a. Objectif : réduire la mortalité

Le bureau d'hygiène de Grenoble n'est pas tant préoccupé par la mortalité générale que par la mortalité contagieuse et infantile. En effet, depuis le début du XIXe siècle, la mortalité générale était entrée dans un mouvement de décroissance : de 37 pour 1 000 en 1804, le taux avait diminué à 25 pour 1 000 en 1879-1880 1889 et se stabilisait autour de 21 pour 1 000 entre 1891 et 1900 1890 . De plus, les statistiques établies depuis 1887 montraient au directeur du service que la mortalité grenobloise était, exceptée pour trois années, toujours inférieure à celle des villes d'importance comparable 1891 . En revanche, la même comparaison pour la mortalité contagieuse lui présentait un tout autre visage.

Si, sur les 195 villes de plus de 10 000 habitants entre 1887 et 1889, Grenoble occupait le 86e rang pour la mortalité générale, la commune remontait à la 40e place pour la mortalité épidémique 1892 . Pour ces années, le taux grenoblois était nettement plus élevé que celui des villes de 30 000 à 100 000 habitants 1893 . A partir de 1891, la comparaison est moins défavorable à la cité alpine : le taux grenoblois de mortalité épidémique diminue brusquement et il fluctue, suivant les années, en deçà ou au-delà de celui des autres villes, mais avec des écarts nettement moins accusés. Pour autant, les brusques remontées que l'on peut observer en 1894 et en 1900 interdisent au directeur du bureau d'hygiène de crier trop tôt victoire. La diphtérie, surtout, retient son attention : dans les années 1890, la maladie règne en effet à l'état quasi-endémique et jusqu'en 1895, elle représente environ la moitié des décès contagieux ayant un caractère épidémique 1894 . De plus, elle est la seule maladie à dépasser aussi souvent le taux de mortalité des villes de 30 000 à 100 000 habitants 1895 . Maladie contagieuse mais considérée comme non épidémique, la tuberculose pulmonaire ne focalise pas moins l'attention du directeur du bureau d'hygiène. Entre 1887 et 1900, elle représente 12,7 % des décès généraux, soit le double de la part des maladies épidémiques, et au cours de la même période, la mortalité reste à peu près stationnaire 1896 . Enfin, il faut accorder une place à la mortalité infantile et, en particulier, aux décès des nourrissons de 0 à 1 an. Sur ce plan, la situation grenobloise n'a rien à voir avec celle des grands centres industriels tels que Reims ou Rouen. Ces villes alignent, en effet, pour la fin du XIXe siècle des quotients de mortalité infantile supérieurs à 250 pour 1 000 1897 tandis qu'à Grenoble, la proportion moyenne est de 148 pour 1 000 entre 1890 et 1900 1898 . Mais le directeur du bureau d'hygiène est surtout sensible aux causes de mortalité des nourrissons de 0 à 1 an : plus du tiers des décès sont dus à la diarrhée, signe patent d'une alimentation défectueuse 1899 .

Face à cette situation, du moins face à celle que les statistiques lui présentent, le directeur du bureau d'hygiène de Grenoble, Fernand Berlioz, va s'employer à agir sur la mortalité, en concentrant d'abord ses efforts sur la circonscription du microbe. Le point de départ du dispositif de lutte contre les maladies contagieuses est la mise en place d'une réglementation locale. L'arrêté municipal du 22 avril 1890 1900 n'astreignait pas seulement l'entourage du malade à déclarer à l'autorité publique certains affections contagieuses, il rendait également la désinfection obligatoire, pérennisant ainsi une pratique en vigueur depuis l'épidémie de variole de 1887-1888 1901 . L'action du directeur du bureau d'hygiène ne se limite pas seulement au plan local, elle se prolonge également au niveau national. En 1893, Fernand Berlioz est ainsi à l'origine d'une pétition, signée par plusieurs directeurs de bureau d'hygiène, déplorant que la tuberculose soit exclue du projet de liste des maladies à déclaration obligatoire dressée par l'Académie de médecine, en application de la loi de 1892 sur l'exercice de la médecine 1902 . Cette action collective, trop tardive aux dires de Berlioz, n'empêche pas le décret de paraître sans la tuberculose ; pour autant, le directeur du bureau d'hygiène de Grenoble n'abandonne pas la prophylaxie locale de la tuberculose. Il s'efforce de circonscrire la maladie par une pratique assidue de la désinfection. Ainsi, pour chaque cas parvenu à sa connaissance, il s'emploie à obtenir, grâce à la persuasion, que la désinfection du logement occupé par le malade tuberculeux soit effectuée après son décès ou son transport à l'hôpital 1903 .

La première direction du bureau d'hygiène est également marquée par deux autres initiatives en faveur de la réduction de la mortalité : la distribution périodique de lait stérilisé aux nourrissons et la mise en place d'un établissement producteur de sérum antidiphtérique 1904 . Tout comme la réglementation de la déclaration et de la désinfection des maladies contagieuses, ces mesures appartiennent au registre pastorien de prévention sanitaire, mais ici, il s'agit moins de mobiliser l'individu par la contrainte ou l'incitation que de relayer et de mettre à sa disposition de nouvelles méthodes de prophylaxie.

Les premiers essais français d'allaitement au lait stérilisé 1905 ont lieu en 1892 à l'initiative du docteur Budin, médecin à l'hôpital parisien de la Charité. Si la découverte passa presque inaperçue aux yeux du grand public, quelques hommes ou institutions 1906 saluèrent avec enthousiasme ce moyen de lutter contre la mortalité infantile par gastro-entérite et des expériences de distributions de lait stérilisé eurent lieu à Paris ainsi que dans quelques villes de province 1907 . A Grenoble, l'opération, financée par la ville, est menée dès le mois de juillet de 1894 à l'initiative du directeur du bureau d'hygiène 1908 . Des flacons de lait stérilisé sous le contrôle du service d'hygiène sont ainsi déposés dans onze épiceries de la ville et distribués gratuitement ou semi-gratuitement aux familles nécessiteuses ainsi qu'au prix de 50 centimes le litre pour le reste de la population 1909 .

L'expérience est renouvelée chaque année pendant les mois d'été jusqu'en 1903. A partir de cette date, la distribution de lait stérilisé est transformée en une consultation des nourrissons-Goutte de lait 1910 , oeuvre à la dimension plus éducative 1911 . Il ne s'agit plus seulement de délivrer du lait stérilisé à certaines époques de l'année, mais également de contrôler l'usage qui en est fait par les mères 1912 et d'instaurer une surveillance médicale des nourrissons. Réservée aux femmes assistées par le bureau de bienfaisance, la consultation des nourrissons a lieu tous les dimanches dans les locaux du bureau d'hygiène, sous la direction bénévole du professeur d'obstétrique de l'école de médecine, assisté d'une sage-femme 1913 . Toujours financée par la commune, l'expérience fonctionne sur ce modèle pendant un an, avant d'être gérée par l'Oeuvre de la protection de l'enfance 1914 .

Initiateur de la distribution de lait stérilisé, le directeur du bureau d'hygiène apparaît également comme l'homme-relais d'une autre découverte pastorienne beaucoup plus retentissante, le sérum antidiphtérique 1915 . Mais cette fois, le docteur Berlioz agit à un double titre, public et privé, et si les deux dimensions s'imbriquent fortement, on peut se demander laquelle prévaut dans ses motivations. Lorsque la municipalité décide, dès le mois d'octobre 1894 1916 , de l'envoyer à Paris afin d'y étudier le processus de préparation du sérum et de déterminer s'il est préférable de fabriquer la précieuse substance à Grenoble ou de la recevoir de l'Institut Pasteur 1917 , Fernand Berlioz apparaît bien comme le délégué de la municipalité. De même, il participe activement au comité organisé à la fin de l'année 1894 sous les auspices de la municipalité et chargé de recueillir, par souscription publique, les fonds nécessaires à la fabrication locale du sérum 1918 . Mais Berlioz avait également fondé avec le vétérinaire Jourdan, directeur de l'Institut vaccinogène, et sur leurs propres ressources, un laboratoire de sérothérapie 1919 . Les deux personnages ne vont alors avoir de cesse d'affirmer leur entreprise.

Leur première action ne se situe pas sur le plan municipal mais sur le plan départemental. Il s'agit de faire du laboratoire le centre d'approvisionnement en sérum de toutes les communes de l'Isère, qui ne dépendraient plus ainsi de l'Institut Pasteur. Le 16 février 1895, le docteur Berlioz propose au préfet d'organiser dans chaque commune un dépôt permanent et gratuit de sérum moyennant un abonnement annuel de cinq centimes par habitant 1920 . L'offre est acceptée et le préfet invite à la fin du mois de mars les conseils municipaux à délibérer sur la question 1921 .

La seconde action des deux fondateurs du laboratoire de sérothérapie se déroule sur le terrain grenoblois et donne lieu à de multiples tensions avec l'école de médecine. La souscription terminée, la municipalité devait en effet décider du lieu futur de préparation du sérum 1922 : Berlioz et Jourdan étaient candidats mais l'école de médecine n'entendait pas être laissée en dehors de cette oeuvre d'utilité publique. Son directeur avait vivement critiqué l'abandon de " la fabrication et de la vente du sérum à une sorte d'entreprise privée qui trouverait dans la vente son bénéfice et sa rémunération " et âprement défendu la légitimité de l'école à produire l'antitoxine 1923 . Un compromis est finalement trouvé au mois de juillet 1895 : le laboratoire de sérothérapie est installé dans l'établissement de Berlioz et de Jourdan, mais il est placé sous le patronage de la ville et de l'école de médecine, qui peut y dispenser un enseignement 1924 .

Pendant sa première décennie de fonctionnement, le bureau d'hygiène de Grenoble ou plutôt son directeur se révèle particulièrement actif dans le domaine de la prophylaxie des maladies contagieuses et infectieuses. Il s'efforce ainsi d'empêcher la propagation des affections transmissibles par des mesures de désinfection et de faire bénéficier la population des nouvelles techniques pastoriennes de prévention et de guérison. Ces préoccupations ne l'empêchent pas d'intervenir également dans d'autres domaines du secteur sanitaire, mais son action semble plutôt limitée.

Notes
1889.

Vital CHOMEL (dir.), op. cit., p. 248.

1890.

Calcul effectué à partir des données fournies par les annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble (AMG, 390 W 5-13).

1891.

Cf. Annexe n°37. On entend ici par villes d'" importance comparable " ou de référence, celles qui entrent dans le 3e groupe défini par la statistique nationale : de 30 000 à 100 000 habitants. Une telle comparaison a peu de signification en soi ; Patrice Bourdelais rappelle en effet qu'il faut en effet tenir compte, dans chaque ville, des rythmes de l'urbanisation et des structures par âge. (Patrice BOURDELAIS, " Compte-rendu de l'ouvrage de Lion Murard et Patrick Zylberman L'hygiène dans la République...", Annales de démographie historique, 1997, p. 212). Aussi, nous n'appréhendons la comparaison de la mortalité grenobloise avec celle des villes du 3e groupe que pour ce qu'elle représente : un moyen pour le directeur du bureau d'hygiène de situer Grenoble sur le plan national.

1892.

AMG, 390 W 5 : Annuaire du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1862-1890. Nous distinguons ici la mortalité épidémique de la mortalité contagieuse. La première englobe les décès dus à la diphtérie, la variole, la rougeole, la scarlatine, la coqueluche et la fièvre typhoïde ; la seconde inclut en plus la tuberculose.

1893.

Cf. Annexe n°38.

1894.

AMG, 390 W 5-9 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1862-1890 à 1895.

1895.

AMG, 390 W 5-13 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1862-1890 à 1900.

1896.

Cf. Annexe n°39. Plus encore que pour les maladies épidémiques, les indications des causes de décès par tuberculose sont à manier avec précautions. Il existe en effet un phénomène de sous-enregistrement patent, qui conduit les hygiénistes de l'époque à introduire des correctifs et, par conséquent, à surévaluer la mortalité tuberculeuse. Arlette Mouret a, par ailleurs, montré que le chiffre largement diffusé de 150 000 décès tuberculeux par an n'était qu'une construction. Aussi, nos données sur la mortalité grenobloise par tuberculose visent seulement à mettre en évidence l'usage des statistiques fait par le directeur du bureau d'hygiène. Sur ces points, Dominique DESSERTINE, Olivier FAURE, Combattre la tuberculose, op. cit., pp. 21-22 ; Jean-Noël BIRABEN, " La tuberculose et la dissimulation des causes de décès ", in Jean-Pierre BARDET, Patrice BOURDELAIS et alii, op. cit., pp. 193-198 ; Arlette MOURET, " La légende des 150 000 décès tuberculeux par an ", Annales de démographie historique, 1996, pp. 61-84.

1897.

Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 467-469.

1898.

AMG, 390 W 5-13 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1862-1890 à 1900.

1899.

AMG, 390 W 5 à 7 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1862-1890, 1891-1892 et 1893.

1900.

Cf. supra, chapitre I, p. 130.

1901.

Le commissaire central de police avait en effet été invité à " faire procéder d'office à la désinfection immédiate " et " aux frais des propriétaires " de six immeubles situés dans le quartier Berriat. Cinq propriétaires s'étaient alors soumis à la mesure. AMG, 5 I 5 / 1 : Notes du maire au commissaire central de police, 24 et 27 janvier et 6 février 1888.

1902.

AMG, 390 W 6 : Annuaire du bureau d'hygiène de Grenoble pour l'année 1896. Selon lui, la pétition arriva trop tard sur les bureaux de l'Académie de médecine.

1903.

Le directeur du bureau d'hygiène insiste beaucoup sur la désinfection des logements de tuberculeux dans ses rapports annuels d'exercice. AMG, 390 W 6, 7, 8 et 13 : Annuaires du bureau d'hygiène pour les années 1891-1892, 1893, 1894 et 1899. Voir aussi AMG, 390 W 224 : Fernand Berlioz, Enquête sur la tuberculose dans les écoles..., op cit, p. 9 et DP 886 : Exposé des titres et services du docteur Fernand Berlioz. Services au point de vue de l'hygiène.

1904.

Estelle BARET, " Santé publique et environnement urbain...", op. cit., pp. 143-145.

1905.

Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 166-167 et 173-175.

1906.

Il en est ainsi de Paul Strauss et de l'Académie de médecine. Ibid., p. 174.

1907.

Par exemple, à Rethel (Ardennes), à Fécamp ainsi qu'à Grenoble. Ibid., p. 174-175.

1908.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 10 juillet 1894.

1909.

AMG, RDCM : Conservation de la santé des nourrissons par l'emploi du lait stérilisé : Avis au public, 1894. Il semble que par la suite, le lait stérilisé soit surtout réservé aux familles indigentes et distribué entièrement gratuitement. A partir de 1895, les délibérations du conseil municipal ainsi que les avis périodiques d'information de la population n'évoquent plus que les enfants " pauvres " ou " indigents" parmi les destinataires.

1910.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 28 décembre 1903.

1911.

Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., p. 317.

1912.

Certaines mères administraient à leur enfant des doses de lait supérieures à celles qui étaient prescrites. D'autres couplaient l'allaitement artificiel à un autre type d'alimentation. AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séances des 30 mars 1900 et 9 octobre 1903.

1913.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Genoble, séance du 28 décembre 1903 et AMG, 390 W 16 : Rapport du directeur du bureau d'hygiène de Grenoble pour l'année 1903.

1914.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 25 novembre 1904.

1915.

Catherine Rollet-Echalier met en parallèle l'écho suscité par la mise au point de la stérilisation du lait et du sérum antidiphtérique. Catherine ROLLET-ECHALIER, op. cit., pp. 166-167.

1916.

Soit un mois après l'annonce retentissante de la mise au point du sérum par Emile Roux au congrès de Budapest. Pierre DARMON, L'homme et les microbes, Paris, Fayard, 1999, pp. 290-291.

1917.

AMG, 5 I 9 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 31 octobre 1894.

1918.

Estelle BARET, " Santé publique et environnement urbain...", op. cit., pp. 143-144. Le sérum antidiphtérique n'est pas fabriqué massivement à l'Institut Pasteur et c'est ce qui décide la municipalité grenobloise à produire sur place le sérum. Un comité est alors formé et se charge de lancer une souscription publique à l'image de celle lancée à Paris par le Figaro ; Fernand Berlioz en est le secrétaire. AMG 5 I 9 : Souscription publique organisée sous le patronage de la municipalité dans le but de créer à Grenoble un laboratoire destiné à la fabrication du vaccin antidiphtérique nécessaire à la ville de Grenoble et aux communes du département de l'Isère, sans date. Sur la souscription du Figaro, Pierre DARMON, L'homme et les microbes, op. cit., pp. 291-293.

1919.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 12 janvier 1895 et AMG, 5 I 9 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 1er juillet 1895.

1920.

ADI, 114 M 1 : Lettre du docteur Berlioz au préfet de l'Isère, 16 février 1895.

1921.

ADI, 114 M 1 : Circulaire du préfet de l'Isère aux maires du département, 27 mars 1895.

1922.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 4 avril 1895 et AMG, 5 I 9 : Lettre du maire à Bordier, Berlioz et Jourdan, 4 juin 1895.

1923.

AMG, 5 I 9 : Lettre du directeur de l'école de médecine au maire de Grenoble, 1er mars 1895.

1924.

AMG, 5 I 9 : Conseil municipal de Grenoble, séance du 1er juillet 1895.