1.3 Passif-bilan ou parfait ?

La périphrase de passif-bilan présente une analogie avec la forme grammaticalisée du parfait. Cette analogie est d’autant plus frappante que le verbe utilisé dans les deux structures exprime un procès transformatif (« Die Blume ist verblüht » / « Die Tür ist geöffnet »). Afin de ne pas inclure dans l’étude du passif-bilan la forme grammaticalisée du parfait, il convient de s’arrêter un instant sur quelques tests linguistiques aidant à différencier ces constructions apparemment identiques. Le test le plus fiable consiste à ajouter « worden ». Si cet ajout est possible, nous avons affaire à la forme de passif-bilan (« Das Fenster ist geöffnet (worden) »). Dans le cas contraire, nous avons affaire à la forme de parfait (« Die Blume ist verblüht (*worden) »). La transposition au prétérit nous fournit le deuxième test linguistique permettant d’établir cette ligne de partage. Si la transposition est possible, nous avons affaire à la forme de parfait (« Die Blume verblühte »). La substitution de la forme du prétérit à la forme du parfait prouve la grammaticalisation de la séquence discontinue comprenant l’auxiliaire446 « sein » et les indices du participe II. Elle montre qu’elle doit être envisagée en tant que séquence globale et non pas analysée unité par unité. Dans le cas où la transposition n’est pas possible, nous avons affaire à la forme de passif-bilan (*« Das Fenster öffnete »). L’impossibilité découle de ce que le référent objectal (« das Fenster ») ne peut pas se voir attribuer le statut de sujet logique du verbe d’action (« öffnen »). Il correspond en effet dans la phrase de départ à l’objet logique de ce même procès et apparaît, qui plus est, dépourvu du trait sémantique « + animé ».

L’opposition entre les formes de parfait et de passif-bilan s’articule autour de deux couples antonymiques : « voix active » vs. « voix passive » d’une part, « processualité » vs. « bilan » d’autre part. En ce qui concerne l’opposition entre les voix active et passive, les relations sémantiques établies entre les divers constituants des énoncés « Das Fenster ist geöffnet » et « Gestern abend ist er gekommen » ne sont pas identiques. Dans le cas du parfait et dans ce cas seulement, le sujet grammatical apparaît dans le rôle d’opérateur actif d’un procès. Sa qualité d’agent en fait un marqueur privilégié de la processualité de la forme verbale - ce qui nous amène sur le terrain du deuxième pôle de l’opposition entre les formes de parfait et de passif-bilan (« processualité » vs. « bilan »). Le parfait marque une perspective processuelle dans une antériorité non distancée de la conscience d’actualité du locuteur. Il jette un pont entre le passé et le présent et se distingue en cela du prétérit qui implique une rupture entre le moment où parle le locuteur et le moment où se déroule le procès. La forme passive en « sein » indique le résultat d’une action antérieure. Elle est dite « résultative » ou « bilan » selon qu’elle désigne le stade d’achèvement du procès à partir du procès lui-même ou dans la perspective du locuteur447.

Il est intéressant de noter que F. Schanen envisage la perspective de bilan pour des énoncés à la voix active (« Jetzt / morgen um zwei ist er angekommen »). Il prend pour point de départ le principe que la temporalité du texte n’existe pas objectivement, c’est-à-dire indépendamment de la conscience du locuteur, mais qu’elle se compose de trois niveaux temporels : la temporalité du procès (« Aktzeit »), la temporalité de l’acte linguistique (« Sprechzeit ») et la temporalité subjective de la conscience du locuteur (« Betrachtzeit »)448. Les formes actives spécialisées dans le marquage de la perspective de bilan comprennent des indications temporelles secondes (« jetzt », « morgen », etc.). Celles-ci indiquent le moment où est effectuée l’opération d’attribution du participe II, c’est-à-dire le moment où se situe la conscience vérificatrice du locuteur (« Betrachtzeit ») ; elles apparaissent en décalage avec le temps de l’événement (« Aktzeit »).

Nous voyons là que la périphrase « sein + participe II » est ambiguë même en diathèse active. Lorsqu’elle fonctionne en tant que forme verbale unique grammaticalisée, elle indique l’antérieur du non-accompli. Le temps de référence coïncide avec le temps du déroulement du procès (« Er ist gestern abend angekommen »). La perspective est processuelle. Lorsqu’elle représente un amalgame de deux formes verbales (structure attributive), elle indique l’actuel ou l’ultérieur de l’accompli. Le temps de référence ne coïncide pas avec le temps du déroulement du procès (« Jetzt / morgen um zwei ist er angekommen »). La perspective est bilan-résultative.

L’existence même de formes actives spécialisées dans le marquage de la perspective de bilan nous oblige à nous interroger sur la pertinence (et l’ambiguïté potentielle) du terme « actif-bilan » que nous avions proposé pour qualifier un énoncé tel que « Die Wand teilt das Zimmer in zwei Teile ». Les deux formes actives sont très différentes l’une de l’autre. La première, évoquée par F. Schanen, présente un bilan à paramètre ponctuel. La seconde, évoquée par nous dans la partie précédente, indique un état qui perdure et présente un bilan à paramètre duratif. Si nous précisons désormais que par « actif-bilan » nous entendons uniquement les énoncés en diathèse active marquant un bilan à paramètre duratif, rien ne nous empêche de conserver ce terme qui offre l’avantage de souligner le parallélisme entre les diathèses active et passive (« actif-bilan » / « passif-bilan »).

Notes
446.

Selon F. Schanen (1992a, p.457), les auxiliaires servant à former le parfait ne sont pas des lexèmes vides de sens : « on peut penser aussi que haben et sein [...] contribuent à ce qu’on pourrait appeler la perspective ou l’orientation exocentrique (haben) ou endocentrique (sein) de l’énoncé verbal, le prédicat étant affecté au sujet dans le premier cas comme élément externe et dans le second comme élément interne. »

447.

SCHANEN 1992a, p.460 : « la perspective de bilan relève, comme toute utilisation du langage, d’une vision subjective ».

448.

Cf. les trois points de vue temporels établis par H. Reichenbach dans Elements of Symbolic Logic (1947) : « point of the event », « point of speech » et « point of reference ».