a. Une action régulière mais limitée

Depuis sa mise en place en 1854, la commission des logements insalubres de Grenoble avait fait preuve d'une grande et régulière activité, s'occupant à la fois de l'habitat mais aussi de la salubrité générale de la ville 2155 . Cette pratique perdure tout au long du Second Empire et encore dans les années 1870 2156 , mais elle s'atténue au cours de la décennie suivante 2157 . Les activités de la commission semblent alors se replier autour de la seule question du logement. L'évolution de la composition de l'institution 2158 en témoigne puisque les architectes y sont de plus en plus nombreux. Entre 1854 et 1884, la commission ne comptait en effet qu'un seul de leur représentant ; en 1889, les architectes sont au nombre de cinq 2159 et forment le quart des membres de la commission ; la proportion passe à la moitié à partir de 1904 et la domination des architectes ne se dément plus par la suite.

L'activité de la commission ne faillit pas pour autant. Entre 1870 et 1884, celle-ci tient en moyenne 21 réunions par an, au cours desquelles elle répartit les habitations à visiter entre ses membres et discute des travaux d'assainissement à prescrire 2160 . Le graphique suivant indique l'évolution du nombre annuel de logements visités par la commission.

Graphique n° 28 : Nombre de logements visités par la commission des logements insalubres de Grenoble (1879-1903)
Graphique n° 28 : Nombre de logements visités par la commission des logements insalubres de Grenoble (1879-1903)

Sources : AMG, 5 I 12 : Commission des logements insalubres. Statistique générale des travaux, 1879, 1881-1882, 1901-1902 et AMG, 390 W 5 à 14 et 16 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble et rapports sur le fonctionnement du bureau d'hygiène, 1890 à 1900 et 1903.

Ce graphique permet de distinguer deux périodes. Entre 1879 et 1883, la commission visite en moyenne 128 logements par an, semblant continuer sur sa lancée de la fin du Second Empire 2161 . Après le pic de 1884, dont le " nombre anormal (...) a été motivé par l'approche de l'épidémie cholérique " 2162 , le nombre de logements visités diminue et passe sous la barre de la centaine, puis de la cinquantaine à partir de 1898. Le ralentissement de l'activité de la commission des logements insalubres n'est pas imputable à une défaillance ou à un moindre intérêt de ses membres. Il faut rappeler que, suivant les termes de la loi de 1850, la commission ne peut agir que sur plaintes émanant des locataires. Or, comme le note son président en 1901, celles-ci se font plus rares 2163 .

Il est plus difficile de mesurer l'activité de la commission des logements insalubres à partir de 1904. La statistique de ses travaux n'apparaît plus dans les rapports du bureau d'hygiène et seul le nombre de plaintes reçues par le service et transmises à la commission y figure. En admettant que celui-ci corresponde au nombre de logements visités, ce qui est fort plausible 2164 , la continuité l'emporte plutôt sur la rupture. Entre 1906 et 1908, 45 plaintes en moyenne parviennent annuellement au bureau d'hygiène 2165 , donnée qui se situe dans la droite ligne des résultats des années antérieures. La loi du 15 février 1902 ne s'est ainsi pas immédiatement traduite par une intensification de la lutte contre l'habitat insalubre, alors même qu'elle élargissait considérablement les pouvoirs des autorités publiques en ce domaine 2166 . En revanche, lorsque le bureau d'hygiène prend seul les affaires en main à partir de 1910 et n'agit plus seulement sur plaintes, mais également de sa propre initiative 2167 , le nombre d'enquêtes augmente sensiblement : de 151 en moyenne pour les années 1911-1912, il passe à 222 en 1913 et puis à 290 l'année suivante 2168 .

Si les affaires instruites par la commission des logements insalubres ont tendance à stagner, le champ d'intervention de l'institution s'élargit au fur et à mesure que la ville s'étend et s'urbanise.

Graphique n° 29 : Evolution de la répartition géographique de l'intervention de la commission des logements insalubres et du bureau d'hygiène (1879-1914)
Graphique n° 29 : Evolution de la répartition géographique de l'intervention de la commission des logements insalubres et du bureau d'hygiène (1879-1914) Pour une localisation géographique des grandes unités spatiales de la ville de Grenoble, cf. Annexe n°43.

Nombre total de rues visitées en 1879, 1881-1882 : 143
Nombre total de rues visitées en 1900-1903 : 118
Nombre total de rues visitées en 1911-1914 : 226
Sources : AMG, 5 I 12 : Commission des logements insalubres : Statistique générale des travaux, 1879, 1181 et 1882 ; AMG, 390 W 14 et 16 : Rapports sur le fonctionnement du bureau d'hygiène de Grenoble pour les années 1900 et 1903 ; Service d'hygiène de Grenoble : Casier sanitaire, fichier des plaintes, 1911-1914 2170 .

Au début des années 1880, l'essentiel des interventions de la commission des logements insalubres se concentre au sein de la vieille ville, le coeur historique de Grenoble. C'est dans cette petite partie de la ville 2171 , constituée de rues étroites et tortueuses 2172 , que vit la majeure partie de la population : environ 60 % des Grenoblois y résident en 1881 2173 . L'habitat, des immeubles de 3 à 4 étages sur lesquels se sont multipliées des petites constructions additionnelles 2174 , y est notoirement insalubre. En témoigne la description éloquente fournie par le docteur Girard en 1885. Les cours des immeubles, " étroites et profondes ", " servent d'égouts à ciel ouvert aux maisons riveraines " ; les escaliers sont " étroits ", " mal éclairés et mal aérés " ; les cabinets d'aisance, communs à un ou deux étages, " sont presque forcément malpropres, et, durant les chaleurs, ils infectent littéralement l'escalier et la maison " ; les éviers communs, souvent installés au dernier étage, ne sont pas uniquement le réceptacle des eaux ménagères : " on y verse fréquemment des vases pleins d'urine et parfois aussi des matières fécales " et le tout se déverse dans les rigoles de la rue 2175 . Jusqu'à la veille de la première guerre mondiale, les enquêtes de la commissions des logements insalubres restent très nombreuses au sein de la vieille ville 2176 . Toutefois, leur poids diminue nettement et atteint 41,1 % du nombre total de rues visitées en 1911-1914.

La grande bénéficiaire de cette évolution démographique est alors la partie Ouest de la ville. Intégrée dans le nouveau périmètre fortifié en 1878, elle n'est encore qu'un "simple faubourg aux contours imprécis " et à l'urbanisation " diffuse et lacunaire " 2177 . Une vingtaine d'années plus tard, la physionomie de cette vaste étendue s'est considérablement modifiée : des rues ont été tracées et des constructions nouvelles se sont élevées 2178 . En 1901, près de la moitié de la population y réside 2179 . La répartition des rues visitées par la commission des logements insalubres reflète cette évolution. Entre 1879 et 1881, 4,2 % des interventions se situent dans la partie Ouest ; la proportion atteint 35,8 % à la veille de la première mondiale. On note néanmoins que les interventions des institutions sanitaires sont plus nombreuses dans la nouvelle ville de l'Ouest, " aux larges rues bordées de hautes élégantes maisons " 2180 , que dans le quartier Berriat, siège des usines et d'habitations populaires 2181 .

Par comparaison avec la vieille ville et l'Ouest, les interventions de la commission des logements insalubres dans le quartier Sud et les faubourgs sont beaucoup plus limitées. Surtout, elles ne connaissent globalement que peu d'évolutions sensibles, à l'image de ces zones géographiques. Issue du déclassement et de la destruction des fortifications médiévales entre 1837 et 1854, la nouvelle ville du Sud, qui abrite de nombreux bâtiments publics et des immeubles cossus encerclés par des habitations populaires, ne s'est édifiée et peuplée que très lentement 2182 . A l'écart du mouvement des affaires et de l'animation, elle a plutôt tendance à végéter au début du XXe siècle 2183 . Quant aux faubourgs qui s'étendent au-delà des murailles, s'ils connaissent une importante croissance démographique dès le milieu des années 1870 2184 , ils ne rassemblent qu'une infime partie de la population et restent faiblement urbanisés.

Bien que la commission des logements insalubres ait tendance à visiter de moins en moins de logements, elle étend son action au fur et à mesure des transformations urbaines. Les enquêtes qu'elle conduit et les mesures d'assainissement qu'elle propose sont également à porter à son crédit.

Notes
2155.

Cf. supra, chapitre I, p. 51.

2156.

Voir notamment, AMG, 5 I 12 : Rapports de la commission des logements insalubres de Grenoble pour les années 1866 et 1867 et AMG, 5 I 4/1 : Registre des délibérations de la commission des logements insalubres de Grenoble, 1870-1884.

2157.

Les états statistiques des travaux prescrits par la commission des logements insalubres indiquent également les mesures de salubrité hors logement préconisées par la commission. Celles-ci sont mentionnées dans les états des années 1870 mais disparaissent au cours de la décennie suivante. AMG, 5 I 12.

2158.

Cf. Annexe n°42.

2159.

AMG, 5 I 12 : Liste des membres de la commission des logements insalubres, sans date mais vraisemblablement 1889-1890.

2160.

AMG, 5 I 4/1 : Registre des délibérations de la commission des logements insalubres de Grenoble, 1870-1884.

2161.

Entre 1868 et 1870, la commission grenobloise visitait en moyenne 143 logements par an. AMG, 5 I 12 : Rapport sur le renouveau de la commission des logements insalubres, 17 décembre 1871.

2162.

AMG, 5 I 12 : Lettre du Président de la commission des logements insalubres au maire de Grenoble, 14 février 1886.

2163.

AMG, 5 I 12 : Lettre du Président de la commission des logements insalubres au maire de Grenoble, 15 janvier 1901.

2164.

D'après l'inspecteur général des services administratifs, les enquêtes relatives à l'habitat insalubre continuent d'être menées sur plaintes. ANF, MS 820 279/9 : Rapport de l'inspecteur général Faivre au ministre de l'Intérieur sur le bureau d'hygiène de Grenoble, 20 août 1908.

2165.

AMG, 390 W 19 à 21 : Rapports sur le fonctionnement du bureau d'hygiène pour les années 1906 à 1908.

2166.

Rappelons qu'avec la loi de 1902, l'action des pouvoirs publics n'est plus subordonnée à la réception de plaintes émanant de locataires et s'étend aux logements occupés par les propriétaires eux-mêmes.

2167.

AMG, 5 I 3/3 : Rapport du directeur du bureau d'hygiène sur le fonctionnement du service pendant l'année 1912, 4 juillet 1913.

2168.

AMG, 5 I 3/3 : Lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire de Grenoble, 29 juin 1912 ; Rapport du directeur du bureau d'hygiène sur le fonctionnement du service pour l'année 1913 et Georges MONCENIX, " La démographie et l'hygiène à Grenoble", in Grenoble et sa région 1900-1925, Grenoble, Imp. Allier, 1925, p. 48.

2169.

Pour une localisation géographique des grandes unités spatiales de la ville de Grenoble, cf. Annexe n°43.

2170.

Le fichier des plaintes du casier sanitaire était la seule source permettant de localiser les interventions du bureau d'hygiène au sein de la ville. Si l'on en croit le directeur du bureau d'hygiène, chaque plainte donne lieu à une enquête. AMG, 5 I 3/3 : Rapport du directeur du bureau d'hygiène sur le fonctionnement du service pour l'année 1913.

On peut distinguer, dans le casier sanitaire, deux types de plaintes correspondant à deux grandes situations d'insalubrité. Il y a tout d'abord les causes d'insalubrité inhérentes à l'habitation et nécessitant des réparations (par exemple, mauvais état des parties communes). Il y a ensuite les causes d'insalubrité provenant du comportement des habitants et concernant l'intérieur ou l'extérieur de l'immeuble (dépôt d'ordures dans une cour ou dans une ruelle, par exemple). Dans ce dernier cas, la cause d'insalubrité disparaît par une simple application du règlement sanitaire. La distinction entre ces deux types de situations n'est pas toujours aisée à établir : ainsi, la malpropreté des WC peut être autant liée à un défaut de nettoyage qu'à une installation défectueuse. La même constatation peut être faite pour les cours, les allées et les montées d'escaliers. Dans ces conditions, nous n'avons retenu que les plaintes dont nous étions sûrs qu'elles impliquaient des réparations. Les proportions présentées dans le graphique ne diffèrent toutefois que faiblement si l'on y ajoute la centaine de cas litigieux que nous venons d'évoquer.

2171.

La vieille ville occupe une surface de 50 hectares, soit 13,1 % de la surface totale de la ville. Jules GIRARD, Grenoble au point de vue...., op. cit., p. 20 et 37.

2172.

Raoul BLANCHARD, Grenoble. Etude de géographie urbaine, Grenoble, Ed. Didier et Richard, 1935, p. 94.

2173.

Jules GIRARD, Grenoble au point de vue..., op. cit., p. 37 et 66.

2174.

Robert CHAGNY, " Notes sur le mouvement de la construction et la croissance urbaine à Grenoble au XIXe siècle. 1825-1885 ", in Yves LEQUIN, Maurice GARDEN, Construire la ville. XVIIIe-XXe siècles, Lyon, PUL, 1983, pp. 43-44.

2175.

Jules GIRARD, Grenoble au point de vue..., op. cit., pp. 37-39.

2176.

114 rues visitées en 1879, 1881-1882 ; 76 rues visitées en 1900-1903 et 93 rues visitées en 1911-1914.

2177.

Robert CHAGNY, " Notes sur le mouvement de la construction...", in Yves LEQUIN, Maurice GARDEN, op. cit., p. 46.

2178.

Cf. Annexes n°13 et 14.

2179.

Raoul BLANCHARD, Grenoble. Etude de géographie..., op. cit., p. 110.

2180.

Ibid., p. 109.

2181.

Ibid., p. 110 et Robert CHAGNY, " Notes sur le mouvement de la construction...", in Yves LEQUIN, Maurice GARDEN, op. cit., p. 47.

2182.

Vital CHOMEL (dir), op. cit., p. 250 et 253.

2183.

Raoul BLANCHARD, op. cit., pp. 108-109 et 112.

2184.

Entre 1876 et 1901, la population des principaux faubourgs (Croix-Rouge, Bajatière, la Capuche et les Eaux-Claires) passe de 961 à 3 895 habitants (soit 5,7 % de la population totale). Ibid., pp. 110-111.