1.1.3.3 Modification du statut syntaxique du verbe

L’absence d’altérité sémantique entre la base du groupe nominal à l’accusatif et le lexème verbal n’empêche pas la formation du passif personnel. De nombreux linguistes (W. Jung, etc.) ont affirmé dans le passé que le complément d’objet interne ne pouvait pas devenir sujet d’une phrase passive. D’autres linguistes (W. Admoni, etc.) ont défendu la position inverse. D’autres encore (G. Helbig, etc.) ont répondu en Normand que la transformation du complément d’objet interne en sujet n’était pas agrammaticale mais inhabituelle. Ce n’est qu’avec T. Höhle et E. Faucher que la recherche est passée du simple constat de l’existence d’un tel phénomène dans la langue aux premières tentatives d’explication scientifique. E. Faucher note ainsi dans son article Von den Toden, die da gestorben worden waren (1987) que le complément d’objet interne ne peut pas être considéré syntaxiquement comme un complément d’objet en raison de l’intransitivité du verbe dont il dépend et qu’il n’est pas non plus un « argument » du verbe au sens logique du terme et au sens de la grammaire catégorielle car il appartient à la même classe sémantique que le verbe. Il accorde au groupe nominal à l’accusatif la capacité de fabriquer à lui seul une proposition à valeur existentielle63 et oblige ainsi à une lecture bi-propositionnelle de la phrase. Mais en proposant une lecture attributive, il annule la connexion entre le verbe et le groupe nominal à l’accusatif et hypothèque donc ses chances de résoudre le problème : « Er kämpfte seinen letzten Kampf » ---> « Er kämpfte, und dies war sein letzter Kampf ». Il suggère alors de réinterpréter le « nomen actionis » comme argument d’un verbe transitif efficient du type « verursachen », « hervorrufen », « zeitigen », « erzeugen », etc. Son analyse est intéressante, mais elle ne nous semble valoir que pour les verbes susceptibles d’être ramenés à des organisations causatives. Elle fonctionne bien pour « sterben » qui marque un changement d’état et pour « gehen » qui marque un changement de position :

‘Eine solche Reihenfolge der Schritte - die ähnlich mit Erfolg bei einigen Typen der Passiv-Paraphrasen, z.B. bei Konstruktionen mit bekommen/kriegen/erhalten + Partizip II und bei Konstruktionen mit haben + Partizip II gegangen werden (Leirbukt 1977 ; Leirbukt 1981; Askedal 1984b ; Askedal 1984c) - soll es vermeiden, daß ein bestimmtes (theorieabhängiges) Verständnis von Passiv (und Zustandspassiv) von vornherein den Blick einengt, andere Fälle ausschließt oder terminologisch zudeckt. (Helbig 1987, p.215)’

Mais elle ne semble pas applicable à un verbe tel que « leben » :

‘Sollte sich euch aber ein Mann nähern, der sehr bald zu erkennen gibt, daß er euch mit Leib und Seele in Besitz zu nehmen trachtet, so ist es eure Aufgabe, euch im besten Licht vor ihm zu zeigen, so daß er über kurz oder lang zu der Einsicht kommt, ein Leben ohne euch könne von ihm nur im Schatten gelebt werden. (K, p.38)’

E. Faucher émet l’hypothèse que, pour les groupes nominaux à l’accusatif de durée, ce ne sont plus les « verba efficiendi » qui servent de modèle lors du processus de réinterprétation mais les verbes transitifs admettant comme complément d’objet une indication temporelle de durée (« hinbringen », « verbringen », « verleben », etc.). Là est peut-être la solution au problème que soulève la transformation en fonction de sujet grammatical du complément d’objet interne / complément de durée « ein Leben ohne euch ».

L’absence de groupe nominal à l’accusatif n’empêche pas la formation du passif personnel pour un certain nombre de verbes dits intransitifs. Comment cela est-il possible ? J.-P. Desclés propose un élément de réponse dans son article Transitivité sémantique, transitivité syntaxique (1998). Il part du constat que la transitivité ne fait pas partie des universaux du langage pour souligner la nécessité qu’il y a à distinguer entre la notion de transitivité sémantique d’une part et les constructions transitives syntaxiques encodées dans une langue particulière d’autre part. La transitivité syntaxique ne peut pas être définie en termes universels. Elle est marquée en allemand par les cas morphologiques que sont le nominatif et l’accusatif. La transitivité sémantique peut être définie en termes universels. Elle implique « un agent contrôleur et effectueur et une situation cinématique qui elle-même affecte un patient qui ainsi change d’état »64. Le « faire » se produit sous la dépendance d’un contrôle et est donc susceptible d’être déclenché ou interrompu à tout moment. Il donne naissance à une situation finale vers laquelle l’action est orientée ou non. J.-P. Desclés considère qu’il faut aborder le problème de la transitivité dans le cadre de la sémantique du prototype et distinguer entre des constructions transitives prototypiques et des constructions déviantes. Sont prototypiques les constructions syntaxiquement transitives qui sont des instanciations directes du schème de la transitivité sémantique (« Sie tötete ihren Mann »). Sont déviantes 1°) les constructions syntaxiquement transitives qui ne sont pas des instanciations directes du schème de la transitivité sémantique (« Ich weiß den Weg ») et 2°) les constructions syntaxiquement intransitives qui sont des instanciations directes du schème de la transitivité sémantique (« Er kündigt dem Angestellten »). J.-P. Desclés n’envisage pas la possibilité que la transitivité sémantique soit encodée par une construction syntaxiquement intransitive. Il considère que la transitivité est avant tout syntaxique et hiérarchise donc les traits définitoires de la notion de transitivité au détriment des données sémantico-cognitives. Ce qu’il présente comme un état de fait n’est en réalité que le but vers lequel la langue allemande évolue actuellement. En effet, lorsque la transitivité sémantique est encodée par une construction syntaxiquement intransitive, elle tend à modifier la valence verbale pour la mettre en conformité avec son schème sémantico-cognitif. Voyons sur pièces de quoi il retourne. Le verbe « kündigen » implique un agent contrôleur et effectueur qui cause le renvoi d’un patient et correspond donc au schème de la transitivité sémantique. Il se construit avec un objet au datif mais en langue familière et en autrichien standard, il a tendance à transformer cet objet au datif en objet à l’accusatif. Faut-il voir dans ce processus de transitivation l’influence du verbe transitif synonymique « entlassen »65 ou bien faut-il chercher la solution du côté du verbe « kündigen » lui-même qui possède un emploi transitif lorsque son objet logique désigne une chose (« einen Vertrag kündigen ») ? Il nous semble que les deux solutions qui s’offrent à nous ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles ont en commun d’expliquer le phénomène syntaxique de transitivation par l’existence d’un noyau sémantique commun entre la forme incriminée (« jm kündigen ») et les formes lui servant de modèle syntaxique (« jn entlassen » / « einen Vertrag kündigen »). Quel est donc le noyau sémantique commun entre les différents emplois du verbe « kündigen » ? Sous quelle notion sémantique se laissent-ils subsumer ? Ils expriment tous l’idée de rupture de contrat, et ce que le verbe soit transitif divalent (« er hat den Vertrag gekündigt »), intransitif divalent (« er hat ihm gekündigt ») ou intransitif monovalent (« er kündigt »).

Les fluctuations que connaît la rection du verbe « kündigen » en diathèse active se répercutent directement sur la diathèse passive. Si le verbe « kündigen » n’est pas affecté par le processus de transitivation, l’objet au datif reste « intact », le passif est « impersonnel ». Si le verbe « kündigen » est affecté par le processus de transitivation, l’objet au datif est transformé en sujet au nominatif, le passif est « personnel » :

La tentation est grande de vouloir généraliser à partir du cas du verbe « kündigen », mais il faut bien se garder de céder à une telle tentation car le schème de la transitivité sémantique n’intervient pas de manière aussi frappante - nous devrions dire « prototypique » - dans tous les cas de figure. Prenons l’exemple du verbe « folgen ». Il ne constitue pas une instanciation directe du schème de la transitivité sémantique dans la mesure où l’action qui affecte le patient n’est pas causative. Il ne se construit jamais avec un objet à l’accusatif en diathèse active mais il peut quand même entraîner en diathèse passive la réalisation d’un sujet grammatical :

‘[...] auch wenn er von vielerlei Kombinationen gefolgt wurde (T. Heuss, Erinnerungen, p.295 ; cité par E. Faucher 1994, p.7) ’

Nous avons l’impression que le processus de transitivation syntaxique du verbe « folgen » s’est fait par le biais du groupe participial apposé au sujet grammatical. H. Szabó fait remarquer que la construction « gefolgt von » est souvent interprétée comme « une forme importée du français, formée sur le modèle de ‘suivi de’ »66. Deux arguments appuient cette thèse : la topicalisation du participe II et la transitivité syntaxique du verbe français.

‘Hier treibt das Wienertum in seiner unbegrenzten Bösartigkeit die schönsten Blüten, wenn ein flinker Jugoslawe oder ein eiliger Schlosser aus Fünfhaus, der Geld sparen will, vorüberhetzt, gefolgt von der unflätig geifernden Professionnellen, die um ihren Lohn geprellt wurde. (KS, p.132)’

L’étude du verbe « folgen » nous porte à considérer que la transitivité sémantique, à l’origine même du processus de transitivation syntaxique, ne doit pas être nécessairement ramenée à une organisation causative mais impliquer simplement un agent qui exerce une action sur un patient. C’est l’existence même du rôle sémantique de patient qui explique la « quasi-transitivité »67 de ces verbes (« transitivité » au motif de l’existence d’un objet, « quasi » au motif du datif). En l’absence d’objet au datif, le processus de transitivation n’est pas envisageable. Sont donc exclus tous les verbes intransitifs monovalents du type « tanzen » (sauf si l’énoncé contient un complément d’objet interne). Reste à savoir pourquoi un certain nombre de verbes intransitifs divalents construits avec un objet au datif ne subissent pas le processus de transitivation. Le cas du verbe « begegnen » ne pose pas problème dans la mesure où il n’est pas une instanciation directe du schème de la transitivité sémantique : il ne permet pas de distinguer clairement l’agent (le « rencontreur ») du patient (le « rencontré »). E. Faucher considère que l’existence de concurrents transitifs (« treffen » / « antreffen ») contribue au blocage du processus de transitivation du verbe « begegnen » : « Nun erklärt sich das Schicksal von gefolgt durch eine diskursive Verwendbarkeit, der sich auf der Seite von begegnet nichts Vergleichbares entgegenstellen läßt, zumal getroffen und angetroffen die anfallenden Bedürfnisse decken dürften. Deshalb ist der Gewaltakt, als welcher eine Volltransitivierung von begegnen hätte angesprochen werden müssen, ausgeblieben. »68 L’interprétation d’E. Faucher est séduisante car productive. Elle permet par exemple d’expliquer la non-transitivation de « helfen » concurrencé sur ses propres terres par « unterstützen » :

Cependant, cette interprétation donne l’impression qu’E. Faucher fait jouer aux verbes transitifs synonymiques un rôle « taillé sur mesure » selon les besoins de l’analyse. Ces verbes lui servent en effet tantôt de modèle au processus de transitivation (« den Tod eines Gerechten sterben », etc.), tantôt de repoussoir ou de frein (« jm begegnen »). Aussi laisserons-nous la question en suspens pour nous interroger sur l’avenir du processus de transitivation. Deux scénarios s’opposent. Soit les verbes divalents à objet au datif qui ne présentent pas actuellement de fluctuation valencielle mais encodent la transitivité sémantique subiront eux aussi le long processus de transitivation au cours des décennies à venir ; dans ce cas, l’infraction originelle commise par le biais des verbes « kündigen » et « folgen » fera jurisprudence malgré la résistance que lui opposeront les puristes. Soit ce sera le statu quo. Les verbes « kündigen » et « folgen » resteront des exceptions au sein de la vaste catégorie des verbes divalents intransitifs susceptibles de connaître le processus de transitivation (« danken », « drohen », « widersprechen », « schmeicheln », « applaudieren », etc.).

Même en l’absence de complément d’objet interne et d’objet au datif, la transitivation syntaxique de verbes à l’origine intransitifs n’est pas totalement exclue. Elle est toutefois limitée à un nombre restreint de verbes et fonctionne essentiellement en contexte policier. Il s’agit pour le locuteur de mettre en doute l’hypothèse du suicide ou de l’accident pour lui opposer le scénario d’un meurtre maquillé :

‘Ach ja, die Freundin ist doch die, die vom Turm gefallen wurde ? (HT, p.193)’

Que se passe-t-il d’un point de vue grammatical ? Le verbe « fallen » apparaît en diathèse passive. La substitution de l’auxiliaire « werden » à l’auxiliaire « sein » a pour effet de faire passer le verbe du statut intransitif au statut transitif. Elle modifie sa valence en augmentant d’une unité le nombre des actants69. L’actant ajouté n’est pas nommé dans la phrase pour la bonne raison qu’il n’est pas connu. Il est néanmoins directement impliqué dans le procès et revêt le rôle sémantique d’agent : il constitue l’initiateur d’un changement qui reste sous son contrôle et qui affecte le patient. La transitivation syntaxique du verbe « fallen » amène l’allocuté à s’interroger sur les raisons pour lesquelles le locuteur a préféré commettre une infraction à l’intransitivité originelle plutôt que de respecter la norme. Elle l’oblige à comparer la forme passive transitive (« gefallen wurde ») à la forme active intransitive (« gefallen war ») dans le but de lui faire dégager la nature adversative de la relation qui lie ces deux formes. L’allocuté est censé articuler l’opposition autour de la notion de « téléonomie » qui est, selon la définition qu’en donne J.-P. Desclés, « la capacité de se représenter une situation à atteindre afin de diriger son action pour l’atteindre effectivement »70. Il doit comprendre que l’amie en question n’a pas fait une chute accidentelle sous l’emprise de l’alcool (action involontaire) mais qu’elle a été poussée par une autre personne (action volontaire). Ce phénomène de transitivation est très marginal et suscite des réactions de rejet de la part des germanophones consultés. Il nous rappelle un procédé que la presse française a utilisé de manière pléthorique il y a quelques années pour émettre des doutes sur le « soi-disant » suicide de Pierre Bérégovoy. Il consistait à mêler deux scénarios contradictoires en passivant le verbe pronominal « se suicider » : la thèse du suicide (impliquant un seul acteur) et la thèse du meurtre maquillé en suicide (impliquant deux acteurs) (« Pierre Bérégovoy a été suicidé »). Pour quitter le contexte policier, nous pouvons citer le cas du verbe intransitif « démissionner » qui connaît un emploi transitif (« On l’a démissionné ») lorsque la démission s’est faite sous la pression d’autres personnes et qu’elle n’a pas été le fait d’un seul acteur. Même chose en allemand pour le verbe « gehen » utilisé transitivement (« Er ist gegangen worden ») lorsque l’action est accomplie sous la contrainte d’une ou de plusieurs autres personnes (« Er ist zum Gehen gezwungen / veranlaßt worden »).

Tout comme l’absence de complément d’objet n’empêche pas la formation du passif personnel, la présence d’un complément d’objet n’empêche pas la formation du passif impersonnel. Il est possible en langue familière de faire abstraction de la transitivité syntaxique du verbe : « Heute wird Karten gespielt und morgen wird Teppiche geklopft ». La transformation passive opère sur le seul lexème verbal. Elle laisse inchangé le groupe nominal à l’accusatif et donne naissance à une construction asubjectale. Le groupe nominal à l’accusatif forme une unité indissociable (un complexe quasiment lexicalisé) avec le participe II auquel il est accolé. Il ne peut en être séparé sauf à devenir le sujet de la phrase passive et donc à entraîner l’accord du verbe : « Karten werden heute gespielt und Teppiche werden morgen geklopft ».

Notes
63.

FAUCHER 1987, p.122 : « Hier wird dafür plädiert, daß einer akkusativischen Nominalgruppe eine vom Indogermanischen vererbte, allerdings inzwischen weitgehend verkümmerte satzschaffende Potenz innewohnt » ; « In der Tat verstehen wir diese Nominalgruppen als satzwertig mit der Bedeutung einer Existenzaussage ».

64.

DESCLÉS 1998, p.166

65.

Cf. WEINRICH 1993, p.178

66.

SZABÓ 1975, p.6

67.

FAUCHER 1994, p.7

68.

FAUCHER 1994, p.7

69.

E. Faucher parlerait sans doute ici de « Genmanipulation am Verb » (1987, p.125).

70.

DESCLÉS 1998, p.172