1.3 Le passif, simple variante stylistique de l’actif ?

En 1.1 et 1.2 nous avons envisagé la notion de passif au sens large en englobant sous cette appellation tant le « passif de l’accusatif » (« werden + participe II ») que le « passif du datif » (« bekommen + participe II »)105. Nous avons vu que lorsque les conditions de validité des conversions syntaxiques sont respectées, l’énoncé actif et son correspondant passif semblent interchangeables : ils dénotent un même état de faits, présentent un même contenu informatif et ne se distinguent apparemment qu’au niveau formel. Pour cette raison, le passif apparaît comme un « luxe langagier ». Le linguiste H. C. von der Gabelentz, s’intéressant plus particulièrement à la forme en « werden », écrit dès 1861 dans Über das Passivum : « Die Sätze : der Vater liebt das Kind, oder das Kind wird von dem Vater geliebt, sind nur der Form, nicht dem Inhalt nach verschieden. Insofern erscheint das Passivum als ein Luxus der Sprache. »106 La même dichotomie entre fond et forme se retrouve un siècle plus tard chez K. Brinker qui remplace la notion de forme par celle de style107 et chez M. Vuillaume qui reprend cette même notion de style pour l’appliquer à la périphrase « bekommen + participe II »108.

Il convient de s’interroger ici sur la notion de style. Nous n’avons aucunement l’ambition de proposer une définition de ce mot. D’éminents linguistes et stylisticiens s’y sont essayés et ont dû dresser un constat d’échec - constat que l’on peut résumer par la formule de P. Larthomas : « Tâche impossible ! »109. Cet échec s’explique par la multiplicité des critères liés au concept de style. Le plus important est celui de choix. Pour qu’il y ait fait de style, il faut que le locuteur ait la possibilité de dire la même chose de plusieurs façons (cf. la formule d’Arletty « Il y a trente-six façons de dire : je vous aime »), ce qui implique que le système linguistique doit laisser des marges de manoeuvre, du « jeu » et donc ne pas supposer l’adéquation parfaite, la bi-univocité entre signifiant et signifié. Il faut que le locuteur puisse sélectionner un élément dans un ensemble de formes synonymiques110. Il faut donc qu’il y ait à la fois variation formelle et invariance référentielle. L’idée de variation est conçue en termes d’écart. La notion d’écart est héritée de la rhétorique aristotélicienne. En grande faveur dans les années cinquante et fortement critiquée depuis, elle redevient essentielle par le centrage sur le pôle du récepteur-lecteur. Elle implique l’idée d’une déviation par rapport à une norme qui est appréhendée positivement ou négativement. La norme joue le rôle de repoussoir chez Aristote en raison de sa banalité. Elle devient un modèle à imiter, à reproduire dans le cas des diathèses active et passive. La norme c’est l’actif. Elle reflète l’art de bien écrire. La forme déviante c’est le passif. Elle est déconseillée par certains pédagogues : « Also fasse den wahrhaft männlichen Entschluß : schreibe nie mehr ein Passivum ! »111. Le concept de style qui apparaît d’abord sous une forme prescriptive, normative prend avec l’avènement de l’esthétique romantique au XIXe siècle un double visage. Il s’associe désormais à l’expression de l’individualité et à la personnalité de l’auteur, met davantage l’accent sur l’unité de l’oeuvre et de la conscience de l’écrivain en présentant l’oeuvre comme le reflet de la nature même de son auteur. Il se définit par l’« ensemble de traits identiques récurrents dans plusieurs objets »112, c’est-à-dire qu’il relève du domaine de la non-variation, de la répétition. Dans cette perspective plus « positive » que « différentielle », l’idée de variation n’est pas totalement évacuée car le style en tant que marqueur de la subjectivité d’un auteur diffère en fonction des divers émetteurs - en vertu du principe de Buffon : « Le style est l’homme même ». Le fait de style est ainsi le produit d’une récurrence et / ou d’un contraste. Récurrence s’il contribue à caractériser l’oeuvre d’un auteur ou un type de discours. Contraste s’il s’écarte de la norme, s’il se repère par son caractère inattendu, s’il s’impose à l’attention du lecteur. Il fait l’objet d’un choix délibéré ou inconscient. Il est axé sur l’aspect esthétique de l’expression littéraire ou sert à caractériser tout type de discours.

S’en tenir à cette conception vériconditionnelle ou représentationaliste de l’équivalence logique, considérée dans le cadre général d’alternatives stylistiques, signifie un appauvrissement de la notion d’équivalence que l’on ampute de sa composante communicative. Si les linguistes ont longtemps ignoré cette composante, c’est parce qu’ils limitaient leur objet d’étude au cadre de la phrase. L. Bloomfield, caractérisant cette dernière comme « an independent linguistic form, not included by virtue of any grammatical construction in any larger linguistic form »113, a marqué négativement de son sceau la recherche en la privant d’une extension de son domaine d’étude au texte ou aux unités intermédiaires entre la phrase et le texte. Ce n’est qu’avec l’apparition du transphrastique qu’ont été inaugurées de nouvelles perspectives pour les disciplines qui traitent du langage. S. Stati souligne en ouverture de son livre Le transphrastique (1990) qu’à l’heure actuelle, les chercheurs qui pratiquent la linguistique textuelle et la pragmalinguistique, ceux qui s’intéressent à l’analyse du discours et à l’analyse conversationnelle et les rhétoriciens qui ont élaboré la théorie de l’argumentation se disputent cette science carrefour. C’est vers elle que nous tournerons toutes nos pensées dans la deuxième souspartie de cette première partie dont elle fournira tant le fondement théorique que l’objet d’étude.

Notes
105.

Dans le reste de notre travail, nous entendrons désormais par « passif » la seule forme « werden + participe II ».

106.

GABELENTZ 1861, p.451

107.

BRINKER 1971, p.109 : « Durch die Re-Transformation wird deutlich, daß das ‘werden’-Passiv und das Aktiv den höchsten Grad an Bedeutungsäquivalenz aufweisen ; sie sind vielfach ohne jegliche Bedeutungsdifferenz austauschbar und erweisen sich somit als ‘fakultative sprachliche Formen’. Für diese Strukturen scheint die Bevorzugung der einen oder anderen Konstruktion weniger inhaltlich als vielmehr ausschließlich stilistisch begründet zu sein. »

108.

VUILLAUME 1977, pp.11-12 : « valeur stylistique », « avantages stylistiques ».

109.

LARTHOMAS 1994, p.2

110.

Cf. STARKE 1969, p.56 : « Das sprachliche System hält mit den konkurrierenden Konstruktionen ein ‘selektives Feld’ von Stilelementen bereit, mit denen ein außersprachlich gegebener Sachverhalt unterschiedlich nuanciert ausgedrückt werden kann. Innerhalb der Rede sind [...] nur solche Elemente bzw. Merkmale als stilistisch relevant anzusehen, die sich als fakultative Varianten erweisen. Damit sind jene varianten Elemente gemeint, die auf Grund der synonymischen Möglichkeiten der gegebenen Sprache in einer bestimmten Rede ausgetauscht, weggelassen oder hinzugefügt werden können. »

111.

WUSTMANN (Sprachdummheiten) 1966, p.80, citation reprise de PAPE-MÜLLER 1980, p.148

112.

VALENTIN 1994, p.337

113.

BLOOMFIELD (Language) 1955 (1933), p.170, citation reprise de HEINEMANN & VIEHWEGER 1991, p.23