b. L'éducation hygiénique de la population : des intentions louables mais des réalisations limitées

Si " le gendarme employé avec réserve mais à bon escient est encore un excellent agent de thérapeutique sociale " 2291 , l'éducation hygiénique de la population l'est tout autant, sinon plus. Elle figure, on l'a dit, en bonne place parmi les solutions envisagées par les commissions sanitaires de l'Isère pour réduire la mortalité 2292 . L'inspecteur départemental a une opinion plus tranchée : entre l'éducation et la répression, il se montre nettement plus confiant dans la première pour obtenir l'application des règlements sanitaires communaux, et plus largement des prescriptions de la loi du 15 février 1902. "Ce n'est pas, explique-t-il, sur ses dispositions coercitives qu'il faut le plus compter, mais sur l'oeuvre éducatrice qu'elle accomplira petit à petit par ses commissions sanitaires et ses médecins répartis en sentinelles vigilantes sur tout le territoire du pays " 2293 .

Dans cette oeuvre éducatrice, " typique de la croisade éducative menée par la Troisième République laïque " 2294 , l'école occupe une place privilégiée 2295 : c'est en son sein que les enfants, futurs citoyens, font l'apprentissage de l'hygiène et de la propreté, tant il est vrai que tout concourt à faire de l'école républicaine le " Temple de l'hygiène" 2296 . C'est tout d'abord l'espace qui est réglementé : l'emplacement du terrain, la disposition des bâtiments, l'aménagement des salles de classe, des préaux et des latrines, le choix du mobilier scolaire sont strictement normés de manière à garantir et à fortifier la santé des écoliers ainsi que leur moralité 2297 . La diffusion de l'hygiène en milieu scolaire ne passe pas seulement par l'aménagement et la bonne tenue des locaux, elle s'opère également à travers l'enseignement qui y est dispensé. Avec l'institution des "leçons de choses et premières notions scientifiques " en 1882, l'hygiène est devenue une " matière obligatoire " à l'école primaire 2298 . Elle est également très présente dans les dictées, les récitations, les chants, les lectures et les sujets de rédaction donnés et appris par les élèves 2299 . L'éducation hygiénique des écoliers par les instituteurs n'est pas seulement rhétorique, elle est aussi pratique. Les maîtres ont en effet pour consigne d'examiner quotidiennement la tenue de leurs élèves et de renvoyer dans leurs foyers les enfants qui " ne se présenteraient pas en état de propreté " 2300 . L'instituteur lui-même n'échappe pas à ce carcan hygiénique : il se doit, par sa bonne tenue, d'être " un modèle de comportement sanitaire " 2301 , non seulement pour ses élèves, mais aussi " pour leurs parents, la communauté du village ou du quartier " 2302 .

Dans ce programme d'éducation sanitaire, les adultes ne sont pas oubliés. Si l'enfant, façonné par l'école 2303 , peut être un véhicule de transmission des habitudes d'hygiène et de propreté auprès de ses parents 2304 , les autorités sanitaires iséroises ne sauraient se satisfaire de ce seul relais. Elles préconisent notamment de diffuser les prescriptions sanitaires au moyen de conférences populaires ou de campagnes d'affichages 2305 . La propreté des espaces publics, pour laquelle il y a encore " beaucoup à faire " doit également servir d'exemplarité : elle incitera les particuliers " à mieux aménager leurs habitations " 2306 .

Si le discours des responsables sanitaires du département de l'Isère se révèle riche en intentions, il ne semble recevoir que des réalisations limitées. A dire vrai, on sait peu de choses sur les actions menées en faveur de l'éducation sanitaire de la population iséroise. A en croire le conseil d'hygiène départemental, l'enseignement de l'hygiène par les instituteurs serait, en 1914, " malheureusement trop négligé ", mais l'assemblée avoue ne pas connaître la manière dont cet enseignement est réellement dispensé dans les écoles du département 2307 . Pour notre part, nous savons seulement qu'une brochure intitulée Instruction sur les moyens à prendre pour éviter la propagation de la petite vérole et rédigée par le médecin des épidémies, fut donnée, au cours de l'épidémie de variole de 1887-1888, en dictée aux élèves du département avec " invitation à la communiquer à leurs parents " 2308 .

Nos informations sur les mesures en faveur de l'éducation hygiénique des adultes sont tout aussi lacunaires. Nous n'avons en effet relevé que l'organisation par la mairie de Grenoble de " cours publics de médecine populaire " à partir de 1884 2309 . Dispensées par les professeurs de l'école de médecine, ces conférences hebdomadaires eurent lieu chaque année, pendant trois ou quatre mois, jusqu'en 1900 2310 . Gratuites, tenues à partir de 20 heures et accompagnées de projections lumineuses, elles avaient vocation à accueillir " les travailleurs et les familles " 2311 . Deux grands thèmes y furent plus particulièrement abordés 2312 : l'anatomie et la physiologie du corps humain, et surtout l'hygiène. Représentant environ les deux tiers des cours professés, cette dernière matière dominait sans conteste, comme le souhaitait initialement la municipalité. De l'hygiène des corps à celle du milieu, en passant par l'hygiène alimentaire et la prophylaxie des maladies contagieuses, tous les aspects de la discipline étaient ainsi passés en revue. De plus, les professeurs l'approchaient tant sous l'angle théorique que pratique et ils évoquaient aussi bien des problèmes généraux que propres à la région grenobloise. On ne connaît rien de l'importance ni de la nature du public qui a assisté à ces conférences ; toujours est-il que celles-ci cessèrent en 1900, sur un programme moins riche que ceux des années précédentes 2313 .

On le remarquera, les deux exemples d'initiatives publiques menées en faveur de l'éducation sanitaire de la population que nous avons citées sont antérieurs au vote de la loi du 15 février 1902. Les archives n'ont pas laissé de traces d'actions semblables menées au cours de la période ultérieure. Il semble que si celles-ci furent entreprises, c'est davantage grâce à des initiatives individuelles et ponctuelles, à l'image de ce médecin cantonal qui " réunit les habitants et leur explique les mesures nécessaires pour la sauvegarde de leur santé " 2314

Face au problème de l'inobservation des prescriptions des règlements sanitaires par la population, les réponses des autorités publiques restent plutôt timides. L'éducation hygiénique des habitants semble plutôt rester au niveau des principes que des réalisations, tandis que la coercition est employée avec modération. Elle l'est d'autant plus qu'elle concerne uniquement des infractions à la salubrité publique, sanctionnées finalement depuis longtemps. Les nouveaux objets réglementés par la loi du 15 février 1902, en particulier dans le domaine de la prophylaxie des maladies contagieuses, ont tendance à échapper à la sanction. On a vu ce qu'il en était de la vaccine 2315 ; le refus de procéder à la désinfection n'est pas davantage réprimé si l'on prend pour témoin ce fait grenoblois. Le 30 décembre 1907, le directeur du bureau d'hygiène avait signalé au maire un ménage qui s'opposait à la désinfection, pourtant obligatoire, de leur appartement. Sa lettre était ainsi annotée : " Et alors, quelle proposition ? " et le directeur du service de répondre : " ?? à classer " ! 2316 . Il existe pourtant un autre moyen de modifier les habitudes hygiéniques de la population et d'obtenir par là une meilleure application de la législation sanitaire : c'est de lui offrir un équipement suffisant en eau potable et en égouts.

Notes
2291.

ADI, PER 56-105 : CG/IDAHP pour l'année 1907.

2292.

Cf. supra, chapitre IV, pp. 442-443.

2293.

ADI, PER 56-101 : CG/IDAHP pour l'année 1905.

2294.

François-Xavier MERRIEN, La bataille des eaux..., op. cit., p. 108.

2295.

ADI, PER 56-105 : CG/IDAHP pour l'année 1907.

2296.

Docteur DEPOUILLY, L'eau dans les logements ouvriers, Thèse de médecine, Paris, 1900, cité par Julia CSERGO, op. cit., p. 111.

2297.

Jean-Pierre GOUBERT, La conquête de l'eau. L'avènement de la santé..., op. cit., pp. 146-147, Julia CSERGO, op. cit., pp. 120-121, Michel BOUILLE, L'école : histoire d'une utopie ? XIXe-XXe siècles, Paris, Rivages, 1987, pp. 52-64 et 84-85.

2298.

Jean-Pierre GOUBERT, La conquête de l'eau. L'avènement de la santé..., op. cit., p. 149.

2299.

Ibid, pp. 150-151. L'auteur donne quelques exemples de dictées données dans les écoles primaires. Voir aussi Julia CSERGO,op. cit., pp. 122-124.

2300.

Règlement du 18 août 1893, cité par Julia CSERGO, op. cit., p. 15.

2301.

Julia CSERGO, op. cit., p. 124.

2302.

Jean-Pierre GOUBERT, La conquête de l'eau. L'avènement de la santé..., op. cit., p. 153 et suivantes.

2303.

Pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Goubert, ibid., p. 145.

2304.

Julia CSERGO, op. cit., p. 126.

2305.

ADI,, PER 56-109 : CG/IDAHP pour l'année 1910.

2306.

ADI, PER 56-105 : CG/IDAHP pour l'année 1907.

2307.

CDH-CS : Conseil d'hygiène départemental, séance du 7 janvier 1914.

2308.

ADI, 116 M 4 : Lettre du médecin des épidémies du département au préfet de l'Isère, 10 janvier 1900.

2309.

AMG, RDCM : Conseil municipal de Grenoble, séance du 22 décembre 1883.

2310.

AMG, RDCM : Programmes des conférences de médecine populaire, 1884-1899.

2311.

AMG, RDCM : Conférences populaires et lectures publiques. Ouverture pour 1892-1893.

2312.

Cf. Annexe n°45.

2313.

Le programme de l'année 1899-1900 comportait quatre thèmes contre 8,7 en moyenne pour les années précédentes.

2314.

ADI, PER 56-107 : CG/IDAHP pour l'année 1908.

2315.

Cf. supra, p. 484.

2316.

AMG, 5 I 9 : Lettre du directeur du bureau d'hygiène au maire de Grenoble, 30 décembre 1907.