaires soumises à leur examen sont plus nombreuses. Surtout, elles sont plus diversifiées. Alors qu'entre 1878 et 1894, les travaux des conseils étaient surtout centrés sur les demandes en autorisation des établissements industriels, les projets d'alimentation en eau potable et les constructions scolaires, ils englobent désormais les problèmes généraux d'insalubrité des communes. Cette évolution est essentiellement imputable à la loi du 15 février 1902 qui a étendu et précisé les attributions des conseils d'hygiène. On peut également penser que la création de l'inspection départementale, qui centralise et prépare les questions à soumettre aux assemblées sanitaires, a été profitable à ces institutions.
Tout n'est pourtant pas parfait dans ce tableau : les conseils d'hygiène ne se réunissent pas aussi souvent que l'exécutif l'aurait voulu et l'absentéisme des membres perdure. De plus, les assemblées restent surtout sollicitées sur des questions pour lesquelles leur avis est obligatoire. La principale différence avec les années 1878-1894 est que la législation a étendu ces matières et donné davantage de responsabilités aux conseils d'hygiène. Au moins, constate-t-on que les prescriptions législatives ont été suivies et que la salubrité communale apparaît davantage surveillée par la préfecture, même si les municipalités n'acceptent pas toujours les interventions de l'autorité supérieure. On retrouve ce même phénomène d'extension des attributions au niveau des institutions sanitaires municipales, et plus particulièrement à Grenoble.
CDH-CS : Commission sanitaire de Saint-Marcellin, séance du 21 août 1909.
CDH-CS : Commission sanitaire de La Mure, séance du 22 décembre 1905.
ADI, 113 M 3 : Conseil d'hygiène de Grenoble, séance du 7 juin 1889.
ADI, 113 M 7 : Conseil d'hygiène de La Tour-du-Pin, séance du 16 juin 1894 : lettre du maire de Pont-de-Beauvoisin au sous-préfet de La Tour-du-Pin, 23 février 1894.
ADI, 120 M 114 : Conseil d'hygiène de Saint-Marcellin, séance du 26 novembre 1886.
ADI, 116 M 3 : Rapport du docteur Chalvet sur les épidémies ayant régné dans l'arrondissement de Saint-Marcellin en 1886 et 1887. Le docteur Chalvet n'est autre qu'à cette époque le maire de Saint-Marcellin.
Ibid.
ADI, 120 M 114 : Conseil d'hygiène de Saint-Marcellin, séance du 10 décembre 1886.
CDH-CS : Commission sanitaire de La Mure, séance du 12 avril 1910 et Commission sanitaire de Vienne, séance du 21 décembre 1910.
Ibid.
ADI, 116 M 4 : Conseil d'hygiène de Saint-Marcellin, compte-rendu pour le quatrième trimestre de l'année 1900.
ADI, 120 M 114 : Conseil d'hygiène de Saint-Marcellin, séances des 3 novembre 1881 et 4 août 1882.
ADI, 116 M 3 : Compte-rendu du fonctionnement du conseil d'hygiène de Saint-Marcellin pour le premier trimestre de l'année 1901.
ADI, 4 Z 130 : Commission sanitaire de Beaurepaire, séance du 24 décembre 1908.
ACB, 1774.614 : Commission sanitaire de Bourgoin, séance du 21 décembre 1908 et lettre du maire de Bourgoin au sous-préfet de La Tour-du-Pin, 9 décembre 1908.
ACB 1774.614 : Lettres du maire de Bourgoin au sous-préfet de La Tour-du-Pin, 21 décembre 1908.
Il siège à la commission en tant que conseiller général mais il assiste rarement aux séances. CDH-CS: Commission sanitaire de Bourgoin, 1904-1906, 1909.
CDH-CS : Commission sanitaire de Saint-Marcellin, 6 août 1910.
CDH-CS : Commission sanitaire de Saint-Marcellin, 1915.
ADI, PER 56-107 : CG/IDAHP pour l'exercice 1908.
Cf., infra, chapitre V, p. 540 et suivantes.