1.2 Passif-bilan (passif-état) ou construction attributive ?

L’introduction du terme de « passif-état » (« Zustandspassiv »)434 remonte à l’année 1952. Cette année-là, H. Glinz publie Die innere Form des Deutschen dans lequel il distingue l’actif (« einfach »), le passif processuel (« bewirkt ») et le passif-état (« gegeben »)435 en se fondant sur la parenté morphologique, syntaxique et sémantique des constructions en « werden » et « sein ». C’est la première fois qu’un linguiste distingue trois « genus verbi » en allemand (« drei Geschehensarten »)436 et commet le sacrilège de se mettre en porte-à-faux avec la tradition grammairienne latine qui servait jusque-là de modèle théorique.

La notion de « passif-état » fait l’objet de nombreuses critiques. En se concentrant sur la relation entre l’état et le procès qui lui a donné naissance, elle oblitère la parenté naturelle qui lie le participe à l’adjectif et masque la fonction de caractérisation (qualification) du participe. Les défenseurs de la notion de « passif-état » ne conçoivent pas la forme en « sein » pour elle-même mais la rattachent intrinsèquement à la périphrase « werden + participe II ». Ils la définissent par son trait « relativité ». Ils préfèrent souvent lui substituer la notion de « passif-bilan » car le terme « bilan » présente l’avantage d’imposer la représentation du processus qui a donné naissance à l’état décrit là où le terme « état » ne fait que référence à la non-processualité du stade atteint. Les détracteurs de la notion de « passif-état » cherchent à découpler la forme en « sein » de son homologue en « werden » en la décomposant en un auxiliaire-copule et un participe II revêtant un caractère purement adjectival :

‘Dagegen bleibt bei den Bestandteilen der Zustandsform ihre Eigenbedeutung völlig erhalten : sein ist kopulativ, das Partizip II bezeichnet die Eigenschaft des Subjekts. Die Gesamtsemantik ist hier nur eine Summe dieser Eigenbedeutungen.437

Ils visent à rendre compte des glissements opérés du participe II vers l’adjectif (phénomènes de lexicalisation) et proposent de parler de « construction attributive ».

La notion de « passif-état » - à laquelle nous substituerons désormais le quasisynonyme « passif-bilan » - cantonne la périphrase « sein + participe II » dans une interprétation résultative. Elle la conçoit comme exprimant l’état résultant de l’action antérieure désignée par « werden + participe II ». Cela fait dire à F. Hermanns que les formes en « werden » et « sein » sont liées par une relation dissymétrique et que la forme en « sein » est la « fille » et non pas la « soeur » du passif processuel438. Cette description ne s’applique pas à l’ensemble des verbes de la langue allemande. Lorsque le verbe exprime un procès duratif ne présentant aucun bornage, l’interprétation résultative n’a pas lieu d’être. La forme en « sein » décrit une action simultanée de la forme en « werden ». Elle apparaît comme la « soeur » et non pas comme la « fille » du passif processuel : « Er wurde Tag und Nacht bewacht » / « Er war Tag und Nacht bewacht ».

Dans le cas où le verbe exprime un procès transformatif, la construction « sein + participe II » est présentée comme procédant de l’ellipse de « worden »439. Il n’est toutefois pas toujours possible de faire dériver la construction en « sein » d’une phrase passive donnée. En présence d’un sujet grammatical à désigné animé, l’état décrit peut être appréhendé comme le résultat de divers procès sans qu’il y ait de raisons particulières de privilégier une dérivation syntaxique plutôt qu’une autre : « Das Kind ist gekleidet » ---> « Das Kind ist von der Mutter gekleidet worden » / « Das Kind hat sich gekleidet ». Il est tout aussi possible que l’état décrit ne soit pas perçu comme le résultat d’un procès antérieur, auquel cas le rejet se fait en fonction de données non strictement linguistiques : « Ich bin noch immer mager, aber muskulös, und mein Gesicht ist von winzigen Fältchen durchzogen. » (W, p.82) ---> *« mein Gesicht ist von winzigen Fältchen durchzogen worden ».

Au plan syntaxique, les constructions en « werden » et « sein » font apparaître en fonction de sujet grammatical le complément d’objet de la voix active. F. Hermanns, se faisant l’écho de G. Helbig et J. Buscha, affirme qu’elles ont en commun de déloger l’agent de la fonction de sujet grammatical : « was Vorgangs- und Zustandspassiv inhaltlich-semantisch gemeinsam haben (nämlich die Agensabgewandtheit) »440. En réalité, le « passif-bilan » ne déloge en rien l’« agent » de la fonction de sujet grammatical pour la bonne raison que la notion d’agent (tout comme celle de patient d’ailleurs) n’est pas pertinente pour décrire un état et s’avère solidaire de la notion de procès. Il reste néanmoins vrai que la présence d’un agent oblige à ne pas découpler l’état résultant du procès qui lui a donné naissance car l’agent, en indiquant la cause du procès, indique aussi la cause de l’état : « Aber dieses Agens muß vorausgesetzt werden (als Kausator des Zustands), so daß eine Abkopplung des Folgezustands von dem ihn bewirkenden transformativen Prozeß nicht gerechtfertigt erscheint. »441

Pourquoi le terme de « passif-bilan », que l’on accuse de tous les maux, s’est-il imposé dans les grammaires ? Pourquoi a-t-il poursuivi son petit bonhomme de chemin s’il n’a que des inconvénients ? Ses détracteurs l’accusent de venir semer le trouble dans la description donnée traditionnellement de l’opposition entre les voix active et passive en obligeant à rejeter le principe d’équivalence référentielle. Si équivalence référentielle il y a, disent-ils, c’est entre l’actif et le passif processuel et non pas entre l’actif et le passif-bilan. Il nous semble que la notion de passif-bilan ne remet pas toujours en question le principe d’équivalence référentielle. L’actif et le passif-bilan décrivent certes le plus souvent des situations contradictoires, mais ils peuvent aussi dépeindre une situation identique à condition qu’apparaisse en fonction pseudo-agentive un instrument pérennisant un procès réalisé préalablement par un agent humain : « Die Wand teilt das Zimmer in zwei Teile » / « Das Zimmer ist durch die Wand in zwei Teile geteilt ». Nous sommes là bien loin de la conception traditionnelle de l’actif qui veut que la notion soit caractérisée par des propriétés à la fois sémantiques et morphologiques. Nous proposons de dissocier dans la terminologie les propriétés sémantiques des propriétés morphologiques en recourant à un composé dont le premier terme (« actif ») intervient uniquement au niveau formel et le second (« bilan ») se charge d’exprimer le contenu.

La notion d’actif-bilan apparaît comme le trublion de la classification établie par H. Glinz. Elle oblige à abandonner la triade « einfach » / « bewirkt » / « gegeben » et réintroduit une apparence de symétrie entre l’actif et le passif : à l’actif processuel (communément appelé actif) correspond le passif processuel, à l’actif-bilan correspond le passif-bilan. L’actif et le passif - qu’ils fonctionnent en perspective processuelle ou en perspective bilan - opposent sur le plan morphologique une forme simple à une forme composée (« teilt » vs. « wird / ist geteilt »)442. Ils entraînent sur le plan syntaxique une réorganisation des groupes fonctionnels (perspective processuelle : « Der Maurer teilt das Zimmer in zwei Teile » vs. « Das Zimmer wird vom Maurer in zwei Teile geteilt », perspective statique : « Die Wand teilt das Zimmer in zwei Teile » vs. « Das Zimmer ist / wird durch die Wand in zwei Teile geteilt »). Ils permettent sur le plan sémantique la sélection d’un point de vue différent sur l’énoncé (focalisation sur « der Maurer » / « die Wand » ou sur « das Zimmer »). La langue allemande dispose en plus de l’actif et du passif de deux autres voix. Il s’agit de la voix médio-passive et de la voix du récipiendaire. A l’intérieur de chacune de ces voix (à l’exception du médio-passif) se dessine un deuxième système d’opposition. Il permet d’exprimer la perspective processuelle-dynamique ou la perspective bilan-statique. Pour la voix passive, il oppose « werden + participe II » à « sein + participe II ». Pour la voix du récipiendaire, il oppose « bekommen + participe II » à « haben + participe II ».  Seule la voix active possède une forme identique en perspective processuelle et en perspective bilan.

Nous voyons que le problème de terminologie auquel les linguistes sont confrontés n’est pas aussi anodin qu’il le paraît au premier abord. Il révèle des différences dans l’approche théorique de la construction avec « sein » et se recoupe en partie avec la question du caractère hybride du participe II. Le terme de « passif-bilan » fait pencher du côté du verbe en incitant à envisager la construction comme dérivée de la forme grammaticalisée « werden + participe II ». Il impose une lecture résultative. Le terme de « construction attributive » fait pencher du côté de l’adjectif en associant à l’auxiliaire « sein » un attribut servant à caractériser le sujet grammatical. Il met en évidence la fonction qualificative de la forme en « sein ». Nous trouvons dommage que ces deux termes soient opposés l’un à l’autre. La vérité n’est pas plus à chercher dans le terme de « passif-bilan » que dans celui de « construction attributive ». Les deux termes présentent la périphrase « sein + participe II » sous un double éclairage et s’avèrent pour cette raison complémentaires. Ainsi pour la phrase « Das Fleisch ist gekocht », M. Brandt constate que la forme en « sein » sert aussi bien à indiquer le mode de cuisson de la viande (« Es ist nicht gebraten ») qu’à insister sur la fin du procès (« Es ist fertiggekocht ») et donc sur les conséquences éventuelles (« Wir können essen »). M. Brandt appréhende les deux informations comme intimement liées par une relation implicite qu’elle définit en termes de présupposition. Elle estime que la fonction qualificative de la forme en « sein » présuppose l’instauration de l’état et la juge pour cette raison secondaire par rapport à la valeur résultative : « Die Charakterisierung ist im Verhältnis zum Nachzustand sekundär, da das Erreichen des Nachzustands im Charakterisierungssatz präsupponiert wird. »443 L’analyse de M. Brandt fait la part belle à la valeur résultative et manque d’impartialité. En effet, s’il est vrai que la fonction qualificative de la forme en « sein » présuppose l’instauration de l’état, il n’en est pas moins vrai que la valeur résultative entraîne aussi intrinsèquement la fonction qualificative. Les deux fonctions coexistent indépendamment l’une de l’autre. Les différences d’interprétation sont déterminées par des facteurs co-textuels et répondent au principe de prévalence444. Elles résultent de l’action conjuguée de facteurs internes (niveau sémantique) et de facteurs externes (niveau pragmatique). Examinons les deux exemples suivants : « Das Haus ist gebaut » / « Die Ware ist hergestellt ». Le participe II de la forme en « sein » est issu dans les deux cas d’un verbe efficient qui crée son objet (« bauen » / « herstellen »). Le sémantisme du verbe entre en concurrence avec le présupposé existentiel de l’objet. Il entraîne un effet de redondance en cas de lecture attributive. Pour rétablir la pertinence de l’énoncé, il est nécessaire d’attribuer une valeur résultative à la forme en « sein » et donc de considérer qu’elle insiste sur la fin du processus de construction. Notons au passage que la lecture résultative est rendue possible par l’extrême dépouillement de l’énoncé. En présence d’indications adverbiales, l’interprétation attributive serait réactivée (« Das Haus ist 1970 gebaut ») : « Wenn das Verb die Art der Handlung nicht spezifiziert, sind zur Charakterisierung des Objekts weitere Satzglieder notwendig. Das gilt z.B. für Sätze mit effiziertem Objekt, wenn das Verb ein unspezifiziertes Produzieren bezeichnet. Ohne spezifizierende Angaben können diese Verben nur Nachzustandssätze bilden »445.

Notes
434.

GLINZ 1968, p.372

435.

GLINZ 1968, p.382

436.

GLINZ 1968, p.124

437.

ADMONI 1970, p.175

438.

HERMANNS 1987, p.188

439.

D. Baudot fait remarquer à juste titre que le passif-bilan est une réduction formelle du passif processuel uniquement à l’actuel et à l’antérieur distancé (1989, p.263).

440.

HERMANNS 1987, p.186

441.

HELBIG 1987, p.230

442.

Nous avons déjà eu l’occasion de faire remarquer que l’actif ne présente une forme simple en perspective processuelle que pour un nombre limité de temps verbaux.

443.

BRANDT 1982, p.31

444.

HELBIG 1982, p.101 : « Auf der anderen Seite sind die angenommenen ‘Äußerungsbedeutungen’ offenbar nicht Bedeutungen der entsprechenden grammatischen Form (d.h. des Zustandspassivs A) selbst, sondern die Form gewinnt diesen Sinn erst durch den (unterschiedlichen) Kontext. Insofern handelt es sich (wenn sie überhaupt differenzierbar sind) nicht um semantische, sondern allenfalls um pragmatische Unterschiede. » 

445.

BRANDT 1982, p.32