2.3.1.3 L’agent est inconnu

Lorsque l’agent est inconnu, il convient d’envisager trois cas de figure selon que l’identité de l’agent humain est indifférente ou non au locuteur ou que l’agent n’est autre qu’une force naturelle irrationnelle. Envisageons tout d’abord le cas où le locuteur est dans l’incapacité de nommer l’agent qu’il ne connaît pas, mais qu’il souhaiterait vivement connaître :

‘Von seiner Geburt an soll er gequält und gefoltert worden sein. Von wem und weshalb, das weiß niemand so genau. (F, p.78)’

Situation prototypique : un journaliste écrit un article sur un meurtre qui vient de se produire. Il relate les circonstances du meurtre, les premières pistes des enquêteurs, mais en l’absence de preuves tangibles, il lui est impossible de citer le nom du meurtrier. Transposée à la fiction littéraire, cette situation fournit le point de départ du roman policier, qui constitue le récit d’une enquête. Dans le roman policier, l’étau se resserre autour du criminel au fur et à mesure que le détective découvre de nouveaux indices (certains indices conduisent momentanément le lecteur sur de mauvaises pistes) ; ce n’est qu’au terme de l’enquête que le détective découvre l’identité de l’assassin. Nous retrouvons ce cheminement dans Felidae d’A. Pirinçci. Le narrateur, le chat Francis, rapporte l’histoire qu’il a vécue (« Ich-Erzählsituation ») en respectant le plus fidèlement possible l’ordre chronologique des événements racontés. Il veut que le lecteur revive ce qu’il a vécu tel qu’il l’a vécu. Le « je » qui narre (« erzählendes Ich ») sait pourtant dès le début de son récit qui est l’auteur des abominables crimes. Il a une « longueur d’avance » sur le « je » directement impliqué dans l’histoire en tant qu’enquêteur (« erlebendes Ich »), mais taira le nom du criminel pour ne pas priver le lecteur du suspense de l’enquête. Il commence par évoquer la découverte d’un cadavre. Après examen du corps, il émet l’hypothèse que l’assassin n’est pas un homme :

‘« Es war kein Dosenöffner », sagte ich. « Dosenöffner haben Messer, Scheren, Rasierklingen, Schraubenschlüssel, ja Dosenöffner, jedenfalls viele hübsche Mordinstrumente zur Verfügung, wenn sie jemanden kaltmachen wollen. Aber der Nacken von dem ist total zerfetzt, zerfranst, ja geradezu in Stücke gerissen worden. » (F, p.25)’

Il découvre ensuite de nouveaux cadavres. La mort de la belle chatte Felicitas lui fait prendre conscience que son enquête dérange :

‘Der Mord an Felicitas unterschied sich nämlich nur insofern von den übrigen fünf Morden, weil sie eine Zeugin war. Sie wurde umgebracht, weil sie mir vielleicht noch wichtige Dinge mitteilen wollte. (F, p.96)’

Il se sent régulièrement observé, surveillé, mais il continue néanmoins son enquête :

‘Wiewohl ich während der Genußstunden von der Konkurrenz verschont blieb, wurde ich seltsamerweise keinen Augenblick lang das störende Gefühl los, daß wir bei unserem Liebesringen beobachtet wurden. Ob dies eine berechtigte Ahnung war, ließ sich nicht feststellen. Denn immer, wenn ich zwischendurch einen paranoiden Blick um mich warf, gab es nichts zu sehen. (F, pp.180-181)219

Il finit par découvrir avec horreur que le « serial-killer » n’est autre que le chat Pascal, son mentor, auquel il a voué une si grande admiration.

Le locuteur n’est pas nécessairement désireux d’apprendre qui accomplit l’action. Il arrive fréquemment que l’identité de l’agent lui importe peu :

Le narrateur de Morbus Kitahara de C. Ransmayr est omniscient (« auktoriale Erzählsituation ») et indique au lecteur qui ferme le portail extérieur. Il s’efface ensuite derrière l’un de ses personnages (« personale Erzählsituation ») et décrit les pensées de la mère de Bering. Elle s’est retirée dans la cave de sa maison pour expier le crime de son fils et de là, elle entend le grincement du portail que l’on ferme. Elle ne voit pas qui ferme le portail et, par conséquent, ne sait pas qui le ferme. Mais de toute façon, elle s’en moque. Ce qui lui importe, c’est ce que symbolise la fermeture du portail : l’inanité de ses prières, la fin d’un espoir, l’impossibilité d’une rédemption pour ses fils. Les portes du paradis leur sont fermées à jamais.

Le narrateur omniscient du roman Schlafes Bruder de R. Schneider s’efface derrière son personnage Elias pour décrire les honneurs qui lui sont rendus après son extraordinaire prestation musicale. Elias ne sait pas trop ce qui lui arrive, il ne sait où donner de la tête. Les cadeaux fusent de tous côtés sans qu’il sache qui les lui offre. Une seule personne se distingue de la foule anonyme, c’est une dame de condition élevée qui lui glisse une poignée de fraises.

L’agent inconnu ne revêt pas toujours le trait « + humain ». Il peut représenter une force (naturelle) irrationnelle non directement observable et identifiable :

‘In der Passivform liegt die Möglichkeit, das Eingreifen übersinnlicher Mächte zu symbolisieren, das Walten Gottes, Schicksalhaftes, Unheimliches, Gespensterhaftes, Geheimnisvolles, Märchenhaftes oder Traumhaftes.220

En raison de l’ellipse de l’agent causateur, le procès (« Vorgang ») est décrit comme non provoqué, comme un événement (« Ereignis »)221 :

‘Die Kinder hatten kaum Zeit gehabt, sich unter die Bündel zu legen, und eben wollten sie lauschen, was geschehen würde, als sie in den Haselstauden einen Schall vernahmen, als würde ein Stein durch das Laub geworfen. Sie hörten später das noch einmal, dann nichts mehr. Endlich sahen sie wie ein weißes blinkendes Geschoß einen Hagelkern vor ihrem Bündelhause auf das Gras niederfallen, sie sahen ihn hoch emporspringen und wieder niederfallen und weiterkollern. Dasselbe geschah in der Nähe mit einem zweiten. Im Augenblick kam auch der Sturm, er faßte die Büsche, daß sie rauschten, ließ einen Atemzug lang nach, daß alles totenstill stand, dann faßte er die Büsche neuerdings, legte sie um, daß das Weiße der Blätter sichtbar wurde, und jagte den Hagel auf sie nieder, daß es wie weiße herabsausende Blitze war. Es schlug auf das Laub, es schlug gegen das Holz, es schlug gegen die Erde, die Körner schlugen gegeneinander, daß ein Gebrülle wurde, daß man die Blitze sah, welche den Nußberg entflammten, aber keinen Donner zu hören vermochte. Das Laub wurde herabgeschlagen, die Zweige wurden herabgeschlagen, die Äste wurden abgebrochen, der Rasen wurde gefurcht, als wären eiserne Eggenzähne über ihn gegangen. Die Hagelkörner waren so groß, daß sie einen erwachsenen Menschen hätten töten können. Sie zerschlugen auch die Haseln, die hinter den Bündeln waren, daß man ihren Schlag auf die Bündel vernahm.
Und auf den ganzen Berg und auf die Täler fiel es so nieder. Was Widerstand leistete, wurde zermalmt, was fest war, wurde zerschmettert, was Leben hatte, wurde getötet. Nur weiche Dinge widerstanden, wie die durch die Schloßen zerstampfte Erde und die Reisigbündel. Wie weiße Pfeile fuhr das Eis in der finsteren Luft gegen die schwarze Erde, daß man ihre Dinge nicht mehr erkennen konnte. (BS, pp.201-202)’

Cet extrait de Katzensilber d’A. Stifter dépeint un terrible orage de grêle et constitue l’un des rares passages de la nouvelle - et plus généralement du recueil Bunte Steine - où l’action est première. Il se caractérise par l’emploi de très nombreux passifs personnels sans complément d’agent ainsi que par le recours au substantif impersonnel neutre « es » dans les phrases à diathèse active. L’agent n’est jamais précisé. Il est enveloppé de mystère. Il peut éventuellement s’agir de Dieu qui désire punir l’humanité dans un souci de justice.

Notes
219.

Cf. « Plötzlich überlief mich ein eiskalter Schauer. Die Schlußfolgerung aus diesen Überlegungen lautete, daß ich die ganze Zeit von jemandem beschattet worden war. Der Mörder war alles andere als ein wildgewordener, sabbernder Irrer. Er war außergewöhnlich intelligent und wollte auf keinen Fall, daß man in seine Pläne hineinpfuschte. » (F, p.96)

220.

VEISER 1949, p.82

221.

PAPE-MÜLLER 1980, p.64