1.1.2 Opérations de transformation syntaxique

L’équivalence référentielle sert de base aux opérations de transformation syntaxique. Les règles transformationnelles divergent selon le nombre et la fonction grammaticale des arguments du lexème verbal. Pour les verbes transitifs formant leur passif en « werden », il existe deux contraintes de réversibilité : 1°) l’identité de référent entre le sujet grammatical de la phrase active et le complément prépositionnel agentif de la phrase passive et 2°) l’identité de référent entre l’objet de la phrase active et le sujet grammatical de la phrase passive. En logique, on dit dans ce cas que la conversion est totale :

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En présence de verbes à double accusatif (« lehren », « abhören », « abfragen ») se pose la question de savoir lequel des deux accusatifs sera transformé en sujet de la phrase passive. Les avis divergent sur la question. J. O. Askedal31 estime envisageable la transformation du « complément d’objet indirect »32 à l’accusatif : « Der Lehrer hörte ihn die Vokabeln ab »  > « Er wurde (vom Lehrer) die Vokabeln abgehört ».W. Hartung considère au contraire que cette transformation est peu probable. Il recommande de modifier le cas du « complément d’objet indirect » avant d’opérer la transformation : « Der Satz Der Lehrer lehrt die Schüler eine Fremdsprache ist kaum zu transformieren in Die Schüler werden (von dem Lehrer) eine Fremdsprache gelehrt. Möglich ist die Passivtransformation aber dann, wenn lehren nicht mit einem doppelten Akkusativ, sondern mit einem Akkusativ- und einem Dativobjekt verbunden wird : Der Lehrer lehrt den Schülern eine Fremdsprache. ---> Den Schülern wird (vom Lehrer) eine Fremdsprache gelehrt. »33 L’allemand résiste à la transformation de l’objet indirect en sujet de la phrase passive même lorsque cet objet indirect apparaît formellement à l’accusatif. C’est là une grande différence avec l’anglais qui possède un double passif (objet direct / objet indirect) et permet la formation de phrases telles que « John has been given a book by Paul ».

Pour les verbes intransitifs, la conversion n’est plus totale mais partielle. Seuls le sujet grammatical de la phrase active et le complément prépositionnel agentif de la phrase passive présentent une identité référentielle. La phrase passive obtenue est dépourvue de tout sujet grammatical. Elle ne correspond pas au modèle de phrase prôné par la grammaire chomskyenne dans la mesure où elle n’est pas constituée d’un syntagme nominal sujet et d’un syntagme verbal prédicat.

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La construction passive formée avec les verbes intransitifs est appelée « passif impersonnel ». « Impersonnel » en ce sens que 1°) la construction est « asubjectale »34 (par opposition au « passif personnel » qui présente un sujet grammatical désignant souvent une personne) et que 2°) il y a neutralisation de l’opposition de personnes (que le sujet logique désigne la 1e, 2e, 3e personne du singulier ou du pluriel, le verbe présente la forme « wird + participe II »)35. Le terme de « passif impersonnel » prête à confusion en confondant les plans de la syntaxe et de la sémantique. Il suppose l’absence de personnes impliquées dans le procès. Or s’il est vrai que l’agent est élidé dans 99,8 %36 des phrases passives asubjectales, l’allocuté est néanmoins obligé de le restituer mentalement et de lui donner forme humaine (« In der Disko wird getanzt, nicht gesoffen ! »). Ce n’est pas un hasard si S. Latzel dénombre plus de 90 % de phrases au passif impersonnel indiquant les circonstances, en particulier de temps et de lieu, dans lesquelles se déroule le procès37 car ces indications sont nécessaires à l’allocuté pour qu’il puisse reconstruire par inférence la représentation de l’agent passé sous silence :

‘Seit Bering ohne Lily aus dem Tiefland zurückgekehrt war, wurde im Hundehaus kaum noch gesprochen. Ambras, geplagt von den Schmerzen in Schultern und Armen, war mürrisch, fremd, wie entrückt - oder lag es an seinem Leibwächter, den das Tiefland so verwandelt hatte, daß es zwischen ihm und seinem Herrn nun nichts mehr zu reden gab ? (MK, p.383)’

En l’absence d’indication circonstancielle dans la phrase passive, c’est le co-texte amont et / ou aval qui fournit à l’allocuté les indices lui permettant de se représenter les acteurs du procès :

‘Schröder und Buzek schreiten die Gräberreihen ab, halten vor einigen der schlichten Steinkreuze inne. Anderthalb Stunden später, in der vor kurzem eröffneten Warschauer Universitätsbibliothek, moderne Architektur in Grau, Glas und Stahl : Der Bundeskanzler und der polnische Ministerpräsident sitzen auf Treppenstufen, umringt von polnischen und deutschen Studenten. Zuvor konnten sie eine halbe Stunde lang ihre Fragen an die Staatsmänner richten, über den Nato-Beitritt Polens, die geplante Aufnahme in die Europäische Union, das Verhältnis von Deutschen und Polen. Das polnische Fernsehen hat die Diskussion übertragen, jetzt löst sich die Anspannung der jungen Leute. Es wird gescherzt und gelacht. Und Jerzy Buzek bietet dem Bundeskanzler das « Du » an. (Deutschland n°5, octobre 1999, p.26)’

L’absence de sujet grammatical ne signifie pas que la forme passive « impersonnelle » soit dépouillée de tout actant. Elle peut se combiner avec un objet au datif (« Dieser Deutung ist vielfach widersprochen worden »), un objet au génitif (« Der Toten wird gedacht ») ou un objet prépositionnel (« Über den Vorschlag wurde lebhaft diskutiert »). Il n’est pas exclu que l’un de ces actants désigne un être humain et - fait plus surprenant - que cet actant joue le rôle sémantique de patient malgré la non-transitivité syntaxique du verbe (cf. le parallèle entre « Dem Arbeiter wird gekündigt » et « Der Arbeiter wird entlassen »). L’opposition entre « passif personnel » et « passif impersonnel » a pour effet de masquer par son caractère dichotomique la similitude de certaines formes de « passif impersonnel » avec le « passif personnel ». Elle ne rend pas compte de la variété des formes de « passif impersonnel » dans la mesure où elle indifférencie au sein d’une même catégorie le cas où un seul actant est impliqué dans le procès (« In der Disko wird (von Jugendlichen) getanzt ») et celui où deux actants sont impliqués dans le procès (« Dem Lehrer wird (von jm) geholfen »). On comprend dans ces conditions qu’un certain nombre de linguistes (G. Helbig, M.-H. Pérennec, etc.) se lancent dans un plaidoyer passionné en faveur de l’abandon de cette terminologie : « Dies führt freilich zu der Schlußfolgerung, auf den Begriff des ‘unpersönlichen Passivs’ überhaupt zu verzichten (der sich in der Tat als eine contradictio in adjecto herausstellt) und damit auch eine Grenzziehung zwischen einem ‘persönlichen’ und einem ‘unpersönlichen Passiv’ aufzugeben. »38

S. Latzel fonde la terminologie « passif impersonnel » sur la présence du soi-disant pronom impersonnel « es »39. Qu’en est-il exactement de ce « es » ? Il ne s’agit pas du « es » pronom impersonnel que l’on rencontre avec certains verbes ne fonctionnant qu’à la troisième personne du singulier (« regnen », « hageln », etc.) mais du « es » explétif. Il n’exerce pas la fonction de sujet du passif et n’a aucune incidence sur l’accord sujet-verbe. Comme le note J.-M. Zemb, « on sait bien que dans les cas où ce morphème de phrase est suivi d’un VP [verbe au passif] à SP [sujet du passif], l’accord s’impose : es wurde dort ein Bock geschossen / es wurden dann viele Lämmer geschossen. Mais on ne peut pas se demander si VP s’accorde dans getanzt wurde die ganze Nacht et dans es wurde die ganze Nacht getanzt ... et avec quoi ! »40. La présence de « es » en ouverture de phrase passive sert à délimiter le syntagme verbal sur sa gauche et à produire une assertion complète, achevée. Si la transformation passive entraîne le dépouillement de l’énoncé de départ en le réduisant à la forme verbale « werden + participe II », la phrase passive ne peut revêtir le statut d’assertion qu’à la condition que « es » vienne occuper la position pré-V2 (« Es wird gearbeitet »). Du moment que d’autres éléments peuvent exercer la fonction démarcative à gauche, « es » n’a plus lieu d’être, à moins que le locuteur ne décide de l’introduire pour retarder l’apparition de l’élément à forte teneur informative en vertu de la loi de la psychologie de la parole selon laquelle le segment qui véhicule l’essentiel du message doit figurer à la fin de l’énoncé. W. Hartung41 considère que l’introduction d’un « es » explétif constitue une opération transformationnelle non directement tributaire de la transformation passive car si tel était le cas, il faudrait postuler qu’il n’existe pas de dissymétries entre une phrase active et sa dérivée passive. Or la phrase passive « Es wird von uns gearbeitet » n’a pas davantage de correspondant avec « es » en phrase active que la phrase active « Es grüßt dich dein Freund » n’a de correspondant avec « es » en phrase passive.

Les conversions totale et partielle requièrent pour ne pas être frappées de nullité la présence du complément d’agent dans l’énoncé passif. Le problème est qu’elles ne prennent pas en compte l’une des spécificités de la construction passive qui consiste à passer sous silence ou à n’introduire que sous forme de complément facultatif le sujet logique obligatoire dans la phrase active. Dans la mesure où l’agent n’est présent que dans environ 15 % des phrases passives subjectales et 0,2 % des phrases passives asubjectales, les conversions totale et partielle ne reflètent qu’une partie des transformations passives possibles. Elles sont des transformations idéales, éloignées de la réalité textuelle et relèvent de l’archétype. W. Hartung42 propose de poser une transformation spéciale pour le cas où le sujet de la phrase active est « man » car l’ellipse du complément d’agent est alors obligatoire.

Aucun linguiste ne semble vouloir obtenir la tournure avec complément d’agent de la tournure sans complément d’agent - par « enrichissement ». La tournure sans complément d’agent est obtenue à partir de celle avec complément d’agent - par « effacement ». Pareillement, la forme de passif impersonnel est obtenue par l’effacement du sujet du passif. C’est toujours la diathèse active qui sert de référence. La grammaire chomskyenne, en attribuant le statut de phrase nucléaire à la phrase active et celui de phrase dérivée à la phrase passive, a présenté le primat de la diathèse active sur la diathèse passive comme un principe incontestable et à notre connaissance, ce primat n’a pas été remis sérieusement en question depuis43. Il y a plusieurs raisons à cela : 1°) toute phrase passive a un correspondant à l’actif, mais toute phrase active n’a pas nécessairement de correspondant en diathèse passive, ce qui signifie que la diathèse passive n’est possible que pour une partie des verbes apparaissant à l’actif ; 2°) la diathèse active l’emporte statistiquement, ce qui semble parler en faveur d’un « penchant naturel » de la langue à présenter les événements en perspective active (K. Brinker relève dans son corpus 93,1 % de formes actives contre 6,9 % de formes passives) ; 3°) la diathèse active est chronologiquement première et l’on suppose que la diathèse passive est apparue pour pallier les insuffisances de cette dernière et notamment permettre de passer l’agent sous silence (perspective diachronique).

Notes
31.

ASKEDAL 1987, p.20

32.

Je voudrais signaler en note l’inadéquation des appellations « complément d’objet direct » / « complément d’objet indirect » et la difficulté qu’il y a à trouver une étiquette satisfaisante. Les expressions « C.O.D. / C.O.I. » sont empruntées au français où le « complément d’objet direct » désigne un complément qui se connecte « directement » au verbe, c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’une préposition, par opposition au « complément d’objet indirect » qui désigne un objet prépositionnel (« enseigner X à Y »). Il est dangereux de transposer cette terminologie à l’allemand, qui n’utilise pas le relais prépositionnel pour introduire le « complément d’objet indirect ». L’allemand joue sur l’opposition casuelle accusatif / datif (« jm etwas (acc.) unterrichten »), opposition neutralisée dans le cas des verbes qui nous intéressent (« jn etwas (acc.) lehren ») - d’où l’impossibilité de recourir aux expressions « complément au datif » / « complément à l’accusatif ». L’alternative « complément d’attribution » ne convient pas davantage que « complément d’objet indirect » ou « complément au datif » car elle implique que l’on « attribue » quelque chose à quelqu’un, ce qui est le cas pour le verbe « geben » mais pas pour les verbes « abhören » et « abfragen ». Le substitut « complément d’objet second » que l’on rencontre dans les grammaires scolaires est une aberration grammaticale. Il sous-entend que le « complément d’objet indirect » fournit une information secondaire par rapport au « complément d’objet direct » qui, lui, fournirait l’information essentielle. Il suppose une hiérarchisation des deux compléments au profit du « complément d’objet direct ». Or il arrive fréquemment que le « complément d’objet indirect » soit porteur de l’information principale (« J’ai enseigné l’allemand à des élèves de 6ème - et non pas à des élèves de terminale »). En outre, « second » peut être interprété comme signifiant « qui apparaît après » sur la chaîne graphique, ce qui pose un problème dans la mesure où l’ordre « complément d’objet direct » - « complément d’objet indirect » est pertinent pour le français mais pas pour l’allemand (le complément au datif y précède généralement le complément à l’accusatif). On retrouve ce problème de numérotation dans la terminologie de L. Tesnière, qui distingue trois actants : le « prime actant », le « second actant » et le « tiers actant » (l’équivalent du « complément d’objet indirect ») - sans toutefois procéder à une hiérarchisation entre ces actants.

33.

HARTUNG 1967, p.105

34.

FAUCHER 1978, p.65 : « Nommons, avec un préfixe a- privatif, formations asubjectales les constructions permettant de détrôner ainsi le sujet de la forme simple ».

35.

La partie conjuguée du verbe présente toutefois une désinence personnelle, comme le fait remarquer J.-M. Zemb (1988) : le passif impersonnel exige, « pour ainsi dire sans rime ni raison, une désinence verbale ‘personnelle’, alors que le morphème de conjugaison de ces tournures ‘impersonnelles’ est strictement indépendant du rare ‘es’ de (4’) » (p.852) ; « la désinence personnelle du verbe a de quoi intriguer, surtout si on y aperçoit un sémantème propre, à savoir l’information primordiale sur le sujet. » (p.857)

36.

LATZEL 1984, p.44

37.

LATZEL 1984, p.45

38.

HELBIG 1975, p.276 ; cf. PÉRENNEC : « Pour en finir avec le passif impersonnel » (1981).

39.

LATZEL 1984, p.39

40.

ZEMB 1988, p.857

41.

HARTUNG 1967, p.107

42.

HARTUNG 1967, p.104

43.

P. Eisenberg évoque l’étude d’Emonds pour la langue anglaise : « Nur sehr selten ist der Vorschlag gemacht worden, das Passiv als primär anzusehen (für das Englische z.B. Emonds 1980 : 72ff.) » (1986, p.135). Il indique par erreur l’année 1980 alors que A transformational approach to English syntax a été publié en 1976 par l’Academic Press de New York.