1.1.3.1 Variation référentielle

L’équivalence référentielle n’est pas garantie en présence d’un quantificateur44. La transformation passive donne lieu à deux interprétations disjointes, mutuellement exclusives, selon que la répartition se fait de manière distributive ou collective. A. Culioli compare la phrase passive « Tous les livres dans cette bibliothèque ont été lus par quelqu’un » avec son pendant actif « Quelqu’un a lu tous les livres dans cette bibliothèque »45. Il fait remarquer que dans la première phrase, il peut y avoir plusieurs référents à « quelqu’un » (il n’y a pas eu de livres sans lecteur, quel que soit ce lecteur) (- spécifique) tandis que dans la seconde phrase, « quelqu’un » renvoie à « un certain quelqu’un », à une certaine personne qui a lu tous les livres (+ spécifique). De même, si nous comparons la phrase passive « Kein verheirateter Mann wird von seiner Frau geliebt » avec son pendant actif « Seine Frau liebt keinen verheirateten Mann »46, nous observons que dans la première phrase, il peut y avoir plusieurs référents à « seine Frau » (il n’y a pas un seul homme marié qui ne soit aimé de sa (propre) femme) (- spécifique) tandis que dans la seconde phrase, « seine Frau » renvoie à une femme en particulier qui n’aime pas les hommes mariés (+ spécifique). J. van der Auwera spécifie les conditions dans lesquelles l’actif et le passif sont vériconditionnellement équivalents pour sauver la thèse de l’identité référentielle. Il avance l’hypothèse que la phrase passive n’est la correspondante de la phrase active qu’à la condition que ces deux phrases soient interprétables de la même manière en termes de spécificité et distributivité47.

Mais il y a de toute évidence d’autres problèmes. La transformation passive, en faisant du complément d’objet de la phrase active le sujet grammatical de la phrase passive, entraîne un changement de référence pour certains compléments circonstanciels entrant en relation sémantique avec le sujet grammatical de l’énoncé dans lequel ils figurent. Ainsi, le complément circonstanciel de temps « nach langem Warten » comportant le déverbé « Warten » porte-t-il sur « die Mutter » dans la phrase active « Nach langem Warten fuhr die Mutter die Kinder in die Stadt » mais sur « die Kinder » dans la dérivée passive « Nach langem Warten wurden die Kinder von der Mutter in die Stadt gefahren »48.

Le problème du complément circonstanciel de temps se pose différemment en français en raison de l’ambiguïté aspectuelle de la configuration « être + participe II ». La phrase active « A huit heures du matin le facteur distribue les lettres » correspond en toute rigueur à la dérivée passive « Les lettres sont distribuées à huit heures du matin ». En effet, le complément de temps « à huit heures du matin » doit être intégré dans la phrase, c’est-à-dire être en relation étroite avec le verbe, pour imposer la lecture processuelle. En position de détachement devant l’énoncé verbal, il n’exprime plus une composante du procès mais prend une valeur situative qui peut s’appliquer à la description d’un état49 (« A huit heures du matin, les lettres sont (déjà) distribuées »).

L’équivalence référentielle n’est pas garantie en présence de certains verbes de modalité (« wollen », « sollen », « mögen »). Si le groupe infinitif est à la diathèse active, le sujet du groupe infinitif et le sujet volitif sont coréférents à la même personne (« Er will jemanden ermorden »). Si le groupe infinitif est à la diathèse passive, le sujet du groupe infinitif et le sujet volitif ne sont pas coréférents à la même personne (« Er will ermordet werden »50). La transformation (ou « re-transformation ») active fait du complément d’agent de la diathèse passive le sujet grammatical de la diathèse active et a pour effet de modifier le sujet volitif étant donné que la modalité « wollen » s’applique toujours au sujet grammatical de la phrase (« Man will ihn ermorden »). Pour ne pas modifier le sujet volitif, il faut transformer le groupe infinitif en une subordonnée complétive en « daß » dont le sujet sera nécessairement différent du sujet de la principale (« Er will, daß man ihn ermordet »). Il existe une autre possibilité. Elle consiste à remplacer le verbe de modalité « wollen » par « sollen » qui fait référence à la volonté d’une tierce instance, mais dans la mesure où « sollen » ne précise pas l’identité de cette personne, il doit s’accompagner d’un complément d’information sur le sujet volitif (« Man soll ihn ermorden, so will es dieser »). De cela découle qu’une phrase active comportant le verbe de modalité « sollen » manifestant la volonté d’autrui (« Man soll ihn ermorden ») n’aura pas la même transformée passive selon que le sujet volitif sera ou non coréférent à l’objet du groupe infinitif. En cas de coréférence, le verbe de modalité « sollen » sera remplacé par « wollen » (« Er will ermordet werden »). En cas de non-coréférence, le verbe de modalité « sollen » sera conservé (« Er soll ermordet werden »). Si cette dernière phrase se charge de marquer non pas la volonté d’une tierce instance mais la valeur prospective (« Man hat vor, ihn demnächst zu ermorden »), en diathèse active le verbe de modalité correspondant sera forcément « wollen » (« Man will ihn demnächst ermorden »). Les verbes de modalité « wollen » et « sollen » n’expriment pas nécessairement la volition ou le prospectif. Ils fonctionnent aussi dans le système du discours rapporté. Lorsque « wollen » relève du système du discours rapporté et signifie le refus du locuteur de prendre à son compte l’information transmise (« Markus will von Ingo nicht gesehen worden sein »), il ne peut être maintenu en diathèse active car la transformation du sujet grammatical a pour effet de modifier la source de l’information (« Ingo will Markus nicht gesehen haben »). La phrase active correspondante doit faire appel à un verbe du dire avec conservation du sujet grammatical (« Markus behauptet, daß Ingo ihn nicht gesehen hat »).

Notes
44.

Ceci n’a d’ailleurs pas échappé à N. Chomsky : « Par exemple, il paraît clair que l’ordre des ‘quantificateurs’ dans les structures de surface joue un rôle dans l’interprétation sémantique. Ainsi pour de nombreux sujets - en particulier pour moi - les phrases ‘everyone in this room knows at least two languages’ et ‘at least two languages are known by everyone in this room’ ne sont pas synonymes. Néanmoins, nous pouvons soutenir que dans de tels exemples, les deux interprétations sont latentes (comme cela serait indiqué par l’identité de structure profonde entre les deux phrases, de tous les points de vue pertinents pour l’interprétation sémantique) et que la raison des interprétations opposées tient à un facteur extérieur - une observation d’ensemble mettant en jeu l’ordre des quantificateurs dans les structures de surface - qui élimine par filtrage certaines interprétations latentes fournies par les structures profondes. » (1965 (trad. 1971), p.186)

45.

CULIOLI 1990, p.15

46.

Exemple emprunté à ZIFF (« The Nonsynonymy of Active and Passive Sentences », in The Philosophical Review, 75, 1966, p.228) chez SCHOENTHAL 1976, p.75

47.

AUWERA 1988, p.220

48.

Exemple emprunté à SCHOENTHAL 1976, pp.75-76

49.

Cf. PÉRENNEC 1993, p.40

50.

Cf. « Harald verherrlichte den Untergang, und oft hat er gegenüber Izjumov geäußert, das Interessanteste müsse es wohl sein, gewaltsam durch die Hand eines Menschen zu sterben. Ja, er wolle dereinst ermordet werden. » (L, p.310)