1.1.3.2 Impossibilité existentielle de la construction « werden + participe II »

Après avoir vu que la transformation passive pouvait modifier la valeur de vérité de la phrase active, nous nous proposons de montrer que la transformation passive n’est pas envisageable dans tous les cas de figure. Tous les verbes de l’allemand ne sont pas susceptibles d’apparaître au sein de la périphrase « werden + participe II ». C’est le cas d’un certain nombre de verbes intransitifs (« verschneien », « abgehen », etc.) qui possèdent déjà en soi une valeur passive (« ganz und gar von Schnee bedeckt werden », « abgeschickt werden », etc.).

Pour que la périphrase en « werden » soit possible, il est nécessaire que le verbe exprime non pas un état (verbe statif) mais un procès auquel participe activement l’agent en fonction de sujet grammatical (verbe processuel). Il est nécessaire que le verbe soit anaphorisable par « tun », qu’il autorise la formation de l’impératif, puisse être associé à des expressions présentant une valeur ingressive (« beginnen  + G INF avec zu »), égressive (« damit fertig sein + G INF avec zu »), progressive (« dabei sein + G INF avec zu »), qu’il offre la possibilité de construire la diathèse causative et factitive avec « lassen » et puisse servir de base de dérivation. Ne sont pas passivables les verbes faisant partie du champ sémantique de la possession ou de la non-possession (« haben », « besitzen », « beinhalten », « enthalten », « umfassen », « gehören », « fehlen », etc.), les verbes indiquant l’objet d’un savoir (« wissen »51, « kennen », etc.), les verbes comportant un accusatif de mesure (« kosten », « wiegen », « messen », etc.), les verbes marquant l’idée de fondement (« beruhen », « basieren », « fußen », etc.), etc. Le verbe duratif « bleiben » n’est généralement pas passivable lorsqu’il figure au sein d’une phrase déclarative (*« Am Nachmittag wurde zu Hause geblieben »)52 mais il l’est lorsqu’il figure au sein d’une phrase injonctive (« Jetzt wird hier geblieben ! »). Pourquoi ces divergences de comportement selon que l’énoncé est déclaratif ou injonctif ? En phrase déclarative, l’accent est mis sur le paramètre «  dynamique » du lexème verbal dans la mesure où aucun changement n’est perceptible dans le monde réel. En phrase injonctive, l’accent est mis sur le paramètre « + transitionnel »53 du lexème verbal en ce sens que la phrase présuppose l’attente d’une transition, d’un changement. Elle se comprend par rapport à un mouvement inverse que le locuteur veut empêcher. Il s’attend à ce que son ou ses interlocuteurs s’en aillent et c’est parce qu’il leur prête l’intention de partir (présomption de décodage) qu’il peut légitimement leur intimer l’ordre de rester.

La grande majorité des verbes intransitifs formant leur parfait avec l’auxiliaire « sein » n’ont pas de forme passive car l’action réalisée se fait sans la participation active du sujet (« altern », « gedeihen », « wachsen », « genesen », « entstehen », « einschlafen », etc.). Il existe néanmoins de nombreuses exceptions à cette règle. Elles peuvent résulter 1°) de la quasi-transitivité du verbe dont le procès s’exerce sur un objet au datif (« begegnen »), 2°) de la transitivation délibérée du verbe par le locuteur qui entend ainsi émettre des doutes sur l’hypothèse de l’accident (« fallen »), 3°) de la formation d’un complément d’objet interne (« sterben »)54. E. Faucher s’appuie sur le cas du verbe « sterben » pour infirmer l’hypothèse selon laquelle la formation de la diathèse passive serait directement tributaire de la présence d’un agent : « Zweifelhaft erscheint ferner Haiders Forderung, Passivierbarkeit setze Vorhandensein eines Agens voraus, denn soll das Subjekt von sterben als Agens verstanden werden, dann ist der Agens-Begriff so gut wie sinnentleert. »55 En niant l’implication d’un agent dans le procès « sterben », E. Faucher invalide totalement l’interprétation qu’il donne de la possibilité de convertir le complément d’objet interne en sujet grammatical de la diathèse passive (« von den Toden, die da gestorben worden waren »). Il propose en effet de réinterpréter le « nomen actionis » comme argument d’un verbe transitif efficient du type « verursachen », « hervorrufen », « zeitigen », « erzeugen », etc., et oblige en cela à la représentation d’un agent dont il nie par ailleurs l’implication dans le procès. Faut-il rester fidèle, malgré tout, à l’idée que la formation de la diathèse passive ne nécessite pas forcément l’intervention d’un agent dans le procès ? La réponse est oui, mais à la condition que la forme passive soit impersonnelle : « In dem Krieg, den sie für uns vorbereiten, wird schnell gestorben » (Engelmann, p.25 ; cité par S. Latzel 1984, p.43). Cette condition est une condition nécessaire et non une condition suffisante. Elle ne permet pas d’expliquer pourquoi certains verbes formant leur parfait en « sein » sont capables d’apparaître en diathèse passive tandis que d’autres ne le peuvent pas. Il apparaît en première analyse que les verbes marquant un devenir (« altern », « ermüden », « verarmen », « vereinsamen », « erblinden », « ertauben », etc.) résistent à la formation du passif processuel du fait de la redondance de « werden » au niveau du sens du verbe (« werden + adjectif ») et au niveau de la forme périphrastique (« werden + participe II »). Les raisons du blocage ne sont toutefois pas purement structurelles dans la mesure où les exemples à la diathèse passive, pour ne pas être légion, n’en sont pas moins réels (« ‘Wo wird mehr erblindet als in Syphilitikerfamilien’ ? »56). Il semble que le degré d’acceptabilité varie en fonction du contexte et notamment qu’il augmente en présence de comparaisons. Ainsi les phrases *« Es / hier wird gealtert » sont jugées inacceptables en raison de leur non-informativité (violation de la maxime de pertinence de Grice) mais à supposer qu’il existe des vies humaines en dehors de notre planète la phrase « Hier wird schneller gealtert als auf der Erde » devient acceptable.

Comme nous venons de le voir, la possibilité de former ou non la diathèse passive n’est pas nécessairement liée au seul lexème verbal. Dans le cas où le verbe est intransitif, la nature sémantique du sujet logique joue un rôle déterminant. La forme passive n’est envisageable qu’à la condition que le sujet logique désigne un agent humain : « Von den Jugendlichen wurde die ganze Nacht getanzt » / *« Von den Schneeflocken wurde im Wind getanzt ». Cela signifie que le trait « Passivfähigkeit » n’est pas une propriété intrinsèque du verbe, mais qu’il est incident à la relation sujet (logique) - verbe.

Pour que la périphrase en « werden » soit envisageable, il est nécessaire que les compléments imposés par la valence verbale ne jouent pas le même rôle sémantique. Examinons le cas du verbe « begegnen ». Il opère une focalisation sur l’agent de la rencontre en le faisant apparaître en fonction de sujet grammatical (« Ich begegnete ihm »). Pour renverser la perspective, il ne fait pas appel à la voix passive (*« Mir wurde von ihm begegnet ») mais se contente de faire apparaître l’objet au datif en fonction de sujet grammatical (« Er begegnete mir »). L’interversion du sujet et de l’objet au datif n’entraîne pas un renversement de la direction du procès car le verbe « begegnen » implique la réciprocité de l’action accomplie par chacun des acteurs. Ce n’est pas le cas de la grande majorité des verbes de l’allemand. Si nous prenons par exemple le verbe « helfen », l’interversion du sujet et de l’objet au datif modifie la valeur de vérité de l’énoncé de départ, « Er hilft mir » n’étant pas équivalent logiquement à « Ich helfe ihm ». Cette propriété permet au verbe « begegnen » de repointer la situation de discours tout en faisant l’économie du démonstratif « dies- ». Comment cela se passe-t-il ? « Begegnen » joue le rôle de « plaque tournante » dans la conduite thématique du texte. Il fait passer le sujet (thème) de la phrase en fonction d’objet au datif et focalise l’énoncé sur un nouvel acteur qui est repris par la suite sous la forme d’un pronom anaphorique :

Ich floh über eine sonnige Dorfstraße, fühlte mich bereits in Sicherheit und schnalzte vergnügt mit der Peitsche ; ich fuhr im Trab. An einer Kreuzung mit Rotlicht begegneten mir zwei Mädchen in einem Rolls-Royce (das ist eine englische Nobel-Limousine). Sie kurbelten das Fenster herunter und fragten : « Ist das das Lamm von der Inquisition ? » (PA, p.412)
Es war einmal ein König, der war krank, und niemand glaubte, daß er mit dem Leben davonkäme. Er hatte aber drei Söhne, die waren darüber betrübt, gingen hinunter in den Schloßgarten und weinten. Da begegnete ihnen ein alter Mann, der fragte sie nach ihrem Kummer. (WL, p.15)’

« Begegnen » n’est pas passivable dans le sens de « rencontrer ». Il présente la rencontre comme n’étant pas activement souhaitée par l’agent du procès, comme n’étant que le fruit du hasard et possède un caractère faiblement dynamique. Dans le sens de « traiter quelqu’un / quelque chose d’une certaine façon », il possède un caractère fortement dynamique et est cette fois passivable. C’est l’indication de manière57 imposée par la valence verbale qui invite à redynamiser le procès. De cela découle qu’il faut poser l’existence de deux verbes « begegnen » dont l’un seulement est passivable :

Le verbe « treffen » n’est pas plus passivable que ne l’est « begegnen » dans le sens de « rencontrer » bien qu’il présente la rencontre comme activement souhaitée par l’agent du procès, comme programmée d’avance. Cela est dû au fait que les acteurs impliqués dans le procès accomplissent la même action et que, par voie de conséquence, l’interversion du sujet et de l’objet à l’accusatif ne modifie pas la valeur de vérité de l’énoncé de départ. Il n’en va pas de même si le verbe prend le sens de « blesser ». Dans ce cas, les acteurs impliqués dans le procès n’exercent pas le même rôle sémantique et le verbe est passivable :

‘Rein zufällig sei er vor vier Tagen nachts an jenem Café in Prizren vorbeigekommen, als dort Irfan Byrkuqi aus Dragaš von einer Kugel getroffen wurde. (Der Spiegel n°28, 12.07.1999, p.126)’

Les verbes « ähneln » et « gleichen » se comportent de la même façon que le verbe « begegnen » lorsqu’il a le sens de « rencontrer » - à une différence près : ils expriment un simple état là où « begegnen » suggérait un mouvement (*« Brigitte wird Katharina geglichen / geähnelt »). Le verbe « grenzen » exprime lui aussi un état. Il lui suffit en diathèse active d’intervertir le sujet et le membre nominal de l’objet prépositionnel pour obtenir le renversement de perspective qui fait la spécificité de la voix passive. Il se caractérise d’une part par la parfaite symétrie de l’état décrit et de l’autre par l’existence d’une limite indépendante des deux éléments mis en relation et se distingue en cela du verbe « begrenzen » qui présente l’un des deux éléments comme servant de référence à l’autre, comme constituant la limite de l’autre. C’est précisément cette absence de symétrie qui permet à « begrenzen » de former la variante statique de la périphrase « werden + participe II » (« bilan-werden ») alors que « grenzen » ne le peut pas : « Zusätzlich wurde Bernies Selbstgefühl noch durch die Tatsache erniedrigt, daß sein Büro auf der anderen Seite von der Herrentoilette begrenzt wurde, deren Rauschen in regelmäßigen Abständen durch die dünne Trennwand drang. » (C, p.31) vs. *« An Österreich wird von Deutschland gegrenzt ». 

Pour que la périphrase en « werden » soit envisageable, il est nécessaire que l’actant en fonction de sujet ne revête pas le rôle sémantique de bénéficiaire. Examinons le cas du verbe « bekommen ». Il s’inscrit dans un couple d’opposition sémantique (« bekommen » / « geben ») caractérisé par la réversibilité de la relation : donateur et récipiendaire occupent des « positions » strictement symétriques. Cette réversibilité n’existe qu’au niveau prélinguistique. Au niveau linguistique, le choix du verbe « bekommen » entraîne un renversement de perspective similaire à celui qu’engendre le choix de la voix passive, si ce n’est qu’il ne focalise pas l’énoncé sur le patient mais sur le bénéficiaire. « Bekommen » est généralement mis sur le même plan que les verbes « kriegen » et « erhalten ». « Erhalten » mérite toutefois un traitement particulier car il autorise la formation du passif processuel en raison d’un degré d’agentivité plus élevé du référent du sujet grammatical.

Pour que la périphrase en « werden » soit envisageable, il faut que l’objet et le sujet logique répondent au principe d’altérité. L’objet à l’accusatif (comme l’objet au datif) ne doit pas être un pronom réfléchi. Celui-ci oblige en effet à maintenir la présence de l’agent dans la phrase là où la transformation passive tend à effacer toute trace agentive : « Peter betrachtete sich im Spiegel » ---> *« Peter wurde von sich im Spiegel betrachtet », « Du setzt dir eine Mütze auf » ---> *« Dir wird von dir eine Mütze aufgesetzt ». Nous ne jugeons pas nécessaire de distinguer à la suite d’A. Isacenko entre « sich » qui renvoie nécessairement au sujet grammatical et « mich / mir », « dich / dir », « uns », « euch » qui ont un double emploi de réfléchi et de non-réfléchi. A. Isacenko prétend que « sich » entraîne une phrase passive incontestablement agrammaticale tandis que les autres pronoms réfléchis engendrent des phrases seulement « inhabituelles »58. Le passif réfléchi (« Reflexiv-Passiv ») n’est pas exclu dans tous les cas de figure. Il est limité à la forme impersonnelle. Il se rencontre aussi bien avec les verbes pronominaux (« Verbrochen, gestohlen und sich vergangen wird im Rheintalischen nämlich auf sehr kuriose Weise » (L, p.172)) qu’avec les verbes admettant un pronom réciproque (« Das Kind beharrte drauf : es muß sich versöhnt werden »59) et les verbes admettant un pronom réfléchi (« Oft wird sich bei einer japanischen Hochzeit zwei-, dreimal umgezogen »60). Il est envisageable avec les verbes transitifs principalement lorsqu’il revêt une valeur injonctive (« Jetzt wird sich gewaschen ! », « Jetzt werden sich aber die Zähne geputzt ! »). Cela tient au fait que le passif injonctif fait abstraction totale du sujet logique et que, par conséquent, le problème de l’altérité sémantique entre l’objet et le sujet logique ne se pose pas. En phrase déclarative, son acceptabilité augmente en présence d’un objet prépositionnel : « Es wurde sich auf Donnerstag geeinigt »61. Si la phrase contient un groupe prépositionnel qui n’est pas imposé par la valence verbale, la forme passive a plus de chances d’être acceptée en présence d’un directif que d’un ornatif ou d’un instrumental.

Le principe d’altérité implique que l’objet logique ne désigne pas une partie de l’ensemble constitué par le sujet logique. L’objet logique ne doit pas indiquer une partie du corps de l’agent du procès. Ainsi, la phrase active « Die Zuhörer schüttelten den Kopf » n’admet pas pour transformée passive *« Der Kopf wurde von den Zuhörern geschüttelt »62. L’apparition de « der Kopf » en fonction de sujet grammatical oblige à casser le lien qui existe entre « der Kopf » et « die Zuhörer ». Elle remet de plus en cause le caractère distributif du référent de la base nominale en obligeant à une lecture singulier de ce qui est en réalité un pluriel (chaque auditeur secoue sa propre tête).

Notes
51.

Il faut toutefois noter que le verbe « wissen » se rencontre en diathèse passive lorsqu’il peut commuter avec « geben » : « Die Antwort ist von allen gewußt worden » vs. *« Ein gutes Lokal wird von mir gewußt ».

52.

Exception : « Es wurde dabei geblieben » : on en resta là.

53.

Cf. GOSSELIN & FRANÇOIS 1991, p.52 : « Tous les procès décrits à l’aide de la fonction STAY correspondent aux procès ‘préservateurs’ décrits à l’aide du couple <-dynamique, +transitionnel> chez FRANÇOIS (1990). »

54.

Ces trois points seront détaillés dans le paragraphe intitulé « Modification du statut syntaxique du verbe » (1.1.3.3).

55.

FAUCHER 1987, p.119

56.

LATZEL 1984, p.48

57.

Selon N. Chomsky, la passivation se limite « aux Verbes admettant librement les Adverbes de Manière » (1965 (trad. de 1971), p.148).

58.

ISACENKO 1971, p.12

59.

Cet exemple authentique nous a été communiqué par M.-H. Pérennec. Les références en sont les suivantes : WOHMANN Gabriele (©1974) (1978), Paulinchen war allein zu Haus, Darmstadt / Neuwied, Luchterhand, p.183.

60.

Cf. VATER 1995, p.187

61.

VATER 1995, p.190

62.

HELBIG 1968, p.137

Evoquons à ce sujet le problème spécifique posé par le verbe « erwarten » lorsqu’il a pour objet logique « ein Kind » : « Sie erwartet ein Kind ». La phrase passive correspondante +/- « Ein Kind wird von ihr erwartet » n’est guère naturelle dans la mesure où elle met en perspective, c’est-à-dire fait apparaître en fonction de sujet grammatical, l’élément inconnu (le rhème) plutôt que l’élément connu (le thème). Elle s’avère en outre ambiguë et autorise deux interprétations selon que l’objet logique désigne une « partie » du sujet logique ou non. En cas de suppression de l’agent du procès (« Ein Kind wird erwartet »), il n’y a plus d’équivalence référentielle possible avec la phrase active de départ. Le verbe « erwarten » ne signifie plus que la personne en fonction de sujet logique est enceinte. Il marque toujours une attente mais oblige à concevoir l’enfant attendu comme ayant une existence autonome par rapport au sujet logique et donc comme n’étant pas une « partie » de lui.