2.2.3 Jeu sur la position syntaxique des unités dynamiques

Le linguiste J. Firbas est le père de la notion de « communicative dynamism » (CD). Le dynamisme communicatif peut être considéré - d’une manière simplificatrice - comme la qualité inverse du degré de dépendance contextuelle. Il sert à caractériser la progression de l’information depuis un certain stade de connaissances vers un stade plus élaboré et est lié à l’importance relative des diverses unités de l’énoncé dans l’information transmise. L’unité la plus dynamique est l’unité informative la plus importante, celle qui fait le plus avancer la communication, celle qui apporte la contribution la plus grande au développement de l’information dans la phrase : « By the degree of CD carried by a sentence element we understand the extent to which the sentence element contributes to the development of the communication, to which it ‘pushes the communication forward’, as it were. »168

La distribution des diverses unités de l’énoncé dépend de leur dynamisme communicatif. Au-delà des contraintes grammaticales, la linéarisation est guidée par l’intention communicative du locuteur. On peut distinguer deux types essentiels de linéarisation. La linéarisation neutre ou « non marquée » consiste à adopter l’ordre allant des unités les moins dynamiques aux plus dynamiques, c’est-à-dire à distribuer les informations selon un degré croissant de CD : « One of them is the tendency to effect within the entire sentence what may be called the basic distribution of CD. This tendency consists in the capability of the sentence positions of gradually raising the degrees of CD, in the direction from the beginning towards the end of the sentence »169. La linéarisation « marquée » ou expressive correspond à un renversement voulu de la linéarisation neutre, c’est-à-dire à la succession « très dynamique - peu dynamique » : « The [...] word order, in fact, becomes the more emotive (marked), the more it deviates from what we have termed the basic distribution of CD »170. Dans le cas de la linéarisation neutre, la première position est le lieu privilégié du thème : elle est occupée par des unités peu dynamiques que sont notamment des unités connues, en rapport avec des données de la situation (exophoriques) ou du contexte antérieur (anaphoriques). Le rhème tend quant à lui vers la fin de la phrase. Il fait avancer la communication en apportant des informations nouvelles et regroupe donc des unités très dynamiques. A quoi servent les éléments thématiques s’ils enfreignent aussi ostensiblement la loi d’informativité ? Ils constituent pour le discours une sorte de soubassement sur lequel viennent s’échafauder les éléments rhématiques. Ils assurent au texte sa cohérence et sa redondance internes, les éléments rhématiques se chargeant de sa « progression ».

La progression de l’information se réalisant fondamentalement en fonction de la distribution des groupes sur la ligne de phrase, les taxèmes (faits de position) ont un statut de signifiant au sein de l’énoncé et jouent un rôle important dans le processus de compréhension. Ils déterminent la chronologie des opérations de décodage étant donné que le récepteur décrypte le message dans son déroulement temporel. Le travail du décodeur débute dès l’apparition du premier terme. Si ce terme occupe la fonction grammaticale de sujet, le décodage se poursuivra immédiatement et sans difficultés. Dans le cas contraire, l’unité mise en position initiale sera stockée dans la mémoire à court terme (allemand : « Kurzzeitgedächtnis ») jusqu’à la survenance du noyau (soit souvent du sujet) permettant l’identification de la structure.

L’ordre d’apparition des éléments dans la phrase pose à l’énonciateur le problème de la gestion du temps. Tout dépend de l’effet qu’il vise à produire sur son interlocuteur. S’il veut le tenir en haleine, il peut mettre à profit sa connaissance de la construction progressive du représenté chez l’allocuté en retardant une unité qu’il juge importante sur le plan de l’information. Il dispose de plusieurs techniques pour arriver à ses fins. La première est la topicalisation de la base verbale passive :

‘ Die Eschberger Christmette war immer ein bewegendes Zeugnis bäuerlichen Weihnachtsempfindens. Das hatte sich herumgesprochen, landauf und landab. Nirgendwo sonst wurde das Hochfest der Geburt des Herrn so lebendig nachempfunden. Darum wanderten alljährlich viele Schaulustige aus dem Rheintalischen herauf, und das Kirchlein platzte schon zwei Stunden vor dem Beginn der Mette aus den Nähten. Man stupfte und drängelte sich in den Bänken, reckte ungeduldig die Köpfe nach der Apside, das Schiff glich einem Wespennest. Nulf Alder kam unzeitig, faustete sich durch die Menge, und davon entstand ein kleiner Tumult. Er ließ sich nicht besänftigen, bis er sich endlich zum angestammten Platz vorgekleubt hatte. Jeder, der gehen konnte, war gekommen. Fast das ganze Dorf war versammelt, hatte glänzende Nasen, rotgescheuerte Hälse, frisch gestärkte Krägen, luftig raschelnde Röcke und hoffärtig gezopftes Haar. Selbst in der Ledigenbank kniete man Knie an Knie, und es ist kaum zu glauben, aber die Burga roch nach Rosenöl.
Eröffnet wurde die Mette mit einem Hirtenspiel. Die Verse stammten aus der Feder des Köhler Michel, und es soll nebenbei bemerkt werden, daß der Michel durch seine Berufung zum geistlichen Dichter dürr vor Hunger geworden war. (SB, p.73)’

La topicalisation de la partie non conjuguée du verbe oblige le groupe prépositionnel « mit einem Hirtenspiel » à exercer la fonction démarcative en aval du syntagme verbal. Cette fonction de clôture lui revient de droit en l’absence de tout élément susceptible d’exercer mieux que lui le « mandat démarcatif »171. Le participe II conserve sa valeur rhématique malgré l’occupation de la position initiale (« topic »). Il invite l’allocuté à se représenter, en quelque sorte à créer une situation nouvelle afin qu’il puisse s’y référer par la suite. Il opère le retard de l’unité dynamique (et donc fortement rhématique) « mit einem Hirtenspiel » et tend par conséquent à « prendre en sandwich » le thème de la phrase (« die Mette »). De même :

‘Gustav Löbel ist Schriftsteller. Aber einer von der Sorte, deren Verdienste um die Geisterwelt nur in Telefonbüchern Erwähnung und Anerkennung finden. Er verfaßt diese sogenannten « Kurzromane » für diese sogenannten « Frauenzeitschriften », die so raffiniert kurz sind, daß die Handlung sich in einer DIN-A4-Seite erschöpft. Inspiriert zu seinen Geniestreichen wird er in der Regel von der Vision eines Zweihundertfünfzig-Mark-Schecks - mehr zahlen ihm seine « Verleger » nie ! Doch wie oft sah ich auch diesen gewissenhaften Autor mit sich selber ringen, auf der Suche nach einer Pointe, einer für sein Genre spektakulären Dramaturgie oder einem bis jetzt nie dagewesenen Aspekt des Ehebruchs. Nur kurzfristig verläßt er regelmäßig das schöpferische Universum der Erbschleicher, vergewaltigten Sekretärinnen und der Ehemänner, die nie merkten, daß ihre Ehefrauen seit dreißig Jahren hinter ihrem Rücken auf den Strich gehen, um das zu schreiben, was er lieber schreiben möchte. (F, p.14).’

La mise en position initiale du groupe participial « inspiriert zu seinen Geniestreichen » permet à l’auteur de retarder l’apparition du complément d’agent « von der Vision eines Zweihundertfünfzig-Mark-Schecks ». A. Pirinçci ouvre son énoncé sur le thème romantique du génie et de la création avant de renvoyer brutalement le lecteur aux préoccupations plus terre-à-terre du personnage. Son ironie est mordante. Annoncée par la répétition de l’adjectif « sogenannt » qui opère une distanciation entre ce que dit le narrateur et ce qu’il pense réellement, elle transparaît dans la façon qu’il a de s’exprimer de manière incongrue en employant des termes tels que « Geniestreiche » qu’il ne peut manifestement pas cautionner.

La topicalisation de la base verbale passive peut réaliser conjointement le retard d’une unité dynamique et un enchaînement phrastique, ces deux fonctions ne s’excluant pas l’une l’autre et pouvant coexister au sein d’un même énoncé :

‘Kiebitz halt’s Maul, wurden diejenigen zurechtgewiesen, die sich am Spielertisch mit Kritik oder guten Ratschlägen meldeten, ohne selbst mitzuspielen.
Kartengespielt und gekegelt wurde fleißig. Meine Mutter hatte es nicht gerne, wenn wir uns auf der Kegelbahn aufhielten und vielleicht den Kegelbuben machten. (IW, p.49)’

L’enchaînement phrastique se fait sur la base de l’identité du champ sémantique. Le thème du jeu, introduit par les lexèmes « Spielertisch » et « mitspielen », est spécifié par les participes II topicalisés : « kartengespielt und gekegelt », lesquels décrivent deux types de jeu précis : le jeu de cartes et le jeu de quilles. C’est le second qui fournit l’essentiel de la matière discursive au nouveau paragraphe. La topicalisation des participes II, qui sont des unités peu dynamiques, permet leur dissociation de l’adverbe de manière « fleißig » et ainsi la mise en relief de cette unité dynamique.

L’enchaînement phrastique s’effectue également avec reprise du même lexème :

Examinons le dernier exemple. L’auteur R. Schneider livre les informations nouvelles avec parcimonie. Il évoque tout d’abord un double baptême, enchaîne ensuite sur ce thème en topicalisant le participe II « getauft » et opère le retard du sujet grammatical, qui apporte au lecteur une indication nouvelle sur l’identité des baptisés. Il lui apprend qu’ils sont tous deux de sexe masculin et descendent de la même famille. La suite du passage révèle le prénom des baptisés.

La deuxième technique dont dispose le locuteur pour retarder l’apparition d’une unité informative importante ne permet pas, contrairement à l’opération de topicalisation, un enchaînement phrastique avec le co-texte amont. Il s’agit de l’utilisation du « es » explétif. « Es » est un élément dépourvu de tout dynamisme communicatif172. Il joue le rôle de bouche-trou. Il sert à occuper la première place dans l’énoncé et disparaît dès qu’une autre unité vient occuper cette place. Vu dans une perspective fonctionnelle, communicative, « es » sert à concentrer l’attention de l’allocuté sur l’unité dynamique qui suit. Il a un pouvoir « rhématisateur »173. S’il est situé en tête de paragraphe ou de chapitre, il a tendance à ouvrir l’horizon du lecteur vers la totalité du discours à venir, dépassant ainsi très largement le cadre de la phrase :

‘« Man wird doch wohl noch einen Witz reißen dürfen, verdammt ! » murmelte er schließlich beleidigt und ließ frustriert den Kopf hängen.
« Es sind schon zu viele Witze gerissen worden, Kong », entgegnete Pascal traurig. « Das Problem ist nur, daß unser mordender Freund keinen Humor besitzt. Er lacht nicht, er schmunzelt nicht einmal. Er hat dem Lachen ade gesagt, seitdem er ein viel aufregenderes Vergnügen entdeckt hat. Kommen wir also zu den schrecklichen Dingen, zu deren Anhörung wir uns zusammengefunden haben. Das Wichtigste, was ihr wissen müßt, ist die schockierende Tatsache, daß unser Distrikt nicht erst seit kurzem von einer Mordserie heimgesucht wird. Die Aktivitäten des Mörders reichen mit größter Wahrscheinlichkeit bis ins Jahr ’82 zurück. Und es sind keine sieben Opfer zu beklagen, wie wir bis jetzt angenommen haben, sondern ungefähr vierhundertfünfzig. » (F, pp.218219)’

Le chat Pascal ouvre son discours par un « es » explétif pour éveiller la curiosité de son auditoire sur ce qu’il va dire. Il enchaîne sur la remarque de Kong en reprenant dans son propos les termes employés par son interlocuteur (« Witz » et « reißen ») tout en déplaçant l’objet du discours. Il ne s’agit plus pour lui d’évoquer le droit à plaisanter dans des conditions tragiques, mais d’établir un bilan précis de la situation. L’énoncé d’ouverture opère un glissement vers la phase de l’accompli, permettant à Pascal d’orienter son propos vers le résultat de son enquête et ainsi d’indiquer d’entrée de jeu la raison de la réunion. « Es » est suivi de l’auxiliaire « sein » et s’avère très proche du « es » existentiel. Il retarde l’apparition du quantificateur « zu viele » qui est situé plus haut sur l’échelle du dynamisme communicatif que la lexie verbale et ouvre l’horizon de l’auditeur vers la suite du discours par le choix délibéré de la perspective de bilan.

La troisième technique que le locuteur peut mettre à profit pour retarder l’apparition d’une unité dynamique est limitée au cas de figure où cette unité dynamique coïncide avec le sujet grammatical. Elle consiste à faire précéder le sujet de l’agent prépositionnel et à le décaler ainsi vers l’aval de l’énoncé de façon à ce qu’il rencontre directement le verbe et forme avec lui une macro-unité informative. Entendons-nous bien : la remontée du complément d’agent ne constitue pas le but premier de l’auteur, mais simplement un moyen pour retarder le sujet considéré comme plus important au plan informatif-communicatif que le complément d’agent :

‘Ja einmal lachte er sogar und sagte, daß dem Menschen durch den Schlaf die schönste Zeit des Lebens geraubt würde. (SB, p.195)’

Le sujet suit le complément d’agent parce qu’il forme une unité plus dynamique que lui (linéarisation neutre). La question implicite est manifestement : « Was würde dem Menschen durch den Schlaf geraubt ? » et non pas « Wodurch würde dem Menschen die schönste Zeit des Lebens geraubt ? ». Le sujet se trouve à proximité de la forme conjuguée du verbe qui occupe la position finale en linéarisation « continue ». En linéarisation « discontinue », la forme personnelle du verbe vient occuper la deuxième position. Le sujet grammatical, séparé de la forme conjuguée du verbe par le complément d’agent, tend vers la fin de l’énoncé et se rapproche de la partie non conjuguée du verbe :

‘Ja, und das in die Hosentasche gestopfte Bardamen-Lotterielos, das Mutter Kraske, wütend, wie sie war, beinahe weggeworfen hätte, als sie ihrem Mann die Hose bügelte - dieses Los gewann 900 000 - (in Worten : neunhunderttausend) Mark, wovon Herr Studienrat Anton Kraske, einziger Sohn des Sauftouristen, die Hälfte bekam, um sich den Bungalow zu kaufen. (EFGN, p.63) ’

Dans ce dernier exemple, le retard du sujet grammatical présente un caractère ludique. Il crée une sorte de suspens frustrateur chez l’allocuté qui doit attendre la fin de la phrase (... et l’énonciation de plusieurs énoncés retardateurs) avant d’apprendre comment le père de Kraske a pu gagner autant d’argent.

Notes
168.

FIRBAS 1966, p.270

169.

FIRBAS 1966, p.270

170.

FIRBAS 1966, p.273

171.

FAUCHER 1984, p.146

172.

Cf. SCHANEN & CONFAIS 1989, p.588, § 921

173.

GROSSE 1991, p.103