TROISIEME PARTIE : LE PASSIF-BILAN ET LA CATEGORIE DE L’ASPECT

1 Préliminaires terminologiques

1.1 Participe II ou adjectif ?

Le participe II constitue une catégorie intermédiaire entre les deux classes de mots que sont le verbe et l’adjectif. Il relève du verbe par sa morphologie et sa combinaison syntaxique et de l’adjectif par sa flexion nominale. Klopstock le qualifie de « Wechselwort »426. H. Quintin le compare à un « Grenzgänger »427 titulaire de deux passeports grammaticaux à la fois, c’est-à-dire possédant une double identité. L. Tesnière le définit comme le résultat d’une translation d’un verbe en adjectif : « le verbe transféré en adjectif donne le participe. »428 J. Fourquet le décrit comme le produit d’une dérivation effectuée sur un groupe verbal par amputation des morphèmes de temps, de mode et de personne et conservation de la valence verbale et de la phase et il lui attribue par ailleurs des fonctions adjectivales429. J. Poitou fait remarquer que la prise d’autonomie du participe II vis-à-vis du verbe transparaît sur le plan diachronique dans la résistance farouche que le participe oppose à tout changement. Ainsi dans le cas de l’évolution d’un verbe fort en verbe faible, la forme faible est adoptée pour le prétérit avant d’être adoptée pour le participe II : backen - buk (F) / backte (f) - gebacken (F) ; mahlen - mahlte (f) - gemahlen (F) ; salzen - salzte (f) - gesalzen (F)430.

Le problème qui se pose à nous est d’établir une ligne de démarcation claire entre l’adjectif et le participe II de façon à exclure l’adjectif de notre champ d’étude. Nous nous proposons de répertorier les critères permettant cette délimitation. Ils sont d’ordre morpho-syntaxique, sémantique et textuel.

  1. Nous ne parlerons pas de participe pour étiqueter des formes auxquelles nous ne pouvons assigner aucun verbe. Il s’agit de produits d’évolution diachronique (« gediegen », « berüchtigt », « verlogen », etc.) et de dérivés « dénominaux » (« gestiefelt », « entmenscht », « beschuht », « durchsonnt », etc.). En construction attributive, ils servent à formuler un état attribué à un sujet et n’impliquent pas chez l’allocuté la représentation d’un procès antérieur ou concomitant - à l’exception de certains participes d’origine nominale qui expriment un procès ornatif pouvant être reverbalisé à l’aide de paraphrases du type « mit etw. versehen / ausstatten »431. M. Vuillaume évoque le cas particulier de la forme « übersät » à laquelle ne correspond aucun verbe « übersäen ». Il ne la catégorise pas comme authentique adjectif car elle offre la possibilité d’une combinaison avec « werden » et peut être interprétée, lorsqu’elle est associée à « sein », soit comme une construction attributive, soit comme une tournure passive « décrivant le résultat d’une transformation (progressive et lente) »432.

  2. Nous ne parlerons pas de participe pour étiqueter des formes en rupture sémantique avec le verbe dont elles sont dérivées : le sens du verbe « verscheiden » (décéder) n’étant pas reconnaissable dans « verschieden » qui signifie « différent », « verschieden » sera qualifié d’adjectif. De même, le mot « bekannt » ne peut guère, en synchronie, être dérivé du verbe « bekennen » qui ne signifie pas « connaître », mais « confesser (ses fautes) » ou « professer (une foi, une croyance) ». Il faut donc le catégoriser comme authentique adjectif, même s’il est historiquement issu du verbe « bekennen ». C’est en fait ce dernier qui a changé de sens sous l’influence des mystiques du XIVe siècle433.

  3. Nous ne parlerons pas de participe pour étiqueter des formes présentant à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs limites le marquage du degré :
    • Warum lügen, wenn das ganze System verlogen ist, wie es verlogner nicht geht, dachte der müde Löwe und verschloß die Augen  (L, p.196)

    • Als der Tee eingegossen ist, kann sich Ljusja die Bemerkung nicht verbeißen : « Nehmen Sie doch Warenje. Es ist besser gezuckert als das von Ruth Jossifowna. » (PA, p.501)

    • Sie sonnte sich zwar in seinem Glanz, denn sie merkte, wie geachtet er war, und schrieb sich das aufs eigene Konto. (PA, p.56)

  4. Nous ne parlerons pas de participe pour étiqueter des formes présentant le préfixe privatif d’inversion « un- » qui permet de fabriquer le pôle négatif d’une opposition sémantique. Le préfixe « un- » ne peut affecter un lexème verbal (*« unmachen »), ce qui montre bien que la forme présentant le préfixe (« ungemacht ») est syntaxiquement traitée comme adjectif :
    • Das schmale Bett neben dem Fenster ist ungemacht. (B, p.26)

    • Zweimal konnte Lily nur im letzten Augenblick verhindern, daß der Alte vom Pferd und in die Tiefe stürzte, trotzdem mied sie die flacheren Wege der Talsohlen, um die Straßensperren und Kontrollposten zu umgehen, die von Militärs aber ebensogut von Kahlköpfen und Lederleuten besetzt sein konnten. Auch wenn die Tatsache, daß der Alte es ganz allein bis zum Reifpaß geschafft hatte, darauf hinwies, daß die Sperren diesmal unbesetzt waren, traute Lily diesem Frieden ebensowenig wie dem Frieden überhaupt und zog ihre gewohnte Route einem leichteren Weg vor. (MK, p.280)

  5. Nous ne parlerons pas de participe même en présence d’un noyau sémantique commun au verbe et à la forme à étiqueter lorsque les propriétés rectionnelles du verbe n’auront pas été préservées, c’est-à-dire lorsqu’il y aura eu modification de la valence (perte de l’intransitivité syntaxique du verbe de départ, etc.) :
    • « Bei Freund fällt mir ein », sagte Witold, « wartet zu Hause Gorm Grymme auf Sie und eventuell noch Jung Harald ? »

    • Ich war geschmeichelt, daß er sich für mein Privatleben interessierte und überschlug mich in Versicherungen, daß niemand auf mich warte. (HT, p.68)

    • Der Richter ist gefürchtet.

    • « Auch ich habe Beate geliebt », sagte ich leise, « es war nicht gelogen. » (HT, p.112)

  6. Nous ne parlerons pas de participe si la forme à étiqueter est coordonnée à un adjectif par « und ». « Und » relie en effet deux éléments de même nature (sauf effet de zeugme) :
    • Seine Stimme ist leicht und etwas belegt, nicht eben klangvoll. (PA, p.11)

    • Aber wieviel Energie war in mir, wieviel Vertrauen, eines Tages schön und klug, überlegen und bewundert zu sein, wieviel Erwartung, mit der ich neuen Menschen und Situationen begegnet bin. (V, p.39)

    • Unbestreitbar und unbestritten ist indessen, daß Berlin die politische Hauptstadt der Bundesrepublik Deutschland werden wird. (Deutschland n°5, octobre 1999, p.42)

Cette dernière occurrence montre que les différents critères peuvent se corroborer mutuellement (cf. la formation de l’adjectif « unbestritten » au moyen du préfixe « un- »).

L’inventaire des critères permettant de délimiter clairement l’adjectif du participe II peut donner l’impression qu’il est possible d’approcher le problème par la dichotomie. En réalité, le système à logique binaire des structuralistes ne marche pas. Il faut poser l’existence d’un continuum dont les deux extrémités correspondent à « participe » et « adjectif » et situer la forme à étiqueter sur l’échelle scalaire en fonction d’indices co-textuels et diaphasiques.

  1. La réalisation d’un antonyme ou d’un synonyme dans le co-texte immédiatement environnant invite à rapprocher la forme à étiqueter du pôle adjectival s’il ne fait aucun doute que l’antonyme et le synonyme réalisés sont des adjectifs :
    • Für Oskar Lafontaine ist derzeit kein neuer Posten frei. Die « Stelle des Papstes », für die der Finanzminister vergangene Woche flapsig Interesse bekundete, ist noch besetzt. (Der Spiegel n°47, 16.11.1998, p.28)

    • Als er nach seinem Innehalten doch näherkommt, sehr langsam näherkommt, sieht er, daß ihre Augen immer noch geöffnet sind. Offen ist auch ihr Mund - als habe sie ebenso wie er selbst und wie die Büßer aus Eisenau nur eine Anordnung des Hundekönigs befolgt und die große Explosion, den Feuersturm, stumm und mit offenem Mund erwartet. (MK, p.258)

  2. La réalisation de la forme à étiqueter au sein d’une séquence descriptive pousse vers l’interprétation adjectivale si elle contribue à caractériser la personne ou l’objet en question en lui attribuant une propriété :
    • Auch Iwan Sergejitsch scheint zu staunen. Ljusjas Haare sind gewaschen und frisch gefärbt. Sie trägt ein Kleid aus einem Synthetikstoff mit chinesischem Blumenmuster. (PA, pp.440-441)

Notes
426.

KLOPSTOCK 1857, p.98

427.

QUINTIN 1994, p.91

428.

TESNIÈRE 1988, p.451 (1e édition 1959) : « Verbe par le transférende dont il procède et adjectif par le transféré auquel il aboutit, le participe présente donc à la fois des caractères verbaux et des caractères adjectivaux. »

429.

FOURQUET 1973, pp.65-67 (1e édition 1970)

430.

POITOU 1994, p.114

431.

Cf. QUINTIN 1994, p.104

432.

VUILLAUME 1997, p.119

433.

DUDEN 1963, p.58