2.1 Fonction de perspective

Pour décrire la fonction de perspective, nous partirons d’un phénomène d’illusion d’optique très célèbre. L’image présente les contours de deux visages noirs tournés l’un vers l’autre et d’un vase blanc, les contours du vase blanc coïncidant parfaitement avec ceux des visages. L’observateur qui regarde cette image ne voit pas la même chose selon qu’il porte son attention sur les zones blanche ou noire. S’il se concentre sur la partie noire de l’image, il distingue deux visages ; s’il se concentre sur la partie blanche, il perçoit un vase. Il effectue un choix à l’intérieur du « paradigme visuel » constitué des éléments « visages » et « vase » et met en perspective l’un des deux éléments du paradigme. Il fait apparaître cet élément au premier plan et le fait se détacher sur la « toile de fond » constitué par l’autre élément :

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La fonction de perspective n’est pas le domaine réservé de la perception visuelle. Elle sert également à la stratégie, pas toujours consciente, de la communication. Aristote, dans son traité de Rhétorique, fournit des informations précieuses à son sujet. Il signale que le locuteur est amené à choisir, en fonction des interlocuteurs et des circonstances, parmi les multiples conceptualisations possibles d’une même réalité à décrire et parmi les multiples formulations possibles d’une même idée. Il adopte un point de vue particulier sur la réalité au niveau de la représentation conceptuelle (pisteis) et au niveau de la verbalisation, de la mise en mots (lexis) :

‘[...] autant de situations discursives différentes, autant de points de vue différents possibles sur une même réalité.122

La fonction de perspective est liée sur le plan cognitif à l’idée de saillance123. R. Langacker part du terme « imagerie » censé souligner la capacité qu’a tout locuteur d’appréhender un domaine cognitif de différentes manières avant d’envisager plusieurs dimensions de l’imagerie dont la plus significative est celle qu’il appelle la distinction profil / base :

‘La BASE d’un prédicat linguistique est son domaine, c’est-à-dire les structures cognitives qu’il présuppose ; son PROFIL est une sous-structure de la base qui accède à un niveau distinctif de saillance en tant qu’entité DÉSIGNÉE par l’expression. Des expressions invoquent souvent le même domaine, mais diffèrent sémantiquement par le choix de profils différents dans la base commune. C’est ainsi que la conception d’une masse de terre entourée d’eau peut servir de base à nombre d’expressions, simples ou composées, mettant en profil (c’est-à-dire désignant) différents aspects de la base : île met en profil la masse de terre ; eau autour de l’île désigne une portion de l’eau ; rivage désigne la frontière entre les deux.124

La mise en profil correspond au passage du niveau prélinguistique au niveau linguistique125. L’observateur qui voit un policier arrêter un meurtrier doit obligatoirement mettre en profil, c’est-à-dire sélectionner le point de vue du policier ou du meurtrier s’il veut verbaliser la scène, la décrire au moyen du langage. Du moment qu’il quitte son simple rôle d’observateur pour se glisser dans la peau du locuteur, il est obligé d’opérer un choix. Et c’est là qu’interviennent les diathèses active et passive ...

Les diathèses active et passive permettent au locuteur de sélectionner (au minimum) deux points de vue différents sur une même réalité extra-linguistique. Si nous symbolisons la relation qu’elles expriment par une flèche reliant l’agent du procès A à l’être visé B : A>B, nous pouvons choisir A ou B comme points de saillance. Dans le cas où nous optons pour A, nous voyons le procès « s’éloigner » ; le mouvement est centrifuge ; la diathèse correspondante est l’actif (« Der Polizist verhaftet den Mörder »). Dans le cas où nous optons pour B, nous voyons le procès « s’approcher » ; le mouvement est centripète ; la diathèse correspondante est le passif ou plus exactement le passif personnel126 (« Der Mörder wird vom Polizisten verhaftet »). Le choix du passif entraîne un renversement de la perspective. Il n’entraîne nullement un renversement de la direction du procès, auquel cas le schéma serait : B > A (« Der Mörder verhaftet den Polizisten »). Nous « voyons » le procès par un autre bout. Nous le « regardons » avec les « yeux » du patient qui subit l’action tandis que la diathèse active présente les événements du point de vue de l’agent.

Le schéma A > B pose deux problèmes. D’une part, il ne marche plus dès lors que nous envisageons le cas du passif impersonnel qui offre la liberté au locuteur de passer sous silence le patient : (A) > ....127 pour ne laisser subsister que le seul procès (« Hier wird verhaftet »). D’autre part, il est polarisé sur les rôles sémantiques d’agent et de patient et fait abstraction totale d’un autre actant important du procès : le bénéficiaire C, que la diathèse « bekommen + participe II » permet de mettre en perspective en le faisant apparaître en fonction de sujet grammatical (« Ich bekam vom Rektor einen Preis überreicht »).

Quand il y a mise en perspective d’un actant agent, patient ou bénéficiaire présentant le trait sémantique « + animé », l’énonciateur s’identifie partiellement à lui pour décrire ce qu’il voit, il se met dans sa peau. Il y a acte d’empathie. Le phénomène d’empathie se rencontre en littérature lorsque le narrateur omniscient (« auktoriale Erzählsituation ») s’efface derrière l’un des personnages du récit (« personale Erzählsituation »). Il trouve un correspondant au cinéma dans la technique de placement de la caméra :

‘Let us use, for illustration, the situation of filming a scene in which John hit Bill. One of the most important decisions that directors must make is where to place the camera while shooting this scene. They can, for example, place the camera equidistant from both John and Bill. The resulting scene will be one in which the event under discussion is presented objectively, with the director taking a detached view. Alternatively, the director can place the camera closer to John than to Bill. In that case, the scene will be presented to the viewer more from John’s point of view than from Bill’s. As an extreme instance of this situation, the director can give John the camera, so to speak. If this occurs, the scene will be presented to the viewer entirely from John’s point of view. John will not appear in the scene because the scene describes what John sees. Alternatively, the director can choose to shoot the scene by placing his camera closer to Bill than to John, or by giving it to Bill. The scenes shot from different camera angles, while capturing the same act of John’s hitting Bill, produce different effects on the viewer.
In producing natural sentences, speakers unconsciously make the same kind of decisions that film directors make about where to place themselves with respect to the events that their sentences are intended to describe. In describing the event in which John hit his brother Bill, speakers can place themselves in five different positions, (A) through (E), illustrated below128 :’
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L’actant agent, patient ou bénéficiaire mis en perspective est la personne dont l’énonciateur se sent le plus proche :

‘Es scheint so, als ob wir in aller Regel dasjenige mit Hilfe einer Nominalgruppe im Nominativ bzw. als Subjekt wiedergeben, was uns - den Sprechern - räumlich oder auch sozial nahe ist ; Engelkamp spricht hier (in Anlehnung an Arbeiten Ertels) vom Konzept der Ich-Nähe.129

Quand l’énonciateur intervient lui-même dans l’action, il se met en perspective car il se connaît forcément mieux qu’il ne connaît les autres acteurs du procès. Il y a acte d’empathie de l’énonciateur avec lui-même - ce que S. Kuno résume sous la forme de la règle suivante :

  • Speech Act Empathy Hierarchy : The speaker cannot empathize with someone else more than with himself.

  • E (speaker) > E (others)130

Cette règle se traduit concrètement par le choix de la diathèse active quand le référent du déictique « ich » a statut d’agent, celui de la diathèse passive quand il a statut de patient et celui de la diathèse « bekommen + participe II » quand il a statut de bénéficiaire. Ainsi, dans le cas où le locuteur recourt à la technique de l’écobuage pour fertiliser ses terres, il n’a d’autre choix que d’opter pour la diathèse active s’il veut mettre en mots l’action qu’il effectue. En disant « j’ai brûlé mon champ », il marque explicitement le caractère intentionnel et bénéfique de cette action. La passivation entraîne des modulations sémantiques de l’ordre de l’appréciation affective. Elle oblige à effacer la mention de l’agent du procès (« mon champ a été brûlé ») et, du coup, laisse entendre que l’action s’est exercée aux dépens du locuteur. Elle prend une connotation négative, marque un événement dommageable.

Le principe de « Ich-Nähe » explique que l’énonciateur présente plus facilement une scène de violence dans la perspective de la victime que dans celle de l’agresseur. Dans l’article du Spiegel « Ein Türke hält was aus », le journaliste dénonce les procédures d’expulsion dont sont victimes les Kurdes en Allemagne. Il cite les cas de plusieurs Kurdes qui ont été persécutés par des policiers turcs à leur retour en Turquie et se sert de la diathèse passive pour marquer son engagement en faveur de la cause kurde et sa sympathie envers les victimes :

‘Wie die Praxis aussieht, zeigt der Fall Mehmet Ali Akbas. Der 32jährige Kurde war im Januar in die Türkei abgeschoben worden. Dort wurde er von Polizisten an Beinen, Ohren und Genitalien gefoltert. [...]
Fast zeitlich mit dem Fall Akbas wurden dem Niedersächsischen Flüchtlingsrat in Hildesheim jetzt Fotos eines mißhandelten Kurden zugespielt. Der Mann hatte offenbar von schweren Schlägen herrührende Wunden am Kopf. Der zuvor in Hamburg lebende Familienvater war vor zwei Monaten abgeschoben, danach in Istanbul festgenommen, zunächst freigelassen und dann erneut in Haft genommen worden ; derzeit hält er sich aus Angst vor neuen Folterungen versteckt.
Auch Süleyman Yadirgi, ein Kurde, der früher in Köln lebte, bestätigte in einer eidesstattlichen Erklärung Schikanen nach seiner Rückkehr in die Türkei. Sechs Tage lang war er in Haft. Er wurde getreten, geschlagen, Polizisten drohten, ihm die Kehle « durchzuschneiden ». (Der Spiegel n°26, 22.06.1998, pp.50-52)’

Dans l’extrait suivant, ponctué par la répétition insistante du lexème « Kreaturen », le narrateur Francis adopte le point de vue des animaux auxquels les hommes font subir les pires atrocités. S’il se sent particulièrement concerné par le triste sort que les humains réservent aux animaux, s’il partage leur souffrance, participe à leur douleur, est en sympathie avec eux (au sens grec du terme), c’est parce que lui-même est ... un chat ! Rien de surprenant donc à ce que le schéma A (« Menschen ») > B (« Kreaturen ») soit lu à partir de B ...

‘Unwillkürlich mußte ich an all die geschundenen, getretenen und gequälten Kreaturen in dieser Welt denken, die von Menschen nur aus Spaß gefoltert wurden ; Kreaturen, die Menschen sich als Spielzeuge anschafften, um ein bißchen mit ihnen zu spielen, ihrer dann überdrüssig wurden und sie wegschmissen ; Kreaturen, die vor den Augen gutgenährter Menschen verhungerten ; Kreaturen, die brutal getötet wurden, weil man aus ihren Fellen Mäntel oder Handtaschen schneidern wollte ; Kreaturen, die die Menschen bei lebendigem Leibe kochten, weil sie dies für den Gipfel der kulinarischen Genüsse hielten ; Kreaturen, die unter den Lasten, die sie tagtäglich schleppen mußten, zusammenbrachen ; Kreaturen, die ihr Leben lang nichts anderes gekannt hatten, als aus engen Käfigen grimassierenden Menschenvisagen entgegenzublicken oder irgendwelche schwachsinnigen, ganz und gar nicht artgerechten Kunststückchen vorzuführen ; Kreaturen, die homosexuell wurden, vergewaltigten, zwanghaft onanierten, sich selbst verstümmelten, ihre Kinder fraßen, in Apathie und Depression verfielen, ihre Artgenossen töteten und schließlich und endlich Selbstmord begingen, weil sie in einem Gefängnis mit dem romantisch klingenden Namen Zoo saßen, wo man sie bestaunte und bestaunte und bestaunte, bis sie aus Verzweiflung diese schrecklichen Dinge taten ; Kreaturen, die von heute auf morgen ihres natürlichen Lebensraums beraubt wurden, weil die Menschen immer mehr Naturschätze brauchten. (F, p.188) ’

La personne envers laquelle le locuteur opère un acte d’empathie correspond généralement au sujet grammatical et au « thème » (au sens pragois du terme) de l’énoncé. Selon S. Kuno, le degré d’empathie est plus élevé avec le référent du sujet qu’avec celui du complément d’agent :

  • Surface Structure Empathy Hierarchy (tentative) : In a passive sentence, it is easier for the speaker to empathize with the referent of the subject than with that of the by-agentive.

  • E (subject) > E (by-agentive)131

Il est de manière générale plus élevé avec le référent du sujet qu’avec les référents de tous les autres compléments :

  • Surface Structure Empathy Hierarchy (revised) : It is easier for the speaker to empathize with the referent of the subject than with the referents of other NPs in the sentence.

  • E (subject) > E (other NPs)132

Le degré d’empathie est plus élevé avec le thème de la phrase qu’avec le rhème :

  • Topic Empathy Hierarchy : Given an event or state that involves A and B such that A is coreferential with the topic of the present discourse and B is not, it is easier for the speaker to empathize with A than with B :

  • E (discourse - topic) > E (nontopic)133.

Cette coïncidence ne doit pas conduire à une confusion entre mise en perspective et agencement thème-rhème appelé aussi perspective fonctionnelle de la phrase. Le Pragois F. Daneš, cherchant à mettre en garde contre une telle confusion, souligne le fait que la perspective relève de la structure statique de la phrase tandis que l’agencement thème-rhème concerne la structure dynamique et communicative de l’énoncé pris dans son co-texte. La fonction de perspective consiste à adopter un point de vue particulier sur le monde réel ou imaginaire dans les limites mêmes de l’énoncé alors que l’agencement thème-rhème concerne l’enchaînement des énoncés entre eux. Le thème reprend un élément connu (le plus souvent déjà introduit dans le co-texte amont) et sert de support aux informations nouvelles, rhématiques :

‘Diese Perspektivisierung darf prinzipiell nicht mit der sogenannten « funktionellen Mitteilungsperspektive », d.h. mit der Thema-Rhema Gliederung, identifiziert werden. Die Mitteilungsperspektive betrifft die dynamische und kontextbedingte kommunikative Struktur der Aussage, wogegen die Perspektive im ersten Falle die statistische [sic !] Struktur des Satzes « in abstracto » betrifft. Die Ebene der Mitteilungsperspektive operiert auf den Einheiten der Satzebene. Ein Beispiel : Die Sätze (1) Die CSSR grenzt an die DDR und (2) An die CSSR grenzt die DDR unterscheiden sich durch die Perspektivisierung auf der Satzebene, aber sind äquivalent auf der Mitteilungsperspektive der Aussage, während die Aussagen (3) Die CSSR grenzt an die DDR und (4) An die DDR grenzt die CSSR unterschiedlich sind, was die Mitteilungsperspektive betrifft, aber gleich sind in ihrer Satzstruktur.134

Alors que la fonction de perspective entraîne, quand il y a empathie, un acte quasi fusionnel du locuteur avec la personne dont il adopte le point de vue, l’agencement thème-rhème intervient au niveau du couple de la communication locuteur-allocuté et concerne le processus de construction du texte en tant que « partnerbezogene Tätigkeit »135. Dans le cadre de la fonction de perspective, l’allocuté opère dans un contexte plus général (« base ») que la personne dont le locuteur adopte le point de vue (« profil »). Il ne constitue pas le pôle directement visé par le locuteur, mais reste néanmoins présent en arrière-plan. On ne saurait, dans ces conditions, catégoriser la fonction de perspective parmi les fonctions communicatives du passif sans lui accorder un traitement particulier - ce que ne fait pas D. Baudot :

‘Cette stratégie communicative qui complète l’acte locutoire joue sur divers registres que sont les fonctions communicatives au nombre desquelles il convient de ranger la fonction de perspective qui permet, au niveau de l’organisation de l’énoncé, chaque fois qu’on a la possibilité offerte par la langue de choisir entre diverses structurations possibles, de « marquer » l’intention communicative par l’apport et la visée qui viennent compléter le plan du locutoire.136

D. Baudot définit la fonction de perspective au niveau pragmatique et ne voit pas qu’elle est aussi déterminée par des motivations psychologiques, qu’elle fait intervenir ponctuellement la relation d’empathie. Il a une approche strictement « fonctionnelle » - ce dont témoigne l’usage inflationniste qu’il fait des termes « fonction » / « fonctionnel » dans la définition qu’il propose de la notion de perspective :

‘La fonction de perspective de la voix doit alors être conçue comme un signifié fonctionnel qui revêt une fonction pragmatique et est incident à l’acte d’énonciation et de communication tout entier.137

Notes
122.

FUCHS 1982, p.11

123.

Cf. le concept de « Dominanz » chez SCHECKER 1995, p.490. Cf. le concept de « saliency hierarchy » chez FILLMORE qui décrit par ailleurs très bien l’opposition « background » / « foreground » que nous avons illustrée par l’image du vase et des visages : « To say it again, whenever we understand a linguistic expression of whatever sort, we have simultaneously a background scene and a perspective on that scene. Thus, in our examples about bying and selling, the choice of any particular expression from the repertory of expressions that activate the commercial event scene brings to mind the whole scene - the whole commercial event situation - but presents in the foreground - in perspective - only a particular aspect or section of that scene. » (1977, p.18)

124.

LANGACKER 1991, p.107

125.

Cf. PERENNEC 1993, p.35

126.

Cf. LATZEL 1984, p.40

127.

Nous mettons A entre parenthèses car l’agent n’est quasiment jamais nommé dans les énoncés au passif impersonnel. Au passif personnel, il est également très souvent absent. Le schéma : A > B devrait donc être en toute rigueur : (A) > B.

128.

KUNO 1987, pp.203-204

129.

SCHECKER 1995, p.489

130.

KUNO 1987, p.212

131.

KUNO 1987, p.207

132.

KUNO 1987, p.211

133.

KUNO 1987, p.210

134.

DANEŠ 1976, p.115

135.

HEINEMANN & VIEHWEGER 1991, p.89

136.

BAUDOT 1989, p.12

137.

BAUDOT 1989, p.189 (c’est nous qui soulignons)