1.2.4 « Bekommen » : verbe plein ou auxiliaire ?

Après avoir présenté les conditions de formation de la structure « bekommen + participe II », nous désirons nous intéresser à la place qu’occupe « bekommen » dans le système des auxiliaires. Nous procéderons en deux temps. Nous établirons dans un premier temps un parallèle entre « bekommen » et l’auxiliaire « werden », puis nous comparerons les différents emplois de « bekommen » entre eux pour montrer qu’il existe un continuum entre l’emploi de « bekommen » comme verbe plein et son emploi comme auxiliaire.

« Bekommen » semble tout d’abord présenter un degré d’auxiliarisation plus faible que « werden ». En effet, tout verbe pouvant figurer au passif processuel ne peut pas apparaître comme participe II de la périphrase « bekommen + participe II ». En revanche, tout participe II de la périphrase « bekommen + participe II » peut être employé au passif processuel. Il résulte de cela que les verbes susceptibles de devenir le participe II de la construction « bekommen + participe II » forment un sous-ensemble par rapport aux verbes susceptibles de devenir le participe II du passif processuel.

M. Vuillaume considère que « l’intégration de bekommen au système d’auxiliaires n’est pas encore complète »94. Il est possible d’établir une échelle d’auxiliarisation de « bekommen » en partant du verbe plein (borne gauche) pour aller vers l’auxiliaire (borne droite). Les extrémités du continuum sont clairement identifiées. Ce sont les éléments intermédiaires qui posent problème. B. Heine constate qu’il est difficile de réaliser une segmentation précise du continuum95, mais il ne cherche pas à expliquer pourquoi et se contente de noter l’extrême diversité des situations à l’intérieur de la zone intermédiaire :

‘Ferner ist hervorzuheben, daß der angesprochene Prozeß nicht in wenigen Stufen verläuft ; praktisch stellt jeder Kontext, in dem bekommen vorkommt, bzw. jedes Vollverb, mit dem sich bekommen verbindet, eine eigene Stufe dar. Da es somit eine Vielzahl von minimalen Stufen gibt, wird es diesem Prozeß eher gerecht, wenn man ihn mit Hilfe eines Kontinuumsmodells beschreibt.96

Il nous semble que ce qui rend la tâche difficile, c’est la combinaison de deux critères de distinction, l’un d’ordre sémantique, l’autre d’ordre syntaxique. Dans la mesure où il n’est pas possible de dire lequel des deux est le plus important, il n’est pas possible de hiérarchiser les traits distinctifs.

Dans le cas où « bekommen » est associé à un verbe exprimant l’idée de don, il semble préserver le sens du verbe plein : « Während alle anderen Mädchen zum Frauentag von den Jungen Plastikblumen geschenkt bekommen, erhält Lilja eine echte Blume » (PA, p.337). « Bekommen » situe le procès dans la perspective du bénéficiaire et s’oppose à « geben » qui présente le même procès dans la perspective de l’agent. Le participe II est parfaitement supprimable sans que la phrase ne devienne grammaticalement incorrecte. Il joue le rôle d’un circonstant de manière, se contentant d’apporter une précision97 sur la façon dont le sujet grammatical entre en possession de l’objet98 :

‘(5) Silke bekam das Klavier leihweise.
(6) Silke bekam das Klavier geschenkt.
Daß den Adverbien leihweise und geschenkt ein und derselbe syntaktische Status zugeordnet werden kann, wird z.B. durch (7) nahegelegt, wo die beiden in koordinierter Form verbunden sind. Andererseits besteht jedoch auch ein struktureller Unterschied, indem (6), nicht jedoch (5), grob durch einen Passivsatz paraphrasiert werden kann, wie (8) zeigt : 
(7) Bekam Silke das Klavier leihweise oder geschenkt ?
(8) Silke wurde das Klavier geschenkt.
*Silke wurde das Klavier leihweise.
Das finale Element geschenkt in Satz (6) ist daher doppeldeutig : Es kann einerseits als Adverb der Art und Weise und andererseits als Prädikatsnukleus aufgefaßt werden. Und ebenso ist das Element bekam in (6) doppeldeutig : Es kann sowohl als Hauptverb als auch als eine Art Hilfsverb verstanden werden.99

Le participe II « geschenkt » n’est pas un adverbe de manière. Il caractérise tant le procès que le complément d’objet. En tant qu’attribut inféré de l’objet, il transporte par hypallage la qualité de l’objet au procès et est postposé à ce à quoi il se rapporte. Selon la place qu’il occupe dans l’énoncé, il est interprété comme attribut inféré de l’objet ou comme partie constitutive de la périphrase « bekommen + participe II ». En (1) : « daß wir die Fässer gereinigt von der Fabrik bekommen », la construction est non grammaticalisée. « Bekommen » est verbe plein, « gereinigt » attribut de l’objet et correspond à une « proposition clandestine » (« die Fässer, die gereinigt sind ») ; il suit immédiatement en chaîne le complément d’objet « die Fässer »100. En (2) : « daß wir die Fässer von der Fabrik gereinigt bekommen » et en (3) : « daß wir von der Fabrik die Fässer gereinigt bekommen », la forme verbale complexe « bekommen + participe II » est ambiguë. Elle peut être analysée unité par unité, c’est-à-dire d’une manière analytique ou interprétée synthétiquement comme un complexe grammaticalisé.

Dans le cas où « bekommen » est associé à un verbe de communication linguistique, il tient à la fois de l’auxiliaire et du verbe plein. Par son sémantisme, il reste proche du verbe plein, mais par son comportement morpho-syntaxique, il se rapproche de l’auxiliaire : il admet comme expansion un groupe infinitif ou une complétive, c’est-à-dire une proposition subordonnée ayant pour fonction de compléter le verbe. Etant donné que le verbe plein ne peut être lui-même suivi d’une complétive, la suppression du participe II entraîne de facto la non grammaticalité de l’énoncé :

‘Elli bekam erklärt, daß sie jetzt heimgehen könne, aber Gefahr laufe, bei einer zweiten Verhaftung weder ihr Kind noch ihre Eltern je wiederzusehen, wenn sie so töricht sei, in der Sache des entsprungenen Heisler irgend etwas ohne Kenntnis der Behörden zu unternehmen oder eine Meldung zu unterlassen. (SK, p.134) ---> *Elli bekam, daß sie jetzt heimgehen könne, aber Gefahr laufe, bei einer zweiten Verhaftung weder ihr Kind noch ihre Eltern je wiederzusehen, wenn sie so töricht sei, in der Sache des entsprungenen Heisler irgend etwas ohne Kenntnis der Behörden zu unternehmen oder eine Meldung zu unterlassen.’

Si la construction n’admet pas pour expansion une subordonnée complétive ou un groupe infinitif, mais un groupe nominal désignant un bien matériel ou ayant un contenu indéterminé (« was », « irgendwas », etc.), la suppression du participe II affecte profondément le contenu informatif de l’énoncé. Elle transforme en un échange matériel ce qui n’était au départ qu’un échange verbal :

Si le complément d’objet indéterminé « was » est spécifié par une relative déterminative, la suppression du participe II laisse subsister un énoncé difficilement compréhensible :

‘Das war Büroleben, wie sie’s gewohnt war : Kaffee kochen, Kuchen kaufen und was erzählt bekommen, das seine richtige Reihenfolge hatte : von den Leben, die da hinten im Wohnflügel gelebt, von den Toden, die da gestorben wurden. (H. Böll, Billard um halb zehn, p.14, cité par M. Vuillaume 1977, p.13) ---> *? Das war Büroleben, wie sie’s gewohnt war : Kaffee kochen, Kuchen kaufen und was bekommen, das seine richtige Reihenfolge hatte : von den Leben, die da hinten im Wohnflügel gelebt, von den Toden, die da gestorben wurden.’

Dans les phrases comportant un objet à l’accusatif désignant un élément qui appartient à la sphère de la « possession inaliénable » du sujet (partie du corps), la suppression du participe II rend l’énoncé absurde, étant donné qu’elle présuppose que la personne n’avait pas la partie du corps en question avant la réalisation de l’acte :

‘Er bekam den Kopf verbunden ---> *Er bekam den Kopf.’

Dans le cas où « bekommen » est associé à un verbe à sens privatif, « bekommen » a statut d’auxiliaire à part entière. La suppression du participe II affecte le rôle sémantique du sujet grammatical, faisant du « perdant » (« er bekam sein Visum verweigert ») le bénéficiaire du procès (« er bekam sein Visum »). Il serait totalement incongru d’attribuer le complément d’objet « sein Visum » au verbe « bekommen » car on retirerait avec le participe II (« verweigert ») ce qu’on aurait accordé avec la partie conjuguée du verbe (« bekam »), en violation de l’adage juridique : « donner et retenir ne vaut ».

« Bekommen » peut très largement commuter avec « kriegen » et « erhalten ». C’est le verbe le plus fréquent à l’écrit. S. Vesterhus dénombre dans son corpus (de langue écrite) 77,3 % de constructions avec « bekommen », 14,1 % avec « erhalten » et 8,6 % avec « kriegen »101. Dans le corpus de H.-W. Eroms, le verbe « bekommen » occupe la pole position avec 71,7 %, « erhalten » apparaît dans près d’un quart des énoncés (24,8 %) et « kriegen » est la lanterne rouge avec seulement 3,5 %102. Nous présentons les résultats que nous avons obtenus à partir de notre corpus qui contient 78 constructions seulement contre 535 pour S. Vesterhus et 230 pour H.-W. Eroms : « bekommen » (88,5 %), « erhalten » (3,8 %), « kriegen » (7,7 %). « Kriegen » relève de la langue familière103 et, à ce titre, se rencontre surtout en langue orale (d’où sa faible proportion dans les corpus de langue écrite à l’exception des pièces de théâtre). Les différences de niveau de langue entre les auxiliaires « bekommen » et « kriegen » sont à peu près les mêmes que celles des verbes pleins. « Erhalten » semble soumis à certaines restrictions d’emploi. Il paraît notamment exclu avec les verbes à sens privatif104, les verbes intransitifs et les verbes non trivalents et résiste à l’utilisation avec les verbes de communication. Cela peut être interprété comme le signe que le processus d’auxiliarisation est moins avancé pour ce verbe que pour « bekommen » et « kriegen ».

Notes
94.

VUILLAUME 1977, p.11

95.

HEINE 1993, p.31 : « Die verschiedenen Gebrauchsarten von bekommen können entlang eines Kontinuums angeordnet werden, und eine sinnvolle Segmentierung dieses Kontinuums erscheint problematisch. »

96.

HEINE 1993, p.30

97.

Le verbe « geben » ne peut pas fournir le participe II de la construction « bekommen + participe II » car il est le symétrique exact de « bekommen » et n’apporte pas d’indication sémantique supplémentaire. L’énoncé *« er bekommt ein Buch gegeben » ne satisfait pas la loi d’informativité.

98.

Un rapprochement s’impose avec la structure « kommen + participe II » qui est elle aussi formée au moyen 1°) d’un verbe dont on ne sait pas trop s’il a le statut de verbe plein ou d’auxiliaire et 2°) d’un participe II qui fournit une indication de manière tout en constituant avec le verbe « kommen » une forme grammaticalisée limitée aux verbes de déplacement.

99.

HEINE 1993, p.28

100.

Cf. REIS 1985, p.143

101.

VESTERHUS 1985, p.32

102.

EROMS 1978, p.379

103.

Contrairement à S. Vesterhus, nous ne considérons pas que les périphrases « bekommen + participe II » et « erhalten + participe II » relèvent de la langue familière : « In einigen von diesen Grammatiken wird der Eindruck erweckt, als komme der bekommen-Fügung im heutigen Deutsch nur die Mauerblümchenrolle zu. So sieht z.B. Admoni das bekommen-Gefüge als eine Konstruktion, ‘die in der Umgangssprache verbreitet ist, aber in der Literatursprache nur vereinzelt vorkommt’, während nach Brinker das bekommen-Passiv ‘zögernd auch in die Schriftsprache eindringt’.

Da dieser Aufsatz keineswegs als ein allgemeines Plädoyer für den Gebrauch des bekommen-Passivs gemeint ist und der umgangssprachliche Charakter dieser Fügung immer noch mehr oder weniger einleuchtend erscheint, möchten wir weder Admoni noch Brinker in diesem Punkt widersprechen. » (1985, pp.29-30)

104.

Le corpus d’O. Leirbukt (1997, p.108) comprend toutefois un contre-exemple : « Wegen der Weigerung, ein Einreisevisum für die Mannschaft Südkoreas auszustellen, erhielt die Volksrepublik China [...] die Erlaubnis entzogen, die Weltmeisterschaft der Gruppe C auszurichten. (AB 29.10.78, 31) ».