PREMIERE PARTIE : L’EQUIVALENCE DE L’ACTIF ET DU PASSIF EN QUESTION

1 Approche syntactico-logique

1.1 Le « passif de l’accusatif » ou voix passive

1.1.1 Equivalence référentielle

La grammaire chomskyenne Aspects of the Theory of Syntax (1965) fait autorité en matière d’équivalence actif-passif. Elle rompt avec la méthode inductive pratiquée jusqu’alors en donnant la priorité à l’axiome sur la collecte et le classement des données. Son but est de « générer » à partir d’une « structure profonde » simple des « structures de surface » sémantiquement équivalentes. Pour atteindre ce but, elle pose que certaines règles transformationnelles sont facultatives21 et, partant, que toutes les phrases n’ont pas le même statut : certaines sont nucléaires (elles sont obtenues par des règles transformationnelles obligatoires), d’autres sont dérivées (elles sont obtenues par des règles transformationnelles facultatives). La partition entre phrases nucléaires et phrases dérivées « se fait selon le principe de la plus grande généralité des règles de transformation »22. Dans le cas de la partition entre phrases actives et phrases passives, le statut de phrase nucléaire est attribué à la phrase active et celui de phrase dérivée à la phrase passive car la forme française « N2 est Vt par N1 » apparaît moins apte à engendrer la forme active que la forme « N1 Vt N2 » n’apparaît apte à engendrer la forme passive. Cette forme est en effet ambiguë et ne permet pas de différencier entre les valeurs agentive et perlative de la préposition « par » (« La circulation a été déviée par la gendarmerie » ---> « La gendarmerie a dévié la circulation » vs. « La circulation a été déviée par la route de Marseille » ---> *« La route de Marseille a dévié la circulation »).

C. Fillmore, le fondateur de la fameuse « Case Grammar », reproche à N. Chomsky de situer les notions de « sujet » et d’« objet » au niveau de la « structure profonde » alors qu’elles relèvent, en tant que fonctions syntaxiques, de la « structure de surface »23. Dans son article Toward a modern theory of case (1966), il développe un modèle grammatical faisant correspondre des rôles sémantiques à des fonctions syntaxiques. Il constate qu’une même fonction syntaxique peut exprimer une variété de rôles sémantiques. A la fonction syntaxique de sujet peuvent ainsi correspondre les rôles sémantiques d’agent (« John broke the window »), de patient (« The window was broken by John »), d’instrument (« A hammer broke the window »), d’indication de lieu (« The garden swarms with bees »), etc. Si le sujet exerce le rôle sémantique d’agent en indiquant l’instigateur de l’action décrite par le verbe, la diathèse est active. Si le sujet exerce le rôle sémantique de patient en indiquant la chose ou l’être affecté par l’action exprimée par le verbe, la diathèse est passive. Entre une phrase active et sa dérivée passive, les mêmes rôles sémantiques sont attribués aux mêmes acteurs, mais ils ne sont pas attribués aux mêmes fonctions syntaxiques. Les deux phrases constituent des « structures de surface » différentes, mais elles correspondent à une même « structure profonde ».

Par identité de « structure profonde », la grammaire chomskyenne entend que les phrases active et passive sont sémantiquement équivalentes : « entre une phrase active (« Pierre aime Marie ») et la phrase passive correspondante (« Marie est aimée de Pierre »), la différence n’est pas de sens mais seulement d’accent »24. J. David considère au contraire que les différentes positions des constituants engendrent des différences de sens et que par conséquent la phrase active et sa dérivée passive ne sont pas équivalentes au niveau sémantique : « Dans le cas de ... die Polizei den Verbrecher verhaftete, l’arrestation du bandit est mise à l’actif de la police. Dans le cas de ... der Verbrecher von der Polizei verhaftet wurde, la ‘fonction d’arrestation’ de la police s’est exercée aux dépens du bandit. »25 Pour rendre compte des différences de sens entre une phrase active et sa dérivée passive dans le cadre de la grammaire générative, il faut mettre en relation leurs « structures de surface » avec deux « structures profondes » et donc nier la relation de parenté qui existe entre elles. J. David propose de sortir de ce dilemme (c’est-à-dire de rendre compte aussi bien des différences que de la relation de parenté) en récusant l’axiome chomskyen de réécriture de la phrase P ---> SN + Spréd (signifiant que la phrase se compose d’un syntagme nominal sujet et d’un syntagme verbal prédicat) pour lui substituer le modèle de dépendance de L. Tesnière. En effet, l’axiome chomskyen, en définissant « trop tôt » le sujet, « interdit toute permutation ultérieure du sujet primitif avec un terme du prédicat »26 et bloque toute possibilité d’opérer la transformation passive. Il n’autorise pas en « structure superficielle » une répartition des constituants qui serait en contradiction avec la répartition faite au niveau de la « structure profonde ». Le modèle de dépendance de L. Tesnière, perfectionné par J. Fourquet dans ses Prolegomena zu einer Grammatik, ne connaît pas ce travers. Dans sa version fourquétienne, il autorise la permutation des constituants au sein du groupe verbal et rend compte des différences de sens induites par les changements de position dans la mesure où il hiérarchise les relations entre les constituants.

S’il n’y a pas équivalence sémantique stricto sensu entre une phrase active et sa dérivée passive, en quels termes faut-il décrire la relation d’invariance qui lie ces deux phrases ? Soient deux énoncés dont l’un figure à la voix active et l’autre à la voix passive : (a) « Die Polizei verhaftete den Verbrecher » ; (b) « Der Verbrecher wurde von der Polizei verhaftet ». Ces deux énoncés se différencient par le choix de la diathèse, mais ils expriment une relation de base identique, du type « qui fait quoi à qui ? ». Ils renvoient au même procès extralinguistique global. Ils décrivent la même situation, représentent la même réalité. Ils comportent les mêmes membres de phrase, présentent un même contenu propositionnel logique. Ils sont équivalents au niveau des faits, de la référence27.

La sémantique linguistique a pour objet le sens des propositions, une proposition étant composée d’un prédicat et d’argument(s). Le sens de la proposition linguistique est définie par la relation de référence. Ce qu’elle représente ou désigne est un certain état de choses (état, événement, procès, etc.). Comme elle est susceptible de recevoir deux valeurs (vrai vs. faux), elle sera dite vraie si elle décrit une situation conforme à l’état du monde, fausse si sa description ne correspond pas à l’état du monde. Nous voyons là que dans la tradition logique, la signification d’une proposition est restreinte à la définition de ses conditions de vérité.

L’acte de référence - avec la prédication, l’un des deux actes locutoires définissant la proposition - consiste à mettre en oeuvre la fonction dénotative du langage. Il réside dans le choix des constituants lexicaux (dans notre exemple des termes : « Polizei », « Verbrecher » et « verhaften »). Ceux-ci présentent une ambivalence fonctionnelle. Sous le couvert de l’identité formelle, ils remplissent deux rôles sémantiques distincts : celui de la dénomination, à visée externe, référentielle, et celui de la signification, à finalité interne. G. Frege, dans son article de 1892 intitulé Sinn und Bedeutung, fonde la distinction entre sens (« Sinn ») et référence (ou dénotation) (« Bedeutung ») sur le fait qu’il y a toute une catégorie d’énoncés où l’on peut substituer à un mot un autre de même référent mais de sens différent, sans modifier la valeur de vérité de l’énoncé total : ainsi, les deux expressions « l’étoile du matin » et « l’étoile du soir » dénotent-elles le même référent (Vénus), elles ont la même valeur de vérité et peuvent commuter mais elles ne sont pas synonymes pour autant28. Il est possible d’appliquer cette analyse aux propositions constitutives des énoncés et en particulier à la correspondance entre actif et passif dans la mesure où l’on peut substituer un énoncé passif à un énoncé actif sans modifier la valeur de vérité de l’énoncé global.

La notion d’équivalence repose en logique sur le principe de l’implication réciproque stricte ou bi-implication. Les phrases active et passive sont dites équivalentes sur le plan référentiel parce que toutes les fois que la phrase active est vraie (ou fausse), la phrase passive l’est aussi, et toutes les fois que la phrase passive est vraie (ou fausse), la phrase active l’est aussi. Hors contexte, les deux phrases sont interchangeables. Elles appartiennent à la même classe paradigmatique. Depuis R. Jakobson, on a coutume de distinguer les relations paradigmatiques ou verticales des relations syntagmatiques ou horizontales. Les relations syntagmatiques combinent ensemble des unités contiguës et concernent l’ordre de ces unités sur la chaîne. Elles sont vues sous l’angle de la successivité. Les relations paradigmatiques lient ensemble des éléments équivalents, synonymes et constituent des classes d’équivalence à l’intérieur desquelles une sélection est opérée : un seul des membres de la série mémorisée est actualisé et les autres restent potentiellement utilisables à la place du terme adopté. Les classes paradigmatiques regroupent aussi bien des unités lexicales que des énoncés, c’est-à-dire des unités construites en discours. M. Pérennec propose de les qualifier par la notion de « paradigme discursif »29, cherchant en cela à sortir la notion de « paradigme » du système de la langue pour affirmer sa légitimité au plan de la parole.

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En faisant correspondre une phrase active à une phrase passive au sein d’une même classe paradigmatique, nous appréhendons la notion de transformation en termes de relation entre phrases et non en termes d’articulation entre une structure profonde et des structures superficielles. Cette conception de la transformation est directement inspirée du modèle transformationnel de Z. Harris. N. Ruwet, représentant de l’école de Chomsky, la rejette fermement en arguant du fait que l’idée de choix impliquée dans la notion de paradigme impose une différence de sens qui est incompatible avec le principe selon lequel les opérations de transformation n’affectent pas le contenu informationnel du message30. Nous verrons ultérieurement que ce rejet n’est pas fondé.

Notes
21.

Si les règles transformationnelles étaient toutes obligatoires, il serait impossible d’obtenir plusieurs « structures de surface ».

22.

DAVID 1969, p.63

23.

N. Ruwet utilise les notions de « sujet » et d’« objet » aussi bien au niveau de la « structure profonde » qu’à celui de la « structure de surface » : « dans la phrase :

le bandit a été arrêté par la police [5]

le bandit est ‘objet-du’ syntagme verbal arrêter le bandit, et [...] la police est ‘sujet-de’ la phrase. Cette formulation s’écarte ici de la présentation traditionnelle, mais ce qu’il importe de noter, c’est que toutes les fonctions (et les relations) ainsi définies, sont précisément celles qui sont importantes pour l’interprétation sémantique des phrases - alors que, en définissant le bandit comme le ‘sujet-de’ la phrase [5], on n’apporte aucune contribution à cette interprétation sémantique. » (1967, p.325) N. Ruwet s’inscrit dans la continuité de N. Chomsky qui présente les « notions fonctionnelles » comme relevant de la « structure profonde ». Il renonce toutefois à la différence que ce dernier opère entre « sujet logique » et « sujet grammatical ». Dans la terminologie de N. Chomsky, le « sujet logique » relève du niveau de la « structure profonde » et correspond au rôle sémantique de l’« agent » chez C. Fillmore, c’est-à-dire désigne celui qui fait l’action ; il est à distinguer du « sujet grammatical » qui relève du niveau de la « structure de surface » et impose la marque de personne et de nombre sur le verbe : « En (7a) [John was persuaded by Bill to leave] et (7b) [John was persuaded by Bill to be examined], Bill est le Sujet-de la phrase (sujet « logique »), plutôt que John, qui est ce qu’on appelle le Sujet « grammatical » de la phrase, c’est-à-dire le Sujet du point de vue de la configuration de surface » (1965 (trad. 1971), p.102).

24.

RUWET 1967, p.337

25.

DAVID 1969, p.69. Le titre de son article est on ne peut plus parlant : Sur l’impossibilité de dériver la forme passive de la forme active par une transformation sémantiquement indifférente en allemand.

26.

DAVID 1969, p.72

27.

Cf. BRINKER 1971, p.27 : « Die semantischen Verhältnisse dürfen durch die Transformationen nicht verändert werden, d.h. zwichen A- und T-Satz soll zumindest eine annähernde Bedeutungsäquivalenz bestehen (= gleiche Grundinformation). » ; SCHOENTHAL 1976, p.69 : « Die Übereinstimmung wird darin gesehen, daß beide Sätze dasselbe bedeuten, wobei ‘bedeuten’ meint : beide Sätze bezeichnen denselben Sachverhalt. Diese Relation kann als ‘Bedeutungsäquivalenz’ in die Beschreibung eingebracht werden. » La définition de l’équivalence que donne G. Schoenthal est beaucoup plus précise que celle de K. Brinker.

28.

FREGE 1892 (trad. 1971), p.103

29.

PÉRENNEC 1990, p.70

30.

RUWET 1967, p.244