2.3.2.2 Complément d’agent : actant ou circonstant ?

La distinction entre actant et circonstant a été introduite par L. Tesnière pour différencier les membres obligatoires de la proposition (« actants ») des membres facultatifs (« circonstants »). L. Tesnière définit les actants comme « les personnes ou choses qui participent à un degré quelconque au procès. »244 Il distingue le « prime actant » qui fait l’action, le « second actant » qui supporte l’action et le « tiers actant » qui est « celui au bénéfice ou au détriment duquel se fait l’action »245. Les circonstants « expriment les circonstances dans lesquelles se déroule le procès »246. Depuis L. Tesnière, la définition des notions a évolué. Elle est devenue plus syntaxique que sémantique. L’actant est défini comme un membre imposé par la programmation syntaxique du verbe. Le circonstant apparaît comme une fonction propositionnelle non appelée par la valence verbale. Il existe deux types d’opérations linguistiques pour distinguer l’actant du circonstant : 1°) le test de la dislocation (« clefting ») qui consiste à introduire « und zwar » devant le membre de phrase dont on cherche à savoir s’il est un actant ou un circonstant (si la phrase est jugée acceptable avec « und zwar », alors le membre de phrase est un circonstant ; dans le cas contraire, le membre de phrase est un actant) ; 2°) le test de la suppression (« Weglaßprobe ») qui consiste à supprimer un ou plusieurs éléments dans un énoncé (si l’élément est supprimable, alors il s’agit d’un circonstant ; s’il n’est pas supprimable, il s’agit d’un actant). Le test de la suppression doit être utilisé avec prudence car aucune suppression n’est sémantiquement neutre. Bien souvent, un circonstant facultatif au niveau syntaxique apparaît nécessaire du point de vue du sens.

On a souvent signalé le caractère facultatif du complément d’agent de la phrase passive, mais on a moins souvent noté que dans certains cas, l’agent est exprimé car il ne peut en être autrement. Pour L. Tesnière, l’essence de la diathèse passive réside dans la diminution de la valence, c’est-à-dire dans son caractère récessif. La valence verbale n’est pas conçue comme quelque chose de figé. Elle sert de cadre à la réalisation syntaxique qui varie selon la diathèse choisie : la diathèse active maintient le nombre des actants (statu quo), la diathèse passive entraîne une réduction (effacement de l’agent), la diathèse factitive opère en sens inverse et entraîne une augmentation (ajout d’un agent) :

En règle générale, l’agent peut être omis quand il est déjà connu, c’est-à-dire thématique. Quand il est rhématique, c’est-à-dire quand il constitue une information nouvelle, deux cas de figure peuvent être envisagés selon que le verbe est thématique ou rhématique. Si le verbe est thématique, le complément d’agent est le seul centre de gravité de l’énoncé et ne peut être omis. Il a alors le statut d’actant. Si le verbe est rhématique, la phrase présente deux centres de gravité (le verbe et le complément d’agent) qui sont généralement d’importance inégale. Dans le cas où le verbe présente un degré de rhématicité inférieur au complément d’agent, le complément d’agent a statut d’actant. Dans le cas où le complément d’agent présente un degré de rhématicité inférieur au verbe, il est supprimable et a statut de circonstant.

Quand le complément d’agent est présent dans la phrase passive, il est rhématique dans la majorité des cas. Si le verbe est thématique parce qu’il a déjà été mentionné dans le cotexte amont, le complément d’agent constitue une unité très dynamique qui fait avancer la communication. Il est le seul centre de gravité de l’énoncé et ne peut pas être omis. Pour cette raison, il a statut d’actant :

‘Als einzig geglückt in den « Duhr-Terrassen » erwies sich das Schokoladenparfait, das auch jenen zum Trost und zur Versöhnung gereicht wurde, denen es laut Karte und Menü nicht zugestanden hätte [...] ; gereicht wurde das Parfait von den Händen ihres Vaters, der melancholisch, wenn auch nicht untröstlich, sich wegen des mißlungenen Essens entschuldigte (ED, pp.432-433)’

Le complément d’agent, particulièrement mis en valeur par sa position finale, ne peut pas être supprimé sans que la séquence perde sa cohérence : « Als einzig geglückt in den ‘Duhr-Terrassen’ erwies sich das Schokoladenparfait, das auch jenen zum Trost und zur Versöhnung gereicht wurde, denen es laut Karte und Menü nicht zugestanden hätte [...] ; *gereicht wurde das Parfait ». La cohérence d’une séquence repose sur l’équilibre entre la reprise d’éléments connus et l’apport d’éléments nouveaux. Si cet équilibre est rompu, comme c’est le cas ici par la seule présence d’éléments connus, l’information stagne et il n’y a plus de progression.

Si le complément d’agent présente un degré de rhématicité supérieur au verbe, il a statut d’actant. Dans le cas où le verbe fournit une information trop évidente pour constituer la seule information de l’énoncé et a besoin d’être spécifié par un complément d’agent, le verbe n’est pas thématique - contrairement à ce que pense G. Schoenthal : « Der Verbinhalt als solcher ist spezifizierungsbedürftig, er ist zu selbstverständlich, als daß er ausschließlich mitgeteilt werden könnte, und deshalb nicht rhemafähig »252 :

‘[...] in den ersten Jahren seines Lebens sei er von seiner Großmutter aufgezogen worden, später, nach dem Krieg, als er etwa drei gewesen sei, von seinem Vater allein. (ED, p.446)’

Sans les compléments d’agent, la phrase ne présente aucun intérêt sur le plan de l’information et de la communication. Elle devient une lapalissade. Dire d’un enfant qu’il a été éduqué n’est pas une information pertinente car c’est le cas pour tous les enfants « sociabilisés » : *« (in den ersten Jahren seines Lebens) sei er aufgezogen worden ». Indiquer en revanche l’identité des éducateurs est beaucoup plus intéressant pour cerner la personnalité d’un accusé - surtout quand la situation est atypique : la mère de l’accusé est décédée lors de l’accouchement et c’est la grand-mère, puis le père qui ont exercé le rôle de la mère.

Dans le cas où il y a topicalisation de la base verbale passive, le complément d’agent n’est pas supprimable s’il apporte la seule information rhématique de l’énoncé (en plus de celle livrée par le lexème verbal) :

Die Eschberger Christmette war immer ein bewegendes Zeugnis bäuerlichen Weihnachtsempfindens [...]. Eröffnet wurde die Mette mit einem Hirtenspiel. (SB, p.73)’

Sans le groupe prépositionnel « mit einem Hirtenspiel » qui, comme nous le verrons ultérieurement, n’introduit pas le véritable sujet logique du procès mais un « faux » agent, la phrase est jugée « bizarre » : *« Eröffnet wurde die Mette ». Elle est perçue comme moins naturelle que la phrase dans laquelle la base verbale passive n’est pas placée en tête d’énoncé : « Die Mette wurde eröffnet ». L’effet bizarre est donc produit par la topicalisation de la base verbale passive, un procédé qui remplit généralement deux fonctions dont aucune n’est réalisée dans l’énoncé « Eröffnet wurde die Mette » : il n’y a ni enchaînement sur un élément du co-texte amont (le verbe est rhématique), ni retard d’une unité dynamique, le sujet « die Mette » étant thématique et donc peu dynamique.

Si le complément d’agent a un degré de rhématicité inférieur au verbe, il peut être supprimé et a statut de circonstant (cf. le test de la dislocation par « und zwar ») :

‘Das einzige, was Blorna erntete, war, daß er am Ende seiner mißglückten Recherchen im Dorf selbst als Kommunist nicht gerade beschimpft, aber bezeichnet wurde, und zwar, was ihn besonders schmerzlich überraschte, durch eine Dame, die ihm bis dato eine gewisse Hilfe, fast sogar Sympathie entgegengebracht hatte (VEKB, p.121)’

Il présente l’information comme accessoire et est par conséquent compatible avec la particule de focalisation « übrigens » qui est affectée du trait sémantique « secondaire » :

‘Sie wurde Mitte der siebziger Jahre gegründet - übrigens von dem zaghaften Häuflein, das ehemals den Universitätsgedanken in Umlauf gebracht hatte. (L, p.42) ’

Le complément d’agent facultatif au plan syntaxique apparaît bien souvent nécessaire du point de vue du sens :

Dans l’énoncé passif, l’auteur aurait pu ne pas indiquer l’agent du procès : « bis die Seufzer unterdrückt wurden ». Il donne pourtant cette indication pour poursuivre la mise en parallèle de la fatigue (bâillements) et de l’émotion (soupirs) et confirmer ainsi la victoire de la fatigue sur l’émotion (« bis die Müdigkeit Übergewicht bekam »).

Dans ce passage, l’auteur se sent à chaque fois obligé de préciser qui fait quoi car le risque de confusion est d’autant plus grand que le nombre des actants impliqués dans le procès est important.

Si le complément d’agent est thématique, il peut être omis et a statut de circonstant :

‘Als der Verteidiger darum bat, diese Ä-a-Auseinandersetzung ins Protokoll aufzunehmen, was ihm vom Vorsitzenden mit einem Lächeln gewährt wurde, lachte der Staatsanwalt (ED, p.375) ’

Le complément d’agent « vom Vorsitzenden » est évident dans le contexte du procès. Le président occupe la fonction hiérarchique la plus haute : il est la seule personne habilitée à « autoriser » l’avocat de la défense à poser ses questions. Le complément d’agent peut par conséquent être supprimé, comme c’est d’ailleurs le cas dans le co-texte amont :

‘Der Verteidiger bat, an den Zeugen Kirffel einige Fragen stellen zu dürfen ; als ihm dies gewährt wurde, sagte er [...] (ED, p.374)’

Comme nous le voyons, le locuteur a deux possibilités : laisser implicite l’agent thématique ou l’expliciter. Dans les deux cas, il encourt le risque de vexer son interlocuteur : s’il explicite une information et que l’allocuté n’a pas besoin de cette explicitation pour reconstruire l’information manquante, l’allocuté peut se sentir humilié par le manque de confiance que lui témoigne le locuteur ; s’il laisse implicite une information et que l’allocuté est dans l’incapacité de reconstruire l’information manquante, l’allocuté peut se sentir humilié par la mise en cause de ses capacités cognitives :

‘Un locuteur qui cherche à être optimalement pertinent laissera implicite toute l’information dont il peut escompter que l’auditeur la reconstituera au prix de moins d’efforts qu’il ne lui en faudrait pour traiter un rappel explicite. Plus l’information laissée implicite est importante, plus est important le degré de compréhension mutuelle dont le locuteur rend manifeste qu’il le tient pour acquis. Bien sûr, si le locuteur surestime ce degré de compréhension mutuelle, il risque de rendre son énoncé difficile, voire impossible à comprendre. Il n’est pas toujours facile de trouver le bon équilibre : même une légère sous-estimation des capacités de l’auditeur par le locuteur pourra conduire l’auditeur à trouver condescendante, voire insultante, une formulation qui était seulement destinée à lui faciliter la tâche. Mais l’important ici est que le locuteur soit obligé de choisir une forme ou une autre pour véhiculer son message, et que la forme qu’il choisit révèle immanquablement l’idée qu’il se fait des ressources contextuelles et des capacités cognitives de l’auditeur.253
Notes
244.

TESNIÈRE 1969, p.105

245.

TESNIÈRE 1969, pp.108-109

246.

TESNIÈRE 1969, p.125

247.

TESNIÈRE 1969 (1e édition : 1959), p.275

248.

WEISGERBER 1963, p.250

249.

HELBIG 1968, p.130

250.

FAUCHER 1978, p.64

251.

SADZINSKI 1987, p.147

252.

SCHOENTHAL 1987, p.173

253.

SPERBER & WILSON 1989, p.328