INTRODUCTION

La voix est une catégorie qui, à la différence des trois catégories traditionnelles du verbe (temps, mode, aspect1), ne se limite pas au groupe verbal mais est incidente à l’énoncé tout entier. Elle porte sur la relation du sujet au verbe, c’est-à-dire « sur la façon qu’a le sujet de se situer par rapport au procès »2. Elle est dite active quand l’action est considérée comme accomplie par le sujet (rôle sémantique d’agent) et passive quand l’action est considérée comme subie par lui (rôle sémantique de patient). La dénomination « genus verbi » (« genre du verbe »), en usage dans les grammaires allemandes, n’est guère appropriée. Elle établit un parallèle entre les trois voix (actif, passif, moyen) et les trois genres du nom (masculin, féminin, neutre) et, ce faisant, suggère que la voix est une catégorie grammaticale du verbe. Pourquoi les linguistes ont-ils longtemps considéré la voix comme une catégorie se limitant au seul groupe verbal ? La réponse est simple. Ils ont occulté les niveaux syntaxique et sémantique au profit du seul niveau morphologique.

En quoi la voix affecte-t-elle ces trois niveaux d’analyse linguistique ? Morphologiquement, elle oppose deux paradigmes (actif / passif) dont l’un est entièrement formé au moyen de l’auxiliaire « werden » accompagné d’un participe II (passif). Nous ne pouvons affirmer avec F. Muller que les deux paradigmes opposent inconditionnellement une forme simple à une forme composée (« baut » / « wird gebaut ») car cette caractéristique formelle n’est pas valable à tous les temps (« hat gebaut » n’est pas une forme « simple » - au sens linguistique du terme - bien que plus « simple » - si l’on prend le mot « simple » en son sens banal - que « ist gebaut worden »). Syntaxiquement, elle entraîne une réorganisation des groupes nominaux en transformant le complément d’objet de la construction active en sujet grammatical de la construction passive tout en offrant la possibilité de supprimer ou de conserver dans la phrase passive sous la forme d’un groupe prépositionnel agentif le sujet logique de l’énoncé actif (« Er baut das Haus » / « Das Haus wird (von ihm) gebaut »). Sémantiquement, elle opère un changement de perspective, de point de vue. Elle focalise l’énoncé sur l’agent (« Er baut das Haus ») en prédiquant la propriété « constructeur de maison » à propos du sujet « er » (actif), sur le patient (« Das Haus wird (von ihm) gebaut ») en prédiquant la propriété « construit par lui » à propos de « Haus » (passif) ou encore sur le procès (« Hier wird gebaut ») en épurant l’énoncé des arguments nominaux à statut d’actant (passif « impersonnel »).

L’opposition entre les voix active et passive est dissymétrique. Le pôle non marqué (générique) est occupé par la voix active qui permet au sujet de revêtir ou non le rôle sémantique d’agent. Le pôle marqué (spécifique) est occupé par la voix passive qui n’est envisageable que dans le cas où le sujet ne revêt pas le rôle sémantique d’agent. Les auteurs des Grundzüge einer deutschen Grammatik voient la spécificité du passif dans le fait qu’il ne permet pas au sujet de représenter l’agent du procès3. S’il est vrai que la voix passive focalise l’énoncé sur un autre élément que l’agent (le patient), il n’en est pas moins vrai qu’elle n’est pas la seule à présenter cette caractéristique. La voix du récipiendaire, formée au moyen de « bekommen » et d’un participe II, offre également cette possibilité en centrant l’énoncé sur le bénéficiaire.

Arrêtons-nous un instant sur l’étymologie du terme « voix » que Du Marsais, rédacteur de l’article « conjugaison » de l’Encyclopédie, a introduit dans la terminologie grammaticale en 17534. Ce terme est historiquement issu du latin « vox », qui traduit une opposition morphologique, « désigne simplement une forme »5. Il se voit concurrencer par le terme de « diathèse », calque du grec « diathesis », qui « signifie manières d’être disposé, affection (= être affecté), disposition de l’âme ou de l’esprit »6 et renvoie au domaine sémantico-référentiel de l’action (« energêtikos ») et de la passion (« pathêtikos »). L’usage actuel des dénominations « voix » et « diathèse » conserve le principe d’une délimitation entre les deux niveaux d’analyse que sont la morpho-syntaxe et la sémantique mais il procède à une surprenante interversion par rapport à l’origine étymologique des mots : l’appellation « diathèse » est située au niveau morpho-syntaxique tandis que son homologue « voix » est définie par la fonction de perspective7.

Qu’en est-il de l’étymologie des termes « actif » et « passif » ? L’origine de ces termes remonte à l’Antiquité grecque, plus précisément à Aristote qui, dans son Traité des Catégories, met en relation le niveau morphologique (« actif » / « passif ») avec le niveau sémantico-référentiel (« action » / « passion »). Le problème est que l’opposition aristotélicienne entre « action » et « passion » ne fournit pas une définition des voix conforme à la réalité linguistique. Premièrement, elle cantonne la voix active dans l’expression d’un procès accompli par un agent (B ---> A) alors que, comme nous venons de le voir, la phrase active peut avoir pour sujet une entité ne revêtant pas ce rôle sémantique (« Holz schwimmt », « Er bekommt graue Haare »). Deuxièmement, elle laisse entendre que l’essence de la voix passive est d’exprimer la souffrance d’un être vivant, qui subit une action (A <- B) sans y répondre (A --/> B) et qui possède par conséquent le statut de victime. Elle n’envisage que le cas où le procès s’avère dommageable pour lui alors que l’action qui l’affecte peut lui être tout autant bénéfique que préjudiciable (« Er liebt sie und wird wiedergeliebt »). Troisièmement, elle ne rend pas compte du passif « impersonnel » qui, loin d’impliquer l’idée d’absence d’activité, centre l’énoncé sur le procès dépouillé de tous ses actants (« Hier wird gearbeitet »). On comprend dans ces conditions que les linguistes aient été amenés à rejeter l’appellation du passif comme « Leideform » au profit d’une conception plus large faisant de lui l’expression du « Betroffenwerden » :

‘In einer 1961 veröffentlichten nachgelassenen Arbeit von H. Amman heißt es : « In fast allen Untersuchungen, die die Fragen des passiven Ausdrucks unter grundsätzlichen Gesichtspunkten erörtern, wird die Sachgemäßheit des Ausdrucks Passivum = Leideform bestritten. » In der Tat gehört die auf Interpretationen von griechisch pathos beruhende Deutung des Passivs als der « Leidensform der Verba », der das Aktiv als die Tätigkeitsform gegenüberstehe, durchaus der Vergangenheit an. Es ist schon seit langem gesehen worden, daß diese Klassifikation einer großen Zahl von Sätzen widerspricht : Wie das Aktiv keinesfalls immer Tätigkeiten ausdrückt (vgl. z.B. Er wohnt in Mannheim - Karl kränkelt - Ich höre das Geräusch - Der Hund bekommt Schläge - Die Mutter liebt ihr Kind), so stellt das Passiv durchaus nicht immer ein Leiden dar (vgl. z.B. Der Sieger wird gefeiert - Ich werde gelobt - Er wird beschenkt). Im übrigen wird das sog. unpersönliche Passiv (Es wird getanzt - Es wird gesprochen) von dieser Bestimmung überhaupt nicht erfaßt. Es meint wohl eher eine Tätigkeit als ein Leiden. Wenn somit auch die Konzeption des Passivs als der Leideform im engeren Sinne heute als überholt gelten darf, so spielt sie doch in einem erweiterten Sinn immer noch eine nicht zu unterschätzende Rolle : Man spricht dann etwa vom Passiv als Ausdruck des « Betroffenwerdens einer Person oder Sache von der Handlung eines Trägers », von einer am « Patiens » (= « Erleider ») sich vollziehenden Tätigkeit des « Agens » (= « Urheber »).8

K. Vossler, gardien de l’héritage aristotélicien, a défendu la vieille opposition « action » / « passion » dans un article de 1925 intitulé « Das Passivum, eine Form des Leidens oder des Zustandes ? ». Malgré les critiques de W. Meyer-Lübke, il s’est accroché avec obstination à sa conception du passif comme « Leideform » au point de l’appliquer, par une généralisation hâtive, à des exemples qui ne l’illustrent en rien :

‘Mein Begleiter, auf belebter Straße neben mir hergehend, sagt zu mir : « Sie werden gegrüßt ; warum danken Sie nicht ? » Das heißt doch wohl : ich werde gemeint, ich bin betroffen von einem Gruß, und dies ist, wenn ich es auch nicht sofort empfinde, ein Leiden. (Ehren und Huldigungen, die man einem antut, können bekanntlich zu unerträglichen Qualen werden.)9

Nous aurions trouvé plus pertinent qu’il puise ses exemples dans l’autobiographie de K. P. Moritz, Anton Reiser, dont le personnage principal Anton subit en permanence les assauts du monde extérieur. Le choix de la diathèse passive permet de centrer l’histoire sur ce personnage présenté comme une victime de la société. Il annonce dès la première apparition d’Anton dans le livre l’une de ses caractéristiques psychologiques principales, son extrême passivité10, et sert ensuite à la description de son calvaire, calvaire qui débutera dès sa naissance11 et se poursuivra tout au long de sa vie : Anton sera délaissé par ses parents, exclu par ses camarades de classe, humilié par ses éducateurs, opprimé par le milieu religieux, exploité par Lobenstein et le bouquiniste, en relation de dépendance vis-à-vis des personnes qui l’hébergeront, etc. Le sentiment de souffrance véhiculé dans ce livre par de nombreuses phrases à la voix passive n’est pas inhérent à la forme « werden + participe II ». Il dépend du sémantisme du lexème verbal ainsi que de la représentation que le locuteur et / ou l’allocuté ont du monde environnant et se trouve donc soumis à la subjectivité de l’interprétant - ce que W. Meyer-Lübke illustre à travers l’étude du verbe « heiraten » :

‘Es heißt dann weiter, in einem Satze wie « er ist geheiratet worden », hätte der Mensch, von dem man das sagt, gelitten. Selbstverständlich. Aber ich wiederhole, ich habe nicht umsonst den Satz, « der Hund bekommt Schläge » an den Anfang meiner Erörterung gestellt. Oder sollte Vossler meinen, daß der Hund nicht darunter leidet ? Liegt in dem Beispiele, das er anführt, der Begriff des Leidens in dem « worden », das er kursiv druckt ? Aber « werden » ist doch ein Tätigkeitsverbum, also auch vom Vosslerschen Standpunkt aus nicht ein Ausdruck des Leidens. In « geheiratet » ? Aber man sagt doch auch « er hat gut geheiratet », worin wiederum kein Leiden liegt. Entsteht der Begriff des Leidens durch die Verbindung von zwei das Leiden nicht ausdrückenden Ausdrücken ? Vossler verwechselt hier wie so oft die Sprachform und den durch die speziellen Bedingungen gegebenen Inhalt, daher es so schwer ist, mit ihm zu klarer Auseinandersetzung zu kommen. Weil in gewissen Kulturverhältnissen das Heiraten eine freiwillige Handlung ist, so erscheint sie in den Ausnahmefällen, in denen sie erzwungen wird, als ein Leiden.12

W. Meyer-Lübke ne rejette pas en bloc l’association « passif » / « passion ». Il reconnaît que le passif constitue dans certains cas un outil linguistique privilégié servant à centrer un énoncé, une série d’énoncés, voire un texte sur un être en souffrance, mais ce qu’il refuse catégoriquement, c’est de laisser croire que cette fonction recouvre la totalité des emplois du passif. Il reproche à K. Vossler de confondre le signifié fonctionnel de la forme « werden + participe II » avec son désigné contextuel :

‘Vossler unterscheidet nicht [...] zwischen dem allgemeinen Werte einer Konstruktion und dem Gefühlswert, den sie unter Umständen haben kann.13

Cette première incursion dans l’historique de la recherche sur la voix nous amène à procéder à un rapide bilan de la recherche. Ce bilan sera des plus sommaires. Il ne dispensera nullement de la lecture des remarquables pages que D. Baudot consacre dans son doctorat à « l’histoire de la conception qu’ont eue les grammairiens des diathèses des origines à nos jours »14. C’est précisément parce que D. Baudot a dressé un état de la recherche très détaillé que nous prenons la liberté de ne présenter en introduction qu’un simple résumé. Nous nous proposons d’énumérer un certain nombre de questions que les linguistes se sont posées au cours des siècles derniers pour voir quelles réponses ils y ont apportées.

Ils se sont tout d’abord interrogés sur la façon dont il convenait de définir les voix. Aristote a fait appel aux catégories logiques « action » / « passion », établissant ainsi une classification sémantique dont les répercussions sur la recherche relative à la définition des voix se sont fait ressentir jusqu’au XXe siècle. W. Meyer-Lübke, au milieu des années vingt, a proposé une classification ternaire, soulignant que l’actif servait à l’expression de l’activité d’un sujet et le passif à l’expression d’un procès ou d’un état. D. Schulz et H. Griesbach ont repris dans les années soixante la classification de W. Meyer-Lübke tout en lui apportant une modification. Ils ont montré que l’actif servait aussi bien à l’expression de l’activité d’un sujet qu’à celle d’un procès ou encore d’un état tandis que le passif permettait de présenter l’action sous forme de procès (passif processuel)15 ou d’indiquer l’état résultant de ce procès (passif-bilan). Le point faible des deux dernières classifications réside dans la difficile distinction entre les catégories « procès » et « action ». Nous laissons ici de côté le problème que pose en diathèse active la catégorisation des verbes dans la classification de D. Schulz et H. Griesbach pour nous concentrer uniquement sur le lien établi entre la notion de « procès » et la voix passive. W. Meyer-Lübke défend le point de vue que c’est en raison de l’omission de l’agent que l’« action » est transformée en « procès » en diathèse passive. Il en est réduit à assimiler purement et simplement les phrases passives dans lesquelles l’agent est réalisé aux phrases actives qui leur correspondent. D. Schulz et H. Griesbach font également dépendre la catégorie « action » de l’implication directe d’un agent dans le déroulement du procès. Ils notent qu’il doit nécessairement y avoir coïncidence entre le rôle sémantique d’agent et la fonction grammaticale de sujet pour que l’on ait affaire à la catégorie « action ». Ils proposent d’autre part une définition du terme « procès » qui s’articule en deux points : 1°) il ne peut être évité ; 2°) il n’engage pas la responsabilité de la personne nommée en fonction de sujet. Si nous creusons les implications de cette définition, nous sommes conduit à poser que toute phrase en diathèse passive exprime un « procès » en raison de la non-coïncidence de la fonction syntaxique de sujet et du rôle sémantique d’agent et que, par conséquent, la nonréalisation de l’agent importe peu (il n’est toutefois jamais fait mention de l’agent dans les exemples donnés) :

‘Als Handlungen sind solche Geschehen anzusehen, für deren Zustandekommen die im Subjekt genannte Person verantwortlich gemacht werden kann. Bei Handlungen können also nur Personen, Personengruppen oder Institutionen als Subjekt auftreten ; natürlich auch Tiere, deren Verhalten man als Willensakt betrachtet. Vorgänge sind jene Geschehen, die nicht verhindert werden können oder die sich ohne Verantwortung der im Subjekt genannten Person vollziehen, sowie alle Geschehen, bei denen eine Sache als Subjekt des Satzes genannt wird.16

La grammaire générative transformationnelle (G.G.T.), dont le plus célèbre représentant est N. Chomsky (1957), s’est attachée à étudier les liens existant entre les voix active et passive. Les travaux des chercheurs de la G.G.T. présentent un double intérêt : 1°) ils mettent en relation les points de vue sémantique (niveau de la structure profonde) et syntactico-formel (niveau de la structure de surface) en ce sens qu’ils présentent les diathèses active et passive comme deux structures de surface différentes correspondant à une même structure profonde ; 2°) ils établissent des règles de conversion permettant de passer d’une diathèse à l’autre. Le principal problème posé par la G.G.T. réside dans le fait qu’en postulant l’identité au niveau de la structure profonde, elle confond équivalence référentielle et équivalence sémantique, évacue toutes les différences de sens engendrées par les variations formelles.

La focalisation sur les voix active et passive dans les paragraphes précédents ne signifie pas qu’il ne faut envisager que deux voix pour l’allemand. L’actif et le passif ont souvent été conçus en opposition binaire bien que l’existence d’une troisième voix dite « voix moyenne » ait été envisagée dès l’Antiquité grecque. J. Grimm, dans sa Deutsche Grammatik (1837), a analysé pour la langue allemande les moyens linguistiques servant à son expression. J. Palsgrave en a fait de même pour le français dans son manuel L’Eclaircissement de la langue française (1852). Ce n’est que fort récemment que l’intérêt des linguistes s’est porté sur la « voix du récipiendaire » exprimée en allemand au moyen de la forme « bekommen + participe II ». Cet intérêt tardif explique que la « voix du récipiendaire » ne soit pas encore strictement séparée de la voix passive dans les travaux des chercheurs allemands - comme en témoignent les nombreux composés servant à la dénommer (« Dativpassiv », « Rezipientenpassiv », « Adressatenpassiv », « bekommen-Passiv », « Partner-im-Subjekt-Passiv », etc.). M. Vuillaume est, à notre connaissance, le premier à avoir refusé cette assimilation en arguant du fait que la construction en « bekommen » ne privilégiait ni l’agent, ni le patient, mais la « personne intéressée »17. Il n’est pas allé jusqu’à utiliser le terme de « voix » mais a ouvert la « voie » à D. Baudot, qui n’a pas manqué de le faire18.

Le rejet de l’opposition binaire actif-passif est également à la base de la classification de H. Glinz qui pose dans son ouvrage Die innere Form des Deutschen (1952) l’existence de trois voix (« drei Geschehensarten »)19 en allemand : l’actif (« einfach »), le passif processuel (« bewirkt ») et le passif-bilan (« gegeben »). Il met là sur le même plan trois formes qui a priori ne le sont pas. Ces formes s’opposent deux à deux de manière dissymétrique. La forme active s’oppose aux formes passives au niveau communicatif : le choix de la voix dépend du point de vue adopté par l’énonciateur, il est foncièrement « subjectif » - comme le note avec justesse G. Helbig20. La forme passive en « werden » s’oppose à son homologue en « sein » au niveau informatif : le choix de la forme passive découle directement de la nature processuelle ou résultative de la réalité à décrire, il est foncièrement « objectif ». Dans la mesure où le critère du changement de perspective n’est pas pertinent pour le couple d’opposition « werden / sein + participe II », il n’est pas possible de catégoriser le passif-bilan comme une voix à part entière. La classification ternaire de H. Glinz doit être ramenée, du point de vue du nombre de voix, à l’opposition binaire actif-passif. Cela n’implique pas qu’il faille évacuer sans autre forme de procès la subdivision opérée au sein de la voix passive entre passif processuel et passif-bilan. H. Glinz, en mettant en relation la forme passive « werden + participe II » avec son homologue en « sein », a ouvert la voie à de nombreux travaux consacrés aux typologies des formes « werden / sein + participe II ». Son modèle s’est vu progressivement compléter afin de mieux rendre compte de la complexité des relations entretenues par ces deux formes. Ainsi en France, les auteurs du Centre de Recherche en Linguistique Germanique de Nice (C.R.L.G) (1986) et D. Baudot (1989), partant de l’idée qu’il n’y avait pas nécessairement opposition entre les périphrases « werden / sein + participe II », ont défini les conditions dans lesquelles elles pouvaient commuter entre elles sans que le contenu global de l’énoncé ne soit affecté par le changement d’auxiliaire.

Si l’on s’en tient à l’existence de quatre voix (voix active, voix passive, voix moyenne, voix du récipiendaire), nous devons nous demander pourquoi il existe une telle variété de voix. Les linguistes ont répondu à cette question en se situant à un niveau d’analyse pragmatique. Leurs recherches se sont révélées particulièrement fructueuses lorsqu’ils se sont mis à étudier des textes authentiques plutôt que des exemples créés pour la circonstance. Quelles sont les fonctions qu’ils ont pu dégager ? Une première piste, présente à l’état embryonnaire dès le XVIIIe siècle dans l’Encyclopédie, concerne la fonction de perspective qui permet de voir le procès « avec les yeux » de l’agent, du patient ou du bénéficiaire. Une deuxième piste défendue notamment par L. Weisgerber (1963) porte sur la possibilité d’effacer l’agent à la voix passive. Une troisième piste tracée par G. Schoenthal (1976) fait dépendre le choix de la voix d’une stratégie de progression de l’information.

Notre étude, axée sur la problématique des rapports entre langage et locuteurs, s’inscrit dans la continuité des travaux de P. Veiser (1949), K. Brinker (1971), G. Schoenthal (1976), S. Pape-Müller (1980) et D. Baudot (1989). Elle opère dans le cadre de la linguistique textuelle, s’appuie sur un corpus composé d’exemples souvent relativement longs et se donne pour but de décrire dans une perspective pragmatique les fonctions textuelles du passif. Bien qu’elle place le locuteur au centre de ses préoccupations, elle n’implique pas une démarche strictement onomasiologique. Elle vise autant à comprendre pourquoi le locuteur, partant d’une intention de signifier, en vient à donner sa préférence à la voix passive plutôt qu’à la voix active qu’à découvrir comment l’allocuté, partant du message donné, est capable de l’interpréter correctement, notamment lorsqu’il s’agit pour lui de recontruire l’image de l’agent élidé. Les deux parcours onomasiologique et sémasiologique sont complémentaires. Le premier étudie la voix passive dans les rapports qu’elle entretient avec celui qui l’utilise, le locuteur : il procède du sens vers les formes qui l’expriment. Le second étudie la voix passive dans les rapports qu’elle entretient avec celui qui décode le message, l’allocuté : il procède des formes vers les sens, aboutit au contenu dont était parti le locuteur. Dans la mesure où des liens indissolubles unissent la pragmatique à la morpho-syntaxe et à la sémantique, notre étude ne se limite pas à la seule présentation des conditions d’utilisation de la voix passive mais intègre le point de vue morpho-syntaxique : elle examine les relations entre les groupes de mots de la phrase, détaille les opérations de conversion lors du passage d’une voix à l’autre. Elle prend également en considération le point de vue sémantique : elle développe une analyse du sens des prépositions introductrices de l’agent en termes de traits sémantiques, s’inspirant très largement sur ce point des travaux de D. Baudot (1989 et 1995), décrit l’aspect interne de différents verbes afin de définir les conditions de formation du passif-bilan.

Trois parties constitueront les principales étapes de notre parcours. La première, la plus importante, sera consacrée au problème de l’équivalence de l’actif et du passif et sera divisée en deux sous-parties selon que le problème sera abordé dans une perspective syntactico-logique ou pragmalinguistique. Elle s’attachera à dégager les fonctions textuelles du passif en montrant que les deux voix présentent - par delà la relation d’équivalence référentielle - des différences dont l’étude nécessite de sortir du cadre de la phrase. La deuxième partie, la plus courte, présentera un certain nombre de constructions actives à valeur passive revêtant, pour la plupart, une valeur modale implicite. La troisième partie introduira la notion d’aspect et se concentrera sur la forme « sein + participe II » dont seront décrites successivement les relations entretenues avec l’homologue en « werden » et les conditions et restrictions d’emploi.

Afin de circonscrire l’objet d’étude, nous limiterons volontairement l’analyse au passif processuel (« werden + participe II »), au passif-bilan (« sein + participe II ») et aux constructions actives à valeur passive ne faisant pas appel à des dérivations nominales (les fameux « Funktionsverbgefüge ») ou adjectivales (adjectifs en « -bar », « lich », etc.). La construction « bekommen + participe II » ne sera pas traitée dans la partie consacrée au paradigme des diathèses actives complémentaires du passif car elle constitue une voix à part entière. Elle fera l’objet d’une étude approfondie dans la première partie où elle sera mise en relation avec la construction « werden + participe II ».

Après cette rapide présentation des limites de notre objet d’étude, nous désirons attirer l’attention sur les limites de notre corpus. Premièrement, il ne prend en compte que la langue écrite. La raison en est simple. G. Schoenthal a déjà consacré toute une partie de son livre Das Passiv in der deutschen Standardsprache à des études statistiques concernant la fréquence des formes verbales passives en langue orale standard. Deuxièmement, il porte pour l’essentiel sur un matériel journalistique et littéraire. Nous ne sommes pas les premiers à nous appuyer sur un corpus de textes littéraires pour décrire l’utilisation du passif. P. Veiser l’a fait bien avant nous. Toutefois, il a analysé principalement des oeuvres du répertoire classique où Goethe et Schiller étaient très largement représentés tandis que nous travaillerons avant tout sur des oeuvres du XXe siècle afin de nous rapprocher un peu de l’allemand de tous les jours. Nous n’ignorons pas que les textes littéraires offrent la possibilité d’introduire, dans un but expressif ou stylistique, toutes sortes de déviations, mais il nous semble qu’en excluant la poésie de notre champ d’étude nous limitons la portée d’une telle objection. C’est à la littérature narrative que nous attacherons la plus grande importance comme en témoigne la liste des ouvrages fournie dans la bibliographie, mais nous serons également amené à puiser quelques exemples dans le répertoire théâtral afin de voir s’il n’existe pas, pour le sujet qui nous concerne, de différences entre la langue du récit et celle du discours. On peut nous faire le reproche de n’avoir pas suffisamment diversifié nos supports et donc d’avoir négligé les facteurs diaphasiques liés aux divers genres de discours, mais dans la mesure où ces facteurs ont déjà fait l’objet d’études détaillées (K. Brinker, D. Baudot), quel intérêt y aurait-il à ce que nous nous livrions à notre tour à des comptages statistiques ? Les types de textes que nous laissons de côté concernent la langue juridique, les recettes de cuisine ou encore les petites annonces. D. Baudot a établi pour ces textes des listes de fréquence et des pourcentages qu’il a exploités ensuite afin de montrer en quoi la voix passive pouvait s’avérer utile dans les divers types de textes en présence.

L’étude d’exemples authentiques, assortis le plus souvent de leur co-texte amont et aval, est d’une grande utilité lorsqu’il s’agit de cerner le rôle du passif dans les enchaînements internes et externes à la phrase, mais elle ne suffit pas à déterminer les restrictions d’emploi de certaines formes verbales passives. C’est pourquoi il a été nécessaire de faire appel au jugement d’informateurs germanophones auxquels il a été demandé de catégoriser, selon leur degré de grammaticalité, des phrases spécialement créées pour les besoins de l’analyse et considérées hors-contexte. Ont été réputées grammaticales les phrases que les informateurs acceptaient unanimement et agrammaticales les phrases qu’ils n’acceptaient pas. Etant donné que la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable est perméable, il a fallu remplacer la dichotomie trop simpliste entre phrases grammaticales et phrases agrammaticales par une échelle des degrés de grammaticalité, le symbole +/- servant à rendre compte des cas douteux. Le mode de questionnement de la dizaine d’informateurs dont nous avons sollicité les services a été occasionnel. Il s’est fait à distance, par l’envoi de questionnaires visant à confirmer ou infirmer une hypothèse. Dans la mesure où il ne nous a pas été possible de chronométrer le temps mis par les personnes interrogées pour répondre aux multiples questions posées, les résultats obtenus ne reflètent qu’imparfaitement leur jugement, ils ne traduisent pas leurs hésitations car ils figent le processus de catégorisation.

La démarche adoptée dans cette étude est inductive. Elle consiste à remonter des faits linguistiques observés dans le corpus aux règles générales qui les régissent. Elle débute par un inventaire détaillé des formes linguistiques entrant dans le cadre de l’objet d’étude, donne lieu dans un second temps à la classification de ces formes et débouche dans un troisième temps sur l’établissement d’une hypothèse dont la validité peut se voir infirmer ou confirmer au fur et à mesure que le corpus s’enrichit de nouveaux exemples et que la réflexion linguistique s’affine. La démarche se veut également comparative. Elle fait appel au test de la transformation hérité de Priscien, met en parallèle la phrase passive avec sa correspondante active afin de dégager ce qui fait la spécificité des deux voix. La démarche se veut enfin statistique. Elle repose sur des comptages ponctuels (ils portent par exemple sur la fréquence des prépositions introductrices de l’agent ou des compléments d’agent à valeur rhématique).

Notes
1.

Nous verrons ultérieurement que l’aspect ne constitue pas une catégorie grammaticale du verbe lorsqu’on l’envisage comme « aspect syntaxique ».

2.

MULLER 1993, p.25

3.

Grundzüge einer deutschen Grammatik 1981, p.544, & 89

4.

Cf. BAUDOT 1989, p.58

5.

MULLER 1993, p.16

6.

MULLER 1993, p.15

7.

Cf. EISENBERG 1986, p.133 : « Das Verhältnis von Aktiv- und Passivsatz kann man also begreifen als die unterschiedliche Enkodierung derselben Bedeutung. Gleiche semantische Rollen entsprechen unterschiedlichen syntaktischen Formen oder Diathesen » ; SCHANEN & CONFAIS 1989, p.172, § 248 : « Par voix on entend généralement une variation du complexe verbal (voix active, passive, pronominale) qui permet de présenter différemment le contenu d’un groupe verbal comprenant à peu de choses près les mêmes unités lexicales, mais avec des modifications syntaxiques qu’on appelle souvent diathèses. » ; BAUDOT 1989, p.174 : « Nous appellerons voix l’expression de la fonction de perspective et réserverons le terme de diathèse aux différentes structures syntaxiques dans lesquelles entrent les groupes syntaxiques selon le rôle grammatical qu’ils assurent. Dans ces groupes la base verbale dite ‘principale’ subit des modifications formelles comme par exemple le passage de la forme active à la forme passive ou inversement. »

8.

BRINKER 1971, p.12

9.

VOSSLER 1925, p.403

10.

Cf. « Unter diesen Umständen wurde Anton geboren » (AR, p.12).

11.

Cf. « von ihm kann man mit Wahrheit sagen, daß er von der Wiege an unterdrückt ward » (AR, p.12), « die Leiden seiner Kindheit » (AR, p.13).

12.

MEYER-LÜBKE 1926, p.176

13.

MEYER-LÜBKE 1926, p.179

14.

BAUDOT 1989, p.25

15.

SCHULZ-GRIESBACH 1978, p.59 : « daß Handlungen durch das Passiv als Vorgänge gesehen werden ».

16.

SCHULZ-GRIESBACH 1978, p.431

17.

VUILLAUME 1977, p.6

18.

BAUDOT 1989, pp.369-370

19.

GLINZ 1968, p.381

20.

HELBIG 1968, p.132 : « Während sich Aktiv und Vorgangspassiv nur - subjektiv - durch die Blickrichtung unterscheiden, unterscheiden sich beide - objektiv-sachlich - vom Zustandspassiv ; denn das Zustandspassiv drückt keinen Prozeß, sondern einen Zustand als Resultat eines Prozesses aus. »