2. Des propriétaires contestataires mais néanmoins dociles

Il est très difficile de résumer en quelques pages les relations qu'entretiennent les propriétaires d'immeubles et la municipalité grenobloise, avant tout parce qu'il s'agit essentiellement d'histoires individuelles. Il existe bien à Grenoble une organisation de la propriété bâtie 2202 mais celle-ci ne semble guère impliquée dans les problèmes d'assainissement des logements 2203 , contrairement à son homologue lyonnaise nettement plus offensive sur ce terrain 2204 . Dans ces conditions, nous avons plutôt tenté de cerner les attitudes des propriétaires face à l'intervention publique à travers la correspondance qu'ils échangent avec la municipalité grenobloise.

Il apparaît tout d'abord que si la ville de Grenoble comporte certainement des "Monsieur Vautour" - représentation du propriétaire féroce apparue dans un vaudeville de 1805 et illustrée, en 1847, par Daumier dans sa série " Locataires et propriétaires " 2205 -, il ne faudrait pas en faire une généralité. En effet, si la dénonciation de l'insalubrité des habitations est surtout le fait de locataires, les propriétaires ne sont pas en reste pour adresser des réclamations à la mairie. Sur 119 plaintes étudiées par la commission des logements insalubres ou par le bureau d'hygiène entre 1884 et 1910 2206 , 22 au moins émanent de propriétaires. Ils y expriment souvent leur intention d'entreprendre d'eux-mêmes des travaux d'assainissement et font part des oppositions des autres co-propriétaires ; l'assistance des institutions sanitaires est alors réclamée pour faire aboutir leurs projets 2207 . Dans d'autres cas, c'est l'attitude des locataires qui empêche le propriétaire d'agir. Celui de l'immeuble n°15 de la rue Bayard souhaite ainsi entreprendre des " réparations urgentes " dans une chambre-garni mais ses locataires ne veulent pas quitter le logement, malgré son état déplorable ; aussi demande-t-il l'intervention de la commission des logements insalubres pour obliger ses locataires à partir 2208 . Toutes ces sollicitations se heurtent en général à un refus de la commission des logements insalubres d'intervenir. " Je ne crois pas, explique son Président en 1895, qu'il soit dans l'esprit de la loi du 13 avril 1850 qui a créé ces commissions de les faire intervenir pour le règlement de différents entre les propriétaires. Leur fonctionnement ne semble être devoir motivé qu'en faveur des locataires qui n'ont pas d'autres moyens d'obtenir l'assainissement de leur logement (...) " 2209 . Il arrive toutefois que la commission accède aux désirs des propriétaires et formule " des injonctions d'une légalité douteuse " 2210 . Elle ordonne ainsi la réfection des façades intérieures d'un immeuble du centre-ville et justifie son intervention en ces termes : " La loi du 13 avril 1850 exige que les commissions soient saisies d'un signalement pour visiter les immeubles mais il est expliqué qu'il n'est pas nécessaire que les plaintes soient signées. Dans ces conditions, nous pensons que les injonctions (...) devraient être maintenues " 2211 . Au moins, la loi du 15 février 1902 permet-elle à la commission d'éviter ce genre de tour de passe-passe juridique et d'agir en toute légalité.

Si certains propriétaires se montrent soucieux d'améliorer d'eux-mêmes les conditions de salubrité de leur possession, comment se comportent-ils lorsque les travaux d'assainissement sont imposés par la municipalité ? Sur ce point, le discours de la commission des logements insalubres s'avère particulièrement enthousiaste. Déjà sous le Second Empire, l'institution louait l'attitude des propriétaires, qui recevaient ses injonctions " avec la meilleure grâce ", et peinait à citer quelques exceptions 2212 . Le discours ne varie pas sous la Troisième République 2213 et il est répercuté par les instances municipales : en 1903, le maire de Grenoble explique ainsi au préfet que " grâce à l'excellent esprit de la généralité des propriétaires, (les) travaux ont presque toujours été exécutés " 2214 . La faible proportion de dossiers transmis au conseil municipal, qui, contrairement aux dispositions de la loi de 1850, n'intervient qu'après de nombreuses lettres de rappel restées sans résultat 2215 , a d'ailleurs tendance à corroborer ces témoignages : pour les années 1884-1891 et 1896-1903, l'assemblée n'a délibéré que sur 3,9 % des dossiers instruits par la commission 2216 .

Le discours des différents intervenants publics et le petit nombre d'affaires transmises au conseil municipal n'empêchent pourtant pas des résistances de la part des propriétaires. Certains contestent en effet la décision de la commission. C'est principalement le bien-fondé de la plainte ayant entraîné l'intervention municipale qui motive leurs réclamations. " Le trou (du col d'évent) que l'on me prescrit de faire reboucher, explique ainsi ce propriétaire, existe depuis que la maison a été construite et n'a jamais donné lieu à aucune cause d'insalubrité ou de réclamation " 2217 . Un autre propriétaire trouve étrange que son locataire, qui ne s'est jamais plaint en 15 ans de l'humidité de son logement, le fasse au moment précis où il cherche à résilier son bail 2218 . Un autre encore explique qu'il s'agit d'une question de goût : " Les murs sont propres, si quelques gérants d'affaires ne sont pas satisfaits, c'est une chose toute personnelle " 2219 . Mais la contestation peut porter également sur le plan juridique : pour ce co-propriétaire, ancien magistrat, les travaux de peinture que la commission a prescrits, ne relèvent nullement d'une affaire de salubrité mais d'une affaire d'embellissement de l'immeuble. "Dès lors, conclut l'intéressé, votre arrêté n'a plus d'effet puisque les lois visées ne concernent que l'insalubrité " 2220 . En règle générale, les protestations des propriétaires n'aboutissent pas et les arrêtés municipaux enjoignant l'exécution de travaux sont maintenus. Il arrive toutefois, sans que l'on sache vraiment pourquoi, que la commission se déclare favorable à l'annulation de la procédure 2221 .

La commission des logements insalubres ne doit pas seulement répondre aux contestations des propriétaires ; elle doit aussi faire face aux nombreuses demandes d'ajournement des réparations qu'elle a indiquées. Là aussi, les propriétaires invoquent différentes raisons. Ils expliquent notamment que leur immeuble a déjà plusieurs fois fait l'objet de coûteux travaux. Au n°5 de la rue Renauldon, par exemple, " depuis 10 ans, il ne s'est pas écoulé deux années consécutives qu'il y ait eu de sérieuses réparations à apporter à l'immeuble " 2222 . D'autres propriétaires s'avouent peu fortunés ou viennent de faire face à d'importantes dépenses d'une autre nature 2223 . D'autres enfin estiment que la saison est trop avancée pour entreprendre des travaux 2224 . La commission des logements insalubres répond à ces demandes au cas par cas ; elle se prononce en général favorablement lorsque les réparations ne sont pas urgentes ou lorsque les circonstances lui paraissent exceptionnelles 2225 .

La plus grande difficulté à laquelle la commission est confrontée provient toutefois de l'extrême division de la propriété grenobloise 2226 . Entre 1884 et 1903, le nombre moyen d'injonctions adressées chaque année par la municipalité est entre deux et cinq fois plus élevé que le nombre des logements visités 2227 . Ces chiffres ne reflètent néanmoins qu'imparfaitement la réalité : certains immeubles peuvent compter jusqu'à 20 co-propriétaires et il arrive fréquemment qu'un même étage soit partagé 2228 . Il en résulte des difficultés d'entente entre les intéressés sur l'opportunité d'effectuer les réparations, la répartition des charges ou même le choix de l'entrepreneur 2229 . Dans ces conditions, c'est la rapidité de l'exécution des travaux qui en souffre : les délais entre les injonctions et la réalisation des travaux atteignent en général deux ans, voire trois ans 2230 . Les propriétaires le savent d'ailleurs bien et en jouent. L'un d'entre eux a ainsi fait cette réponse aux autres co-propriétaires d'un immeuble : " Je leur ai encore répété que rien ne pressait qu'on avait toujours devant soi pour les travaux que la ville exigeait des propriétaires. (...) Je possède rue Brocherie une part d'immeuble mais nous nous entendons ensemble et nous avons renvoyé à quatre ans des travaux que la ville nous demandait. Je m'oppose donc malgré les ordres de B. à ce que cela se fasse de si tôt " 2231 .

Les actions municipales en faveur de la salubrité des logements grenoblois ne sont donc pas à négliger. Les lois du 13 avril 1850 et du 15 février 1902 y ont reçu une application appréciable, comme en témoignent les activités de la commission des logements insalubres et du bureau d'hygiène. Si les propriétaires résistent ou ne se montrent nullement empressés d'exécuter les travaux préconisés, les réparations semblent dans l'ensemble effectuées, si l'on en croit les institutions sanitaires et les instances municipales. En tout cas, les poursuites judiciaires pour non exécution des travaux sont très peu nombreuses 2232 . Les mesures d'assainissement ordonnées sont pourtant loin de concerner l'ensemble des logements grenoblois : au cours de la décennie 1900, de nombreux acteurs aussi différents que la chambre syndicale des ouvriers peintres en bâtiment, le président de l'Oeuvre de la protection de l'enfance ou l'inspecteur général des services administratifs 2233 , s'accordent pour reconnaître et dénoncer l'insalubrité persistante des habitations grenobloises. Les propriétaires ne sont pas seulement responsables de cette situation : en effet, si l'insalubrité peut être liée à l'état du bâti, elle peut également provenir du comportement des résidents.

Notes
2202.

La chambre syndicale des propriétaires de la ville de Grenoble a été fondée le 25 juin 1896. Elle compte à cette date 200 adhérents, dont le nombre augmente à 400 en 1899, puis à 485 en 1906. ADI, 167 M 1 : Etat récapitulatif annuel des syndicats du département de l'Isère, chambre syndical des propriétaires de la ville de Grenoble, 1899 et 1906.

2203.

L'organisation de la propriété bâtie grenobloise a laissé peu de traces dans les archives et il est très difficile de se prononcer sur son activité. Pierre Barral note que son existence fut plutôt éphémère, mais le préfet de l'Isère note qu'elle " fonctionne très bien ". La chambre syndicale organisa néanmoins trois ou quatre conférences annuelles entre 1901 et 1905 et édita un bulletin mensuel dont trois numéros de 1898 ont été conservés. Le problème de l'assainissement de Grenoble y est évoqué mais sous un angle très général. Pierre BARRAL, op. cit., p. 146 ; ADI, 167 M 1 : Appréciation du préfet sur la chambre syndicale des propriétaires de la ville de Grenoble, sans date mais vraisemblablement 1897 ; AMG, 7 F 159 : Lettres du Président de la chambre syndicale des propriétaires de la ville de Grenoble au secrétaire général de la mairie de Grenoble, 1901-1905 et Bulletins mensuels du syndicat des propriétaires de la ville de Grenoble, 1898 (Voir en particulier le n°2 du 1° février 1898 : " De l'assainissement de Grenoble ").

2204.

Christiane BEROUJON, " La Chambre syndicale des propriétaires immobiliers de la ville de Lyon ", Bulletin du centre d'histoire économique et sociale de la région lyonnaise, n°3, 1988, pp. 25-26. L'auteur évoque la " lutte ouverte " entre la mairie et les propriétaires lyonnais qui s'opposent à l'application de certaines dispositions du règlement sanitaire aux immeubles anciens ", ainsi que l'" échange de courriers acerbes " entre la chambre syndicale et le président de la commission sanitaire sur le rôle du représentant des propriétaires dans les délibérations sur les mesures d'assainissement des immeubles insalubres.

2205.

Alain DEWERPE, op. cit., p. 57.

2206.

AMG, 5 I 13 à 17 / 1 : Plaintes des Grenoblois sur l'état de leurs habitations. Nous n'avons retenu ici que celles transmises à la commission des logements insalubres et au bureau d'hygiène.

2207.

Par exemple, AMG, 5 I 16 : Lettre de trois co-propriétaires du 18 rue Saint-Laurent, 29 avril 1886 ; AMG, 5 I 15 : Lettre de sept co-propriétaires du 6 place de Metz, 23 juillet 1890 ; 5 I 13 : Lettre de quatre co-propriétaires du 5 rue Derrière-Saint-André, 14 octobre 1890.

2208.

AMG, 5 I 14 : Lettre d'un propriétaire du 15 rue Bayard, 10 mars 1899.

2209.

AMG, 5 I 16 : Lettre de la commission des logements insalubres à l'entrepreneur choisi par quelques propriétaires du 28 rue Saint-Jacques pour exécuter des travaux d'assainissement, 4 décembre 1895.

2210.

AMG, 5 I 12 : Commission des logements insalubres de Grenoble : Propositions de modifications à la loi du 13 avril 1850, 24 décembre 1884.

2211.

AMG, 5 I 16 : Lettre du Président de la commission des logements insalubres au maire de Grenoble, 4 janvier 1898. Notons que la qualité de co-propriétaire du signataire de la plainte ayant motivé l'intervention de la commission y est explicitement indiquée.

2212.

AMG, 5 I 12 : Rapport de la commission des logements insalubres de Grenoble pour l'année 1867 et lettre du Président de la commission des logements insalubres au maire de Grenoble, 6 juin 1867.

2213.

" Le plus grand nombre des propriétaires acceptent volontiers les obligations que leur impose la loi du 13 avril 1850 ". AMG, 5 I 12 : Lettre du Président de la commission des logements insalubres au maire de Grenoble, 10 juin 1892.

2214.

ADI, 113 M 8 : Lettre du maire de Grenoble au préfet de l'Isère, 22 janvier 1903.

2215.

Il ne faut pas voir, nous semble-t-il, dans les modalités d'intervention du conseil municipal de Grenoble un détournement de la loi de 1850, mais plutôt un exemple de " normes secondaires d'application ", telles que Pierre Lascoumes les a définies. A savoir : des " principes pratiques développés par les agents publics pour assurer la mobilisation et l'adaptation des règles étatiques aux faits sociaux qu'il leur appartient de gérer ". Pierre LASCOUMES, " Normes juridiques et mises en oeuvre des politiques publiques, L'Année sociologique, n°40, 1990, p. 62.

2216.

AMG, 5 I 12 : Commission des logements insalubres. Statistique générale des travaux, 1879, 1881-1882, 1901-1902 et AMG, 390 W 5-14 et 16 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble et rapport sur le fonctionnement du bureau d'hygiène, 1890-1900 et 1903. A titre de comparaison, 15 % des dossiers d'immeubles insalubres du Havre sont transmis au conseil municipal en 1879. Philippe MANNEVILLE, " La lutte contre les logements insalubres au Havre (XIXe-XXe siècles) ", in Le corps et la santé, Tome 1,op. cit., p. 69.

2217.

AMG, 5 I 16 : Réclamation de l'un des co-propriétaires du n°6 Place Notre-Dame, 9 juillet 1891.

2218.

AMG, 5 I 13 : Réclamation du propriétaire du logement n°21 rue du Faubourg Très-Cloîtres, reçue en mairie le 13 mars 1893.

2219.

AMG, 5 I 16 : Réclamation de l'un des propriétaires du n°1 rue de la Paix, 14 novembre 1900.

2220.

AMG, 5 I 16 : Réclamation de l'un des co-propriétaires du n°8 bis rue Servan, 30 décembre 1897.

2221.

AMG, 5 I 15 : Réclamation du propriétaire du n°101 rue Lakanal, 12 février 1890.

2222.

AMG, 5 I 16 : Demande d'ajournement de cinq co-propriétaires du n°5 rue Renauldon, reçue en mairie le 22 août 1889.

2223.

AMG, 5 I 13 : Demande d'ajournement des propriétaires du n°13 rue Derrière Saint-André, 25 juillet 1891 et AMG, 5 I 16 : Demande d'ajournement de l'entrepreneur chargé d'exécuter les travaux du n°3 place Saint-André, 15 février 1891 (son client vient de perdre trois membres de sa famille).

2224.

AMG 5 I 16 : Demande d'ajournement des propriétaires du n°1 rue Renauldon, 1er décembre 1895.

2225.

Notamment dans le cas du n°3 place Saint-André évoqué précédemment.

2226.

Jules GIRARD, Grenoble au point de vue..., op. cit., pp. 39-40. Le rapport de l'inspecteur général des services administratifs relève également cette situation.

2227.

AMG, 5 I 12 : Commission des logements insalubres. Statistique générale des travaux, 1879, 1881-1882, 1901-1902 et AMG, 390 W 5-14 et 16 : Annuaires du bureau d'hygiène de Grenoble et rapport sur le fonctionnement du bureau d'hygiène, 1890-1900 et 1903.

2228.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 26 mai 1885 (immeuble n°60 rue Saint-Laurent) et Jules GIRARD, Grenoble au point de vue..., op. cit., p. 40.

2229.

Par exemple, AMG, 5 I 16 : Réclamation des co-propriétaires des 5 étages du n°7 rue Saint-Laurent, 22 avril 1885 et Lettre de l'entrepreneur désigné pour le n°58 rue Saint-Laurent, 26 août 1884 ; AMG, 5 I 14 suite : Rapport du secrétaire de la commission des logements insalubres, 20 août 1891 (5 rue Renauldon).

2230.

Par exemple, AMG, 5 I 15 : Dossier de l'immeuble du n°20 Grand Rue, 1893-1896 ; AMG, 5 I 16 : Dossier de l'immeuble n°5 rue de Sault, 1895-1897 ; AMG, 5 I 15 : Dossier de l'immeuble n°17 rue Montorge, 1895-1897.

2231.

AMG, 5 I 16 : Lettre d'une co-propriétaire du n°1 rue des Remparts à un correspondant illisible, 16 février 1888.

2232.

Entre 1879 et 1902, les tribunaux correctionnels de l'ensemble de la France jugent en moyenne 87,7 délits liés à la loi du 13 avril 1850. Compte général de l'administration de la justice criminelle en France, Paris, Imprimerie nationale, un volume par an, 1879-1902.

2233.

ADI, 113 M 8 : Lettre du secrétaire général de la chambre des ouvriers peintres en bâtiment au préfet, 13 mars 1903 ; AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 27 mars 1905 ; ANF, MS 820 279/9 : Rapport de l'inspecteur général des services administratifs Faivre au ministre de l'Intérieur, 20 août 1908.