Si, au début de la Troisième République, il existait déjà dans plusieurs communes de l'Isère des installations hydrauliques, il n'en n'est pas de même pour l'évacuation des eaux usées. Sur les 92 communes qui adressent entre 1885 et 1902 un projet d'équipement en eau potable, seulement trois déclarent posséder des égouts. Encore s'agit-il d'un bien grand mot ! A Crémieu, ils sont " peu importants " et finalement les eaux sales s'évacuent " dans des rigoles sillonnant la ville et quelques petits canaux " 2372 . Il en est de même à Oris-en-Rattier où les eaux usées sont recueillies " par les rigoles des chemins qui les déversent à la prairie " 2373 . Le même genre de réponse est fourni par d'autres communes qui disent ne pas posséder d'égouts 2374 .
En fait, il semble qu'à la fin du XIXe siècle, la présence d'égouts se limite aux villes importantes et à quelques cités secondaires du département de l'Isère. Le réseau est d'ailleurs bien peu satisfaisant. A Voiron, les égouts " sont assez mal établis " 2375 ; ceux du Péage-de-Roussillon, pourtant de construction récente, ont une pente insuffisante et "laissent échapper en été des émanations pestilentielles " 2376 ; enfin, les villes de Bourgoin, Vienne et Grenoble reconnaissent que leur réseau a besoin d'être complété 2377 .
Ailleurs, les eaux pluviales et ménagères s'évacuent tant bien que mal, dans des conditions parfois très sommaires. Au mieux, elles s'écoulent dans les rigoles des chemins, plus rarement dans des canaux ou des caniveaux, et vont se jeter dans des cours d'eaux ou des ruisseaux 2378 . Au pire, elles stagnent sur la voie publique et forment des dépôts, voire des mares nauséabondes 2379 . Mais dans la plupart des villages, les eaux usées sont simplement jetées dans les cours ou les terres avoisinant les maisons où elles sont alors absorbées par le sol et le sous-sol 2380 . La conséquence, nous l'avons déjà souligné, est la contamination des eaux d'alimentation, surtout dans les communes s'approvisionnant au moyen de puits.
L'évacuation des matières de vidange est tout aussi lacunaire. Certes, les fosses d'aisance sont relativement répandues : 48 communes sur 92 déclarent en posséder et parmi elles, 26 comptent moins de 1 000 habitants. Toutefois, elles existent rarement dans toutes les habitations de l'agglomération 2381 et sont souvent très rudimentaires. Ainsi à Porcieu-Amblagnieu, il s'agit de simples " trous non étanches ", tandis que 40 % des fosses du hameau de Brignoud sont des tonneaux 2382 . La commune de Crémieu a beau disposer de fosses d'aisance dans chaque maison, leur contenu n'en infiltre pas moins la nappe d'eau souterraine 2383 .
Que les communes possèdent ou non des fosses d'aisance, les matières de vidange ont à peu près toutes la même destination : dans près de 60 % des cas, elles sont répandues dans les champs ou sont jetées au fumier et servent ainsi d'engrais pour les cultures. Quand elles ne sont pas tout simplement enfouies comme à Monestier-de-Clermont 2384 . Rares sont les communes qui disposent d'un service d'enlèvement des vidanges : une telle organisation prévaut dans les villes importantes - Grenoble, Vienne, Bourgoin - ainsi que dans quelques gros bourgs ou villages, tels Saint-Marcellin ou La Verpillière 2385 . Encore le service apparaît-il très défectueux. Ainsi à Saint-Marcellin, " les matières sont puisées dans des seaux et reçues dans des tonneaux mal étanches qui dans le trajet laissent échapper, non seulement des odeurs insupportables, mais encore des suintements qui souillent la voie publique. Aucun désinfectant n'est employé " 2386 . La mise en service, quelques années plus tard, d'appareils inodores ne change rien à la situation : les fosses restent ouvertes plusieurs heures et l'opération continue de produire de " nombreuses flaques d'excréments non seulement autour de la fosse, mais le long des rues traversées ensuite " 2387 .
Autant les projets d'alimentation en eau potable sont nombreux, autant ceux prévoyant la construction d'égouts sont rares. Nous en avons relevé seulement treize dans les archives des conseils d'hygiène entre 1879 et 1914 2388 . Si les lacunes des sources permettent d'espérer un nombre supérieur, gageons sans risque que celui-ci reste bien en-deçà des projets d'approvisionnement en eau potable. Un tel décalage n'a rien d'étonnant : Jean-Pierre Goubert constate que " pendant tout le XIXe siècle, les travaux d'adduction et de distribution d'eau bénéficient d'une priorité, suivis avec lenteur par les équipements d'évacuation " 2389 . L'enquête menée en 1892 par l'ingénieur Bechmann sur 691 villes de plus de 5 000 habitants confirme cette affirmation : si 54,7 % d'entre elles possédaient une distribution d'eau, 13 % seulement disposaient d'égouts 2390 .
Dans le département de l'Isère, le désir d'équipement pour l'évacuation des eaux usées ne se limite pas aux villes de quelque importance : on compte ainsi une commune de plus de 5 000 habitants, cinq communes comprenant entre 2 000 et 5 000 habitants et sept communes de moins de 2 000 habitants.Tous les projets de construction d'égouts n'ont pas la même ampleur. Certains ne desservent qu'une partie de l'agglomération : il en est ainsi des communes qui complètent leur équipement - Vienne, Saint-Marcellin - ou qui le commence - L'Albenc, Pont-en-Royans -. Dans d'autres communes au contraire, c'est l'ensemble de l'agglomération qui est peu à peu pourvu. Le cas le plus symptomatique est sans conteste celui du Bourg d'Oisans. Administrée depuis 1896 par le docteur Girard, la ville se dote petit à petit d'un véritable réseau : entre 1901 et 1908, des égouts sont construits dans une douzaine de rues et de ruelles tandis que trois ruisseaux étaient canalisés. Le programme se poursuit à partir de 1910 et deux ans plus tard, la commune dispose de 5 kilomètres d'égouts, soit un peu plus que Vienne ou Voiron, qui reçoivent non seulement les eaux pluviales et ménagères mais aussi le produit des fosses d'aisance 2391 .
Malgré cette exception, le tout-à-l'égout reste rare. Il est certes pratiqué dans certaines communes, clandestinement ou sur autorisation municipale, mais dans des conditions si défectueuses que les expériences sont bien vite abandonnées 2392 . En fait, l'application d'un tel système dans le département de l'Isère n'en est qu'à ses débuts à la veille de la première guerre mondiale : Grenoble vient juste d'obtenir l'aval ministériel et Vienne, de nommer une commission extra-municipale d'étude 2393 . Les projets alternatifs comme l'établissement de fosses Mouras ou septiques, système si décrié par les hygiénistes 2394 , existent également, mais ils sont tout aussi rares : quelques propriétaires de Saint-Marcellin sont autorisés à équiper leurs immeubles de fosses septiques, tandis que la commune de La Mure obtient l'agrément de la commission sanitaire pour établir les mêmes installations à l'intérieur de la ville 2395 .
Si la fin du XIXe siècle représente une étape importante dans l'équipement sanitaire du département de l'Isère, les projets d'assainissement restent toutefois partiels. L'approvisionnement en eau potable est très largement privilégié à l'évacuation des eaux et des matières usées, la distribution publique préférée à la distribution privée. C'est qu'en ce domaine, nous n'en sommes encore qu'au début d'un processus de domestication de l'eau et des déchets qui se poursuit au-delà de la seconde guerre mondiale 2396 .
Il n'en reste pas moins que l'effort d'équipement entrepris dans le premier tiers de la Troisième République est à porter au crédit des municipalités. Toutes, bien sûr, ne sont pas également concernées et certaines refusent d'améliorer les conditions d'alimentation en eau potable de leurs administrés au motif que ce genre de dépenses n'est pas compris dans les dépenses obligatoires communales 2397 . Néanmoins, près du tiers d'entre elles n'hésitent pas à surmonter les lourdes charges financières que représentent les travaux d'adduction d'eau potable pour améliorer le cadre de vie de leurs administrés. C'est là une action non négligeable des responsables municipaux, si prudents dans l'application de la réglementation sanitaire et face à la propriété privée.
Le travail des institutions sanitaires, instruments de gestion de la santé publique et d'application de la loi du 15 février 1902 en particulier, apparaît conditionné par plusieurs éléments, fonctionnant en étroites relations les uns avec les autres. La prophylaxie des maladies contagieuses s'appuie ainsi à la fois sur les médecins, les maires et la population. Des premiers dépendent le signalement des maladies contagieuses. Si le corps médical se caractérise, dans son ensemble, par un manque d'empressement vis-à-vis de cette obligation, les responsables sanitaires ne sont pas démunis pour autant. Le directeur du bureau d'hygiène de Grenoble peut également compter sur l'administration hospitalière, la police, les directeurs d'écoles ou encore la population. Le rôle de cette dernière est loin d'être négligeable puisque la désinfection reçoit toutes les faveurs du public, qui la concède sans difficulté, la réclame et l'utilise bien au-delà de la seule obligation légale. La population est également la principale source d'informations pour déceler les habitations insalubres.
Mais la population, par ses plaintes ou par ses demandes, ne représente pas seulement un moyen de déclencher l'action sanitaire, elle est aussi directement visée par ses actions. Là, les comportements apparaissent très variés. Si le public se rend davantage aux séances de vaccination, il existe également de nombreux réfractaires et la couverture vaccinale reste limitée. De même, si les habitants prennent la plume pour dénoncer des pratiques, qui apparaissent comme autant d'infractions potentielles à la réglementation sanitaire, ils sont aussi les auteurs de ces nuisances.
Il appartient aux maires d'assurer la salubrité de leur commune. Là aussi, les attitudes sont très variées. Du laisser-faire à l'usage implacable de la coercition, il existe toute une gamme de possibilités, qui constituent autant de modalités de gestion des rapports sociaux. Le faible nombre de contraventions dressées pour infraction à la réglementation sanitaire, ne veut pas forcément dire que les règlements " (...) dorm(ent) tranquillement dans les mairies " 2398 . L'exemple de la ville de Grenoble, particulier il est vrai, a montré que les situations conflictuelles, qu'elles concernent les rapports entre propriétaires et locataires ou les relations de voisinage, sont davantage résolues par la négociation que par une action juridictionnelle. En revanche, l'action éducative, si chère aux républicains, n'a visiblement pas été une priorité des responsables municipaux.
Dresser le bilan de l'application des normes sanitaires s'avère finalement difficile tant les comportements sont peu saisissables et nos sources incertaines. De ci, de là, on note quelques avancées, telles la vaccination ou encore la désinfection, mieux connue des responsables départementaux. Beaucoup de progrès restent néanmoins à accomplir. Tous les cas de maladies contagieuses sont encore loin d'être dépistés et la lutte contre l'habitat insalubre est loin d'être gagnée. C'est qu'ici, on touche peut-être à une limite de la législation : celle d'avoir privilégié une gestion au quotidien, au cas par cas. Certes, la loi sanitaire avait réaffirmé le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique ou encore prévu les moyens d'imposer à une commune des travaux d'assainissement. Cependant, la destruction et la rénovation d'îlots insalubres sont, pour le moment, du moins à Grenoble, des actions peu employées, tandis que les entreprises d'assainissement semblent rester indépendantes de la législation. Malgré tout, les nombreux projets d'alimentation en eau potable présentés par les communes de l'Isère témoignent d'une action de fond, certes encore partielle, mais qui dépasse la simple gestion de l'urgence et du conflit.
AN, F 8 193 : Crémieu. Réponse au questionnaire..., 1894.
AN, F 8 194 : Oris-en-Rattier. Réponse au questionnaire..., 31 mai 1894.
Par exemple AN, F8 193 : La Bâtie-Montgascon. Réponse au questionnaire..., 18 décembre 1899 ; F 8 194 : La Motte d'Aveillans. Réponse au questionnaire..., 25 mars 1894 ; Noyarey. Réponse au questionnaire...,4 septembre 1897 ; Vizille. Réponse au questionnaire..., 1897.
AN, F 218 Enquête prescrite par la circulaire du 5 novembre 1912...Voiron.
ADI, 4 Z 130 : Commission sanitaire de Beaurepaire, séance du 24 décembre 1908.
AN, F 8 218 : Enquête prescrite par la circulaire du 5 novembre 1912...Bourgoin, Vienne, Grenoble. Le tableau d'Ed. Imbeaux et de V. Thiéry notait d'ailleurs en 1903 que les communes de Vienne, de Bourgoin et de Voiron possédaient " quelques égouts ". Ed. IMBEAUX, V. THIERY, op. cit., p. 22-23.
Par exemple, AN, F 8 193 : L'Albenc. Réponse au questionnaire... ; Le Cheylas. Réponse au questionnaire... ; F 8 194 : La Motte d'Aveillans. Réponse au questionnaire..., 25 mars 1894 ; La Mure. Réponse au questionnaire..., 25 janvier 1899 ; Vizille. Réponse au questionnaire..., 1897.
CDH-CS : Commission sanitaire de Vienne : séance du 10 mars 1911, construction d'égouts à Colombier-Saugnieu et Commission sanitaire de Rives : séance du 15 juin 1914, construction d'égouts à Rives.
25 cas sur 54 connus.
C'est le cas seulement de 13 communes sur 48. Notons néanmoins que des communes ont réalisé de notables progrès sur ce plan. Ainsi, en 1887, 3 % des maisons de La Mure étaient pourvues de fosses d'aisance ; la proportion passe à 40 % en 1910 à la suite d'un arrêté du maire de 1887 imposant aux propriétaires l'obligation de construire des fosses d'aisance. CDH-CS : Conseil d'hygiène départemental, séance du 29 juin 1910.
AN, F 8 194 : Porcieu-Amblagnieu. Réponse au questionnaire...., 15 février 1898 ; Villard-Bonnot et Froges. Réponse au questionnaire..., 1898.
AN, F 8 193 : Crémieu. Réponse au questionnaire..., 1894.
AN, F 8 218 : Enquête prescrite par la circulaire du 5 novembre 1912... Monestier-de-Clermont.
AN, F 8 218 : Enquête prescrite par la circulaire du 5 novembre 1912... Grenoble, Vienne, Bourgoin; ADI, 116 M 4 : Compte-rendu sommaire sur le fonctionnement des services d'hygiène dans l'arrondissement de Saint-Marcellin, 4e trimestre 1900 ; AN, F 8 194 : La Verpillière. Réponse au questionnaire...., 1895. C'est la seule commune qui, à la question sur le devenir des matières de vidange, répond qu'elles sont enlevées chaque année.
ADI, 116 M 4 : Compte-rendu sommaire sur le fonctionnement des services d'hygiène dans l'arrondissement de Saint-Marcellin, 4e trimestre 1900.
CDH-CS : Commission sanitaire de Saint-Marcellin, séance du 27 mai 1910. L'emploi d'appareils inodores date de 1906-1907.
A savoir : Péage-de-Roussillon (1894), Saint-Marcellin (1887 et 1905), Vienne (1904), Pont-en-Royans (1905), Chatonnay (1906), Venosc (1909), Bourg-d'Oisans (1910), La Mure (1911), Chasse-sur-Rhône (1911), L'Albenc (1911), Colombier-Saugnieu (1911), Rives (1914), Corbelin (1914).
ADI, 113 M 1 à 3 : Registre des délibérations du conseil d'hygiène de Grenoble, 1879-1894 ; ADI, 120 M 114 : Registre des délibérations du conseil d'hygiène de Saint-Marcellin, 1881-1888 ; ADI, 113 M 6 et 7 : Délibérations des conseils d'hygiène de La Tour-du-Pin (1878-1881, 1889-1894), Vienne (1878-1883, 1889-1893) et Saint-Marcellin (1878, 1880, 1889-1894) ; ADI, 4 Z 130 : Commissions sanitaire de Vienne (1911-1914) et de Beaurepaire (1908-1914). CDH-CS, 1904-1906, 1909-1911, 1914.
Jean-Pierre GOUBERT, " Equipement hydraulique et pratiques sanitaires dans la France du XIXe siècle ", op. cit., p. 124.
Ibid., p. 128.
AN, F 8 218 : Conseil municipal du Bourg d'Oisans, séance du 5 septembre 1909 et Enquête prescrite par la circulaire ministérielle du 5 novembre 1912...Réponse du Bourg d'Oisans.
Par exemple à Bourgoin et à Voiron. ADI, 2 O 54/12 : Conseil municipal de Bourgoin, séance du 30 mai 1911 CDH-CS : Commission sanitaire de La Mure, séance du 5 octobre 1906
ACV, 1 D 30 : Conseil municipal de Vienne, séance du 4 décembre 1911.
Pierre DARMON, L'homme et les microbes, op. cit., pp. 366-367.
CDH-CS : Commissions sanitaires de La Mure et de Saint-Marcellin, séances du 5 octobre 1906 et du 3 octobre 1910.
Voir notamment les résultats du recensement de 1946 et de l'enquête sur la propriété bâtie de 1941-1942 présentés par Jean-Pierre GOUBERT dans La conquête de l'eau. Analyse du rapport historique à l'eau..., op. cit., pp. 479-480. En 1946, 83,1 % des immeubles des communes rurales ne possèdent ni eau courante, ni tout-à-l'égout ; la proportion varie entre 46 % et 76 % pour les communes urbaines.
Il en est ainsi de la municipalités de Saint-Georges-d'Espéranches (1 542 habitants en 1911). CDH-CS : Commission sanitaire de Vienne, séance du 21 décembre 1910.
ADI, PER 56-105 : CG/IDAHP pour l'année 1907.