Les pratiques de vaccination peuvent être tout d'abord approchées par l'évaluation globale et brute du nombre de vaccinations collectives opérées dans le département de l'Isère. Comme le montre le graphique ci-dessous, et même en tenant compte des sous-évaluations de la décennie 1880 et des erreurs, le contraste entre la période antérieure et postérieure à la loi du 15 février 1902 est frappant.
Sources : ADI, 115 M 5 : Etat des vaccinations pratiquées dans le département de l'Isère, 1878-1890 ; ADI, PER 56-75 : CG/RP, août 1893 et PER 56-99 à 115 : CG/IDAHP pour les exercices 1904 à 1912.
D'une moyenne de 6 800 vaccinations entre 1878 et 1890, on passe de manière spectaculaire à une moyenne de 21 100 vaccinations pour la période allant de 1904 à 1912. Cette progression concerne tous les arrondissements, avec quelques variations. Ainsi, la plus forte augmentation, + 379 %, est enregistrée dans l'arrondissement de La Tour-du-Pin, qui distance nettement les autres. Celui de Grenoble arrive en seconde position avec une croissance de 282 %, suivi de Saint-Marcellin, +222 %, et de Vienne qui aligne des performances plus faibles, + 116 %. En revanche, les vaccinations urbaines, lesquelles sont intégrées dans la statistique départementale postérieure à 1902 1999 , connaissent une évolution complètement différente. Ainsi, à Grenoble, le nombre de vaccinations pratiquées au et par le bureau d'hygiène 2000 oscille entre 100 et 600 jusqu'en 1908, avec des pointes à 1 100 en 1902 et 1908. Le véritable décollage semble se situer à partir de 1909 : le nombre de vaccinations s'élève brusquement à 4 820 puis se stabilise autour de 2 300 les années suivantes 2001 .
On peut bien sûr déplorer, dans le graphique, le manque de données de la décennie 1890. Cette lacune est d'autant plus dommageable qu'un arrêté préfectoral de 1890 avait rendu obligatoire la revaccination des enfants scolarisés ayant atteint leur dixième année 2002 , et élargi, par conséquent, la population vaccinable. Il est très difficile d'être renseigné sur les effets de cette mesure. Les quelques indications que nous avons recueillies sur l'âge des personnes vaccinées ne nous sont pas d'un grand secours. Certes, en 1882, 98 % des individus vaccinés par le docteur Bernard dans les cantons de Grenoble sont des enfants âgés de moins de six ans 2003 alors qu'en 1900, son confrère de Saint-Laurent du Pont opère sur des personnes de tous âges 2004 . Mais pendant l'année 1900, une épidémie de variole sévit dans le département de l'Isère et les vaccinations se font alors plus massives 2005 . Il n'est ainsi pas possible de déterminer avec précision si les pointes vaccinales enregistrées en 1904 et 1905 interviennent brusquement ou si, au contraire, elles sont le fruit d'une évolution amorcée au cours de la décennie 1890. Tout en ne niant pas cette dernière possibilité, nous pencherons plutôt en faveur de la première hypothèse, au vu des mouvements ultérieurs de la courbe. Le fléchissement de 1906, les hésitations de 1907-1909, puis la stabilisation à partir de 1910 semblent indiquer qu'après une mobilisation exceptionnelle au moment de l'application de la loi du 15 février 1902, la vaccination entrerait dans une phase de routine.
Que le terrain ait été préparé ou non au cours de la décennie 1890, la multiplication des vaccinations observée à partir de 1904 tend à montrer que l'obligation législative et l'élargissement de la population vaccinable ont eu une certaine réalité. Elle traduit également une meilleure mobilisation de l'ensemble des acteurs intervenant dans l'organisation et le fonctionnement du service.
Par leur fonction de relais entre le vaccinateur et leurs administrés, les maires sont au centre du dispositif. Depuis 1879 - et le décret de 1903 conforte cet état de fait -, ils sont chargés de désigner un local propice aux séances de vaccination, de faire connaître à la population le jour de la présence du vaccinateur dans la commune et de veiller au bon déroulement des séances 2006 . Les résultats du graphique précédent incitent à penser qu'avec la mise en oeuvre de la loi de 1902, les maires se sont acquittés avec plus d'ardeur de cet ensemble de tâches. De même, on peut également supposer que l'élaboration et la tenue des listes d'assujettis à la vaccination, malgré toutes les critiques évoquées plus haut, n'ont pas été totalement inefficaces dans la mobilisation de la population vaccinable.
Il ne faudrait pas pour autant en conclure à l'immobilisme des magistrats municipaux avant 1902. Des éléments attestent, au contraire, de leurs préoccupations en matière de vaccination et celles-ci ne s'expriment pas seulement en cas de menace épidémique. Ainsi, le maire de Sérézin-du-Rhône s'inquiète, le 13 juin 1898, que le médecin-vaccinateur ne soit pas encore venu dans sa commune 2007 . Plus que l'objet de la plainte, c'est sa date qui importe. Car si l'arrêté de 1879 fixe la période des vaccinations entre la fin du mois de mars et celle du mois d'octobre, il semble que les médecins cantonaux aient pris l'habitude d'opérer pendant le mois de mai. La raison en est simple, c'est le seul moment où la population accepte de se faire vacciner, ainsi que l'explique le titulaire de la circonscription du Péage-de-Roussillon : " Quant à vacciner en dehors du mois de mai, il n'y faut pas songer. Avant, il fait trop froid, après, il fait trop chaud. J'ai essayé de vacciner en septembre, je n'ai eu personne " 2008 . Dans ces conditions, il semblerait que le maire de Sérézin-du-Rhône soit autant attentif à la venue annuelle du vaccinateur dans sa commune qu'au moment même de sa venue.
L'activité des médecins-vaccinateurs serait également meilleure, du moins plus régulière. L'hypothèse est plausible mais c'est là une chose fort difficile à mesurer. Dans les années 1880-1890, la fréquence d'une tournée annuelle du vaccinateur dans toutes les communes de sa circonscription n'est pas toujours respectée. Le docteur Giraud ne s'est ainsi pas présenté à Proveyzieux, Bresson et Venon pendant au moins deux années consécutives 2009 , tandis que le docteur Martin avoue n'avoir pratiqué aucune vaccination à Méaudre et Corrençon en 1895 2010 . Toutefois, de telles attitudes perdurent encore après l'application de la loi de 1902. Ainsi, en 1908, le sous-préfet de La Tour-du-Pin explique que ses interventions répétées auprès du vaccinateur de Chamagnieu sont restées lettre-morte 2011 . Pour autant, la négligence des médecins cantonaux n'empêche pas certaines séances de vaccination d'avoir lieu. Quelques municipalités, comme celle d'Optevoz, pallient l'absence du vaccinateur en recourant " aux sages-femmes ou à des docteurs pris en dehors du service (et) que chacun paye " 2012 .
L'irrégularité des tournées vaccinales n'est pas toujours imputable à la négligence des médecins cantonaux. Leur activité dépend également de la quantité de vaccin dont ils disposent : s'ils n'en possèdent pas suffisamment pour vacciner toute la population de la circonscription, certaines séances ne peuvent alors avoir lieu. Si l'on en croit le docteur Martin, la création de l'Institut vaccinogène en 1891 n'avait pas mis fin aux problèmes d'approvisionnement des vaccinateurs : " L'institut vaccinogène ne me l'envoie que longtemps après la demande et parfois il faut en demander deux fois pour avoir des quantités très insuffisantes, cela met chaque année entrave à mes opérations de vaccination " 2013 . Cependant, le service s'améliore nettement au cours de la décennie 1900 et la surproduction succède à la pénurie. Entre 1905 et 1909, un tiers du vaccin fabriqué n'est pas utilisé et la proportion augmente même à la moitié en 1909 2014 . Dans ces conditions, le gaspillage du vaccin, qui résulte de la tendance des demandeurs à majorer leurs prévisions, est fortement critiqué : il occasionne à l'Institut " un surcroît de travail qui, le surmenant par moment, peut nuire à la régulière préparation du vaccin " 2015 .
Un dernier élément, qui permettrait d'expliquer la hausse des vaccinations à partir de 1904, oblige à se tourner du côté des intéressés eux-mêmes. Les résultats de la courbe montrent que la population se rend en plus grand nombre aux séances de vaccination. Pourtant, la vaccination est encore loin de concerner l'ensemble des assujettis.
C'est du moins ce que nous supposons. Le vaccinateur grenoblois indique en effet que l'état des vaccinations effectuées par lui a été adressé à la préfecture le 16 mars 1906. AMG, 390 W 18 : Rapport sur le fonctionnement du bureau d'hygiène pour l'année 1905.
La nuance est d'importance car il semble que, d'une part, les vaccinations pratiquées dans les écoles ne soient pas intégrées dans les statistiques du bureau d'hygiène et que, d'autre part, le nombre de vaccinations opérées dans la ville soit supérieur. Ainsi, le rapport de 1905 distingue bien les vaccinations et revaccinations faites au bureau d'hygiène, dont le nombre de 167 est à peu près conforme à celui des années précédentes, des vaccinations effectuées dans les écoles communales et qui s'élèvent à 1 478. Par ailleurs, l'inspecteur départemental estime à 10 000 le nombre de grenoblois qui se sont fait vaccinés en 1907, chiffre un peu exorbitant nous semble-t-il, alors que les statistiques du bureau d'hygiène n'en accusent que 895. AMG, 390 W 18 : Rapport sur le fonctionnement du bureau d'hygiène pour l'année 1905 et ADI, PER 56-105 : CG/IDAHP pour l'année 1907.
AMG, 390 W 5-21 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble et rapports annuels sur le fonctionnement du service pour les années 1890 à 1908 ; AMG, 5 I 3/3 : Rapports du directeur du bureau d'hygiène pour les années 1912 et 1913 et ADI, 37 M 1 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 11 novembre 1912.
ADI, PER 2437-35 : RAAP, Arrêté préfectoral relatif aux services départementaux de la vaccination, de la revaccination et de l'assistance médicale gratuite, 6 septembre 1890, article 2.
Proportion calculée sur 246 vaccinations d'après ADI, 115 M 6 : Rapport présenté à M. le ministre du Commerce sur les vaccinations pratiquées en France pendant l'année 1882, Paris, Imprimerie nationale, p. 41.
Sur 573 vaccinations pratiquées par ce médecin : 30 % concernent des enfants de moins de six ans, 50 % concernent des enfants âgés de six à 13 ans et 20 % concernent des personnes âgées de plus de 14 ans. ADI, 115 M 5 : Listes nominatives des vaccinations pratiquées par le docteur Jamme dans les communes de Saint-Laurent du Pont, Entre-Deux-Giers, Saint-Christophe d'Entre-Deux-Giers et Miribel-les-Echelles en 1900.
ADI, 116 M 9 : Dossier sur l'épidémie de variole en 1900 et notamment l'abondant échange de correspondances entre le préfet et les maires des communes vaccinées ou les médecins-vaccinateurs, ou encore entre les inspecteurs primaires et l'inspecteur d'Académie.
ADI, PER 2437-30 : RAAP, Arrêté préfectoral relatif au service départemental de la vaccine et de l'assistance médicale gratuite, 6 mars 1879, articles 9 et 12 ; ADI, PER 2437-41 : RAAP, Règlement sanitaire départemental, 20 avril 1904, article 18 ; RTOSP, Tome IV, pp. 104-107 : Décret du 27 juillet 1903 relatif au fonctionnement des services de vaccination, article 4.
ADI, 40 X 22 : Lettre du maire de Sérézin-du-Rhône au sous-préfet de Vienne, 13 juin 1898.
ADI, 40 X 20 : Lettre du médecin cantonal du Péage-de-Roussillon au sous-préfet de Vienne, 17 novembre 1887.
ADI, 40 X 19 : Lettre du préfet de l'Isère au docteur Giraud, 10 juin 1895, et lettres des maires de Bresson et de Venon au préfet de l'Isère, 12 mai et 7 juin 1898.
ADI, 40 X 21 : Lettre du docteur Martin au préfet, 22 mai 1896.
ADI, 40 X 21 : Lettre du sous-préfet de La Tour-du-Pin au préfet de l'Isère, 21 novembre 1908.
ADI, 40 X 19 : Conseil municipal d'Optevoz, séance du 18 juin 1911.
ADI, 40 X 21 : Lettre du docteur Martin au préfet de l'Isère, 22 mai 1896.
ADI, PER 56-101 à 56-109 : CG/IDAHP pour les années 1905 à 1909.
ADI, PER 56-103 : CG/IDAHP pour l'exercice 1906.