2 Approche pragmalinguistique : les fonctions textuelles du passif

On a l’habitude de dire qu’une phrase active et une phrase passive sont liées par une relation paraphrastique quand elles peuvent être considérées comme deux formulations différentes d’un contenu identique, comme deux manières différentes de « dire la même chose ». On dissocie ainsi radicalement entre les deux plans du contenu (le « fond ») et de l’expression (la « forme »). Les deux plans sont « conçus comme totalement indépendants l’un de l’autre, puisqu’à l’unité sur un plan (le contenu identique) correspond la diversité sur l’autre (les différentes formulations de ce contenu) »114. La dichotomie entre fond et forme remonte à la rhétorique aristotélicienne qui, dans sa théorie des partes orationis, place l’inventio et la dispositio avant l’elocutio. Elle développe une conception instrumentale du langage en le mettant au service de la pensée. Elle le dévalorise au profit des idées en le réduisant à une simple fonction ornementale. Le langage n’est finalement que la traduction imparfaite de la pensée, qui est chronologiquement et ontologiquement première.

Si l’on cherche à approfondir la relation paraphrastique qui lie un énoncé actif à son correspondant passif, on s’aperçoit vite que la conception spontanée de la paraphrase comme « équivalence sémantique » ne résiste pas à l’analyse. Elle affirme l’identité du contenu parce qu’elle confond sens et référence, assimilant le premier au second. Elle évacue tout ce qui est responsable de différences sémantiques entre les propositions dites équivalentes au profit de la seule identité de référence, dont témoigne la nécessaire identité des valeurs de vérité. En un mot : elle ne tient compte que de l’invariant référentiel et nie les diverses modifications sémantiques qui viennent se greffer sur cet invariant.

L’équivalence référentielle constitue une condition nécessaire mais non suffisante à l’alternative des diathèses. Dans la mesure où le locuteur peut décrire une même situation extra-linguistique de différentes manières, il doit s’attacher à choisir la meilleure formulation possible parmi les formulations concurrentes qui se présentent à lui. Ces formulations n’étant pas équivalentes à tous les égards, son choix n’est pas indifférent. Il exprime toujours une modulation spécifique :

‘[...] il n’existe pas d’énoncé isolé : tout énoncé est un parmi d’autres, épinglé par l’énonciateur dans le paquet des énoncés équivalents possibles, bref tout énoncé fait partie d’une famille de transformées paraphrastiques ; [mais] il n’existe pas d’énoncé qui ne soit modulé, c’est-à-dire qui ne soit un phénomène unique115.’

P. Valentin s’inscrit dans la lignée d’A. Culioli lorsqu’il écrit qu’« il n’est point de variation innocente », « que toute variation est en même temps une variation sémantique, et, finalement, que tout est sens. »116 Il considère que la conception dualiste du contenu et de l’expression est erronée. La pensée n’existe pas hors langage. Elle doit être conçue comme formant une « unité organique »117 avec lui. Le langage est la condition même de sa réalisation et est donc plus qu’une simple condition de transmissibilité.

L’équivalence référentielle implique l’identité du contenu informatif véhiculé par une phrase active et son pendant passif. Elle n’implique pas l’identité des valeurs communicatives de ces phrases - contrairement à ce qu’affirme K. Welke en 1965 :

‘Ein Aktiv-Satz und seine Passivtransformation lösen einen im wesentlichen gleichen KE [= kommunikativen Effekt] aus. Ihre Auswahl bei der Kommunikation ist stilistisch bedingt, was sich auch darin ausdrückt, daß das Passiv für die Kommunikation prinzipiell entbehrlich ist.118

Il n’est pas inutile de rappeler ici la distinction que l’on fait habituellement entre information et communication. L’aspect informatif d’un énoncé (aspect locutoire) est constitué par le « message » proprement dit, soit par l’ensemble des désignés. Il définit le niveau de la proposition et implique l’acte de référence (choix des constituants) et l’acte de prédication (mise en relation des termes entre eux). L’aspect communicatif (aspect illocutoire) réside dans l’interaction qui existe entre l’énonciateur et le destinataire via l’énoncé. Il se définit tant par des critères formels (place du verbe, courbe prosodique) que par l’intention communicative du locuteur qui intègre directement l’allocuté dans son discours. Il peut lui signifier ce qu’il croit être vrai pour qu’il le croit aussi (assertion), il peut l’obliger à répondre par la parole (interrogation) ou l’obliger à répondre par un acte non langagier (injonction). D. Sperber et D. Wilson appréhendent l’intention communicative comme le désir du locuteur de rendre manifeste au destinataire qu’il a une intention informative, c’est-à-dire qu’il s’efforce de modifier l’environnement cognitif de l’allocuté119.

Le locuteur effectue le choix de la diathèse en fonction de la perspective de son discours et de ses intentions de communication. Ses intentions communicatives sont au nombre de deux. D’une part, le locuteur s’efforce - par respect du principe de coopération de Grice120 - de faciliter le travail de décodage du récepteur en renforçant la cohérence sémantique de son message, en éliminant tout élément parasite qui risquerait d’entraver le bon déroulement de la communication et en mettant en relief les unités informatives importantes. D’autre part, il joue parfois avec lui en retardant l’apparition d’unités informatives pour piquer sa curiosité et en omettant une donnée importante pour le manipuler.

Nous nous proposons de présenter dans cette partie une analyse détaillée de la fonction de perspective et des intentions communicatives qui gouvernent le choix de la diathèse, mais avant de procéder à cette analyse détaillée, nous souhaitons nous interroger sur le caractère stratégique ou non intentionnel de ce choix. Il est stratégique s’il y a comme un temps d’arrêt entre les phases de conception et de réalisation en langue, s’il y a la place de la réflexion, si le locuteur sélectionne de manière consciente la formulation qu’il estime être la meilleure dans la situation de discours (cela ne veut pas dire que le projet se réalise hors langage mais qu’il ne prend forme définitive qu’après que le locuteur a envisagé d’autres formulations). Il est non intentionnel si la spontanéité des propos n’autorise pas l’auto-reformulation avant la production du texte définitif, si elle exclut toute objectivation des possibles par l’intellect et contraint le locuteur - en cas de défaillance - à apporter des corrections après-coup :

‘Il [l’artiste] n’a pas eu, sous le regard de son esprit, tous les gestes possibles, il n’a pas eu à les éliminer tous sauf un, en rendant raison de son choix [...]. Il a résolu par un geste simple le problème qui, à l’analyse et après-coup, paraît comporter un nombre infini de données [...] [La parole] ne choisit pas seulement un signe pour une signification déjà définie, comme on va chercher un marteau pour enfoncer un clou ou une tenaille pour l’arracher. Elle tâtonne autour d’une intention de signifier qui ne dispose d’aucun texte pour se guider, qui justement est en train de l’écrire. Et si nous voulons saisir la parole dans son opération la plus propre, et de manière à lui rendre pleine justice, il nous faut évoquer toutes celles qui auraient pu venir à sa place, et qui ont été omises, sentir comme elles auraient autrement touché et ébranlé la chaîne du langage, à quel point celle-ci était vraiment la seule possible, si cette signification devait venir au monde121 ...’

Le caractère stratégique ou non intentionnel du choix est en partie tributaire du code utilisé. L’écrit se prête particulièrement bien au développement d’une stratégie discursive par la rupture qu’il instaure entre les phases de conception et de réalisation et, partant, par la longueur du processus de production. L’oral, de par son côté spontané, est réfractaire au développement d’une stratégie discursive. Il ne permet pas la planification des propos. Il serait toutefois inexact de faire de tout texte écrit le résultat d’une série de décisions électives conscientes (il suffit de penser à l’écriture automatique des surréalistes pour s’en convaincre) de même qu’il serait inexact de limiter l’oral à une parole spontanée. Le locuteur peut, à l’oral, sélectionner de manière consciente la diathèse passive et mettre à profit la possibilité qu’elle offre de passer l’agent sous silence quand il ne sait pas en quels termes s’adresser à son interlocuteur. La diathèse passive lui évite d’avoir à choisir entre les formes de tutoiement et de vouvoiement. Elle le dispense de l’emploi de marqueurs d’une relation plus ou moins distanciée.

Notes
114.

FUCHS 1982, p.8

115.

CULIOLI 1973, p.86

116.

VALENTIN 1994, p.333

117.

COMBE 1994, p.77

118.

WELKE 1965, p.91

119.

SPERBER & WILSON 1989, p.51, p.93

120.

GRICE 1979, p.61 : « Nous pourrions ainsi formuler en première approximation un principe général qu’on s’attendra à voir respecté par tous les participants : que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lesquel vous êtes engagé. Ce qu’on pourrait appeler PRINCIPE DE COOPÉRATION (cooperative principle), abrégé en CP. »

121.

MERLEAU-PONTY 1969, pp.63-64