2 La construction « gehören + participe II »

Dans l’immense majorité des cas, la construction « gehören + participe II » se présente à l’actuel. D. Baudot en fait une règle absolue404. Sa position mérite d’être corrigée dans la mesure où la construction peut exprimer un procès conçu comme antérieur à l’actualité de référence si la base verbale se trouve au subjonctif405 :

‘Die Wunde über dem Knie hätte vernäht gehört und hinterließ ein [sic !] breite wulstige Narbe, die mich bei jedem Wetterwechsel schmerzt. (W, p.136)’

La construction présente le plus souvent un sujet grammatical et ce sujet désigne aussi bien un animé qu’un inanimé. Elle se rencontre aussi comme pendant du passif impersonnel, c’est-à-dire sans sujet grammatical406 :

La construction revêt une valeur fondamentalement processuelle. Dans le couple d’énoncés :

« Du bist die Frau eines Staatsfeindes und gehörst eingeschüchtert. »
« Aber ich bin doch schon eingeschüchtert ! » (PA, p.303),

le coordonnant « aber » est un annulateur d’inférence : il corrige la valeur processuelle et irréelle de la construction « eingeschüchtert gehören » en lui opposant l’état déjà réalisé « eingeschüchtert sein ». La paraphrase par un passif-bilan en lieu et place du passif processuel est rare. Elle n’est envisageable qu’en présence d’éléments favorisant la forme en « sein » (« schon lange », etc.) :

La construction exprime implicitement la modalité « müssen / sollen ». La grammaire Duden propose la paraphrase par le verbe de modalité « müssen » à l’indicatif. D. Baudot hésite entre les verbes de modalité « müssen » et « sollen » et opte dans les deux cas pour le mode subjonctif II qui a pour effet d’estomper les différences de sens entre ces deux verbes407. Il constate que parmi les informateurs qu’il a consultés, ceux du Nord de l’Allemagne privilégient « müßte » tandis que ceux du Sud se prononcent nettement en faveur de la version moins autoritaire « sollte » tout en estimant que « sollte » affaiblit la valeur de la construction. Nous pensons que ce que D. Baudot présente comme un facteur diatopique et qu’il impute aux divergences régionales de fréquence d’emploi tient en fait à la plurivocité de la structure au niveau du signifié modal408. « Gehören + participe II » est un signifiant polyfonctionnel qui se charge d’exprimer différents degrés dans le caractère de contrainte. Il implique conjointement les deux composantes « müssen » / « sollen », mais n’explicite pas leur dosage respectif. Il laisse dans le flou de l’implicite l’interprétation « +/- contraignant » en n’indiquant pas de quel côté « penche la balance ». Le contexte aide parfois à lever l’équivoque en poussant plus vers la paraphrase par « müssen » que vers celle par « sollen » ou vice versa, mais il n’interdit pas la seconde interprétation qui passe alors au second plan. Nous voulons maintenant montrer dans quelle mesure la construction favorise la modalité « müssen » ou la modalité « sollen ».

« Gehören + participe II » implique « sollen » par la mise en avant du locuteur qui affirme avec force son opinion et son désir de voir changer le monde. L’obligation est relative à la volonté d’une tierce personne409 :

‘Haralds Traum ist es noch immer, eine Sprache zu erschaffen, in der es keine Ungenauigkeit mehr gibt. Kein Laut, der nach Gefühl klingt und Emotion. Die Adjektiva gehörten seiner Meinung nach schon lange verboten. Und wie verachtet er Literatur, in der es von Metaphern nur so strotzt. (L, p.328) ’

La construction implique « sollen » par le renvoi à une norme que le locuteur présente comme objective410. Elle préserve partiellement le sémantisme du verbe « gehören » dans la mesure où « sich gehören » fait référence à la norme sociale, aux convenances, aux règles de bon comportement en société (« Benimm dich, wie es sich gehört ! ») :

Le mot du discours « eigentlich », associé au subjonctif II, met en parallèle l’énoncé réel et l’énoncé normal fictif411. Il signale une opposition entre l’attitude adoptée par le narrateur et celle qu’il aurait dû adopter pour respecter la norme. Dans le premier exemple, « eigentlich » signale que la narratrice s’est contentée de regarder les chamois souffrir (attitude passive) au lieu de mettre un terme à leur souffrance (attitude active). Dans le deuxième exemple, « eigentlich » signale que le narrateur, en laissant la place à l’entendement, se condamne à atténuer son jugement là où une condamnation virulente s’imposerait. Il marque un décalage dans le degré de la condamnation.

La périphrase « gehören + participe II » implique « müssen » par son côté radical. A l’indicatif, elle est prononcée sur un ton péremptoire et avec un surplus d’énergie articulatoire qui n’est pas sans rappeler une des caractéristiques formelles de la valeur illocutoire d’injonction. Elle a pour but d’entraîner la participation active de l’allocuté à l’accomplissement de l’acte ou du moins de provoquer son adhésion, son acquiescement :

La construction présente le contenu de l’énoncé comme difficilement contestable et s’avère pour cette raison incompatible avec le modalisateur « vielleicht », qui marque un refus d’assertion412. Elle fait l’effet d’un coup de force, exerce un « diktat » sur l’interlocuteur qui se voit fortement convié à adhérer au jugement que le locuteur lui soumet. Son caractère contraignant explique qu’elle soit d’un emploi relativement rare. Nous émettons l’hypothèse que le caractère péremptoire de l’énoncé ne tient pas seulement au ton très sec sur lequel il est prononcé, mais qu’il est également dû au sémantisme du verbe « gehören ». Dans son acception la plus courante, le verbe « gehören » exprime l’idée d’appartenance. A un niveau plus abstrait, il affirme l’existence d’un lien très fort entre deux éléments. Dans la construction « gehören + participe II », il pose l’existence d’un lien quasi indissoluble entre le sujet d’une part et le participe II d’autre part, il rend à peu près nulle la possibilité pour l’interlocuteur de casser ce lien, c’est-à-dire de réfuter la prédication - même s’il n’exclut pas totalement cette possibilité.

Il semble que le caractère radical de la construction soit renforcé sur le plan formel par la brièveté de l’énoncé et notamment par l’ellipse de l’agent. Dans aucun exemple de notre corpus, la construction n’est accompagnée de l’agent du procès à réaliser pas plus qu’elle ne l’est d’ailleurs dans le corpus de D. Baudot, mais la réalisation du complément d’agent semble a priori possible puisque S. Pape-Müller construit un tel exemple : « Deine Haare gehören einmal von einem gescheiten Friseur geschnitten »413. J. O. Askedal juge acceptable l’exemple construit par S. Pape-Müller, mais il le considère comme un cas isolé ne reflétant en rien la réalité de la pratique langagière : « Von Agensgliedern kann man in der Praxis absehen (Höhle 1978 : 51), das in der einschlägigen Literatur vereinzelte Beispiel (36) ist indessen akzeptabel. »414

Le caractère radical de la construction est renforcé au plan sémantique par la gravité du jugement prononcé : « So viel Unfähigkeit gehört hart bestraft. » (PA, p.595) Le locuteur décide - tel un magistrat - de la punition à infliger à la personne fautive. Il n’hésite pas à prononcer la peine maximale et à demander la mort d’un être vivant :

Le locuteur peut prononcer un jugement d’interdiction visant à mettre un terme à l’existence publique d’une entité non-animée (parti, livre, journal, etc.). Les conséquences de ce jugement n’ont pas le caractère irréversible de l’acte mortel, mais elles sont néanmoins présentées comme telles :

‘Durch die Solidarisierung mit Makaschow habe sich die KP « außerhalb der Gesetze der zivilisierten Welt gestellt » und gehöre verboten. (Der Spiegel n°47, 16.11.1998, p.185)’

La construction « gehören + nicht + participe II » est paraphrasable par « nicht sollen ». Elle n’est pas paraphrasable par « nicht müssen » qui exprime un libre choix et non une interdiction (« ne pas être obligé de »). D. Baudot écarte la possibilité de rencontrer cette construction car il pense que la non-réalisation du procès ne peut pas être présentée comme un programme positif415. L’exemple qui suit prouve le contraire :

Dorothee Neumeister prévoit la résistance de son interlocutrice Katharina Wüllner, elle cherche à détruire par avance toute objection en prenant l’exact contre-pied de ce que Katharina pourrait penser. Elle affirme avec une grande fermeté sa conviction personnelle et la présente comme normale, comme allant de soi au moyen de la construction « gehören + participe II ». Sa tactique échoue car sa conviction se heurte à la norme sociale, elle va à l’encontre d’un comportement social de l’époque que Katharina a intériorisé et qui veut qu’une femme demande l’avis de son mari avant de prendre toute décision. Il est intéressant de noter que dans ce passage, le choix de la construction « gehören + participe II » favorise le parallélisme avec la construction « gehören + groupe prépositionnel marquant la relation directive » : « sie [die Männer] gehörten in die Mythologie ». Nous retrouvons ce même parallélisme dans un autre extrait de notre corpus :

‘Im « Kurier » jedenfalls schreibt Herausgeber Irmer völlig unzensiert, was der Landtagsabgeordnete Irmer so denkt - zum Beispiel über die Abschiebung von Asylbewerbern : « Wer nicht pariere, der gehöre gegebenenfalls gefesselt und geknebelt, bis der Zielort erreicht sei. » Oder über die Entschädigung von Zwangsarbeitern : « Dann gehören Rußland, Frankreich und die USA ebenfalls auf die Anklagebank. » (Der Spiegel n°1, 01.01.2001, p.95)’

H. Quintin fait remarquer dans son article de 1994 intitulé Zur morphosyntaktischen und semantischen Einordnung von deutschen Partizipien und Partizipialsätzen que la construction « gehören + participe II » ne permet pas la commutation du participe II avec un adjectif (« Er gehört aufgehängt / *tot ») mais seulement avec un groupe prépositionnel marquant la relation directive (« Er gehört eingesperrt / ins Gefängnis »). Ce fait suggère que le participe II associé à « gehören » implique un degré minimum de processualité qui fait défaut à l’adjectif mais est réalisé au niveau du groupe prépositionnel marquant la relation directive416. Il constitue en outre une objection majeure à l’hypothèse émise par H. Quintin et qui consiste à considérer les participes comme devant être intégrés au lexique adjectival. H. Quintin milite en faveur de l’abandon de la notion de participe. Il souhaite le reclassement parmi les adjectifs dérivés des formes participales ayant statut d’unités syntaxiques tout en excluant de son champ d’étude celles relevant du paradigme verbal.

Notes
404.

BAUDOT 1989, p.589 : « Les énoncés se présentent toujours à l’actuel ».

405.

Cf. ENGEL 1991, p.458 : « Perfektformen kommen jedoch allenfalls zum Konjunktiv vor :

Das hätte ihm gesagt gehört. (Perfekt zum Konjunktiv II) »

406.

Cf. ASKEDAL 1987, p.26 : « Unpersönliche Konstruktionen sind nach Höhle (1978 : 51) auszuschließen, während Marga Reis (1976 : 70) anhand einiger Fälle wie (38) (ohne Agensglied) nachweist, daß dies wohl ein etwas zu strenges Urteil ist. »

407.

Cf. SCHANEN & CONFAIS 1989, p.252, & 373 : « ich müßte / sollte es tun : les significations sont plus proches que dans ich muß / soll es tun. »

408.

Cf. PAPE-MÜLLER 1980, pp.36-37 : « Wie der entsprechende Aktiv- und werden-Passivsatz der gehören-Fügung zeigen, ist diese grammatische Passivbildung durch die Modalität der Notwendigkeit im Sinne einer gesellschaftlichen Norm oder auch eines privaten Wunsches spezifiziert. Die Paraphrasierungsmöglichkeiten des modalen Verbs gehören durch müssen und sollen drücken verschiedene Grade der Eindringlichkeit der Forderung oder des Wunsches aus, welche die in dieser Hinsicht mehrdeutige gehören-Fügung enthält. [...] Der Grad der Notwendigkeit kann außerdem durch bestimmte Angaben wie unbedingt, wirklich, vielleicht verstärkt oder abgeschwächt werden. Es stellt sich hier das Problem, ob aufgrund der beschriebenen Mehrdeutigkeit der gehören-Fügung noch von einer konversen Beziehung zwischen Aktiv- und Passivsatz gesprochen werden kann, da der Passivsatz mehrere Aktivsätze implizieren kann. »

409.

Cf. « Soll ich dir einen Tee kochen ? » comme équivalent de « Willst du, daß ich dir einen Tee koche ? »

410.

Cf. ENGEL 1991, p.458 : « Schließlich hat gehören eine ethische, mindestens appellative Komponente, also ein Merkmal ‘auffordernd’, das sich an einer allgemeingültigen oder als allgemeingültig aufgefaßten Norm orientiert. »

411.

PÉRENNEC 1990, p.69

412.

Sur ce point, nous sommes en désaccord avec S. Pape-Müller (1980, p.37) : « Der Grad der Notwendigkeit kann außerdem durch bestimmte Angaben wie unbedingt, wirklich, vielleicht verstärkt oder abgeschwächt werden. »

413.

PAPE-MÜLLER 1980, p.36

414.

ASKEDAL 1987, p.26 ; cf. aussi ASKEDAL 1984, p.11 et p.14

415.

BAUDOT 1989, p.591

416.

La forme « gehören + groupe prépositionnel marquant la relation directive » a en commun avec la forme « gehören + participe II » et de véhiculer une image dynamique (valeur de processualité) et d’exprimer un jugement catégorique dans une perspective passive.