2.1.3 Le continuum entre l’être et le faire

Nous nous proposons de montrer dans cette partie que les formes passives « werden / sein + participe II » s’ordonnent parfaitement le long d’un continuum allant d’une lecture processuelle à une lecture statique. Les extrémités du continuum correspondent aux formes en « werden » et « sein » associées au participe II d’un verbe orienté vers un terme (télique). La forme en « werden » (1) présente un procès en cours de réalisation (« Die Stadt wird zerstört ») et s’oppose à la forme en « sein » (4) qui décrit un état comme résultant d’un procès antérieur (« Die Stadt ist zerstört »). La zone intermédiaire présente l’état et le déroulement comme contemporains et autorise la commutation des auxiliaires « sein » et « werden » au sein de la construction sans que l’aspect global d’énoncé ne soit affecté par la commutation. Est favorisée la lecture processuelle si le verbe n’est pas orienté vers un terme (atélique) et si le groupe prépositionnel à base « von » ou « durch » (éventuellement l’adjectif-adverbe correspondant) indique un agent réel (« Der Gefangene wird / ist von drei Soldaten bewacht ») (2). Est favorisée la lecture statique si le groupe prépositionnel à base « von » ou « durch » présente un pseudo-agent en position de vrai agent (« Das Zimmer wird / ist durch die Wand in zwei Teile geteilt ») (3). Le test de la reprise anaphorique par le verbe événementiel « geschehen » permet de faire la distinction entre les étapes (2) et (3) du continuum. En effet, seules les constructions du type (2) sont susceptibles de satisfaire le test : « Heute werden viele Länder Europas sozialdemokratisch regiert, und wo das erfolgreich geschieht, ist die Politik keine originär sozialdemokratische. » (Die Welt, 25.06.1999, p.10) Les auteurs du C.R.L.G. proposent de différencier entre « activité nontransformative » (2) et « état »485 (3) selon que le « procès » est présenté comme se faisant (2) ou « comme se faisant et étant déjà fait »486 (3). G. Helbig opère la même distinction dans sa typologie des formes « sein + participe II ». Il différencie entre les classes V (2) et VI (3) et forge le concept de « allgemeine Zustandsform » pour qualifier la classe VI (3)487.

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Dans le cas où le verbe exprime une activité non-transformative (2) ou un état (3), le choix de l’auxiliaire est généralement présenté comme indifférent sur le plan strictement informatif. L’étape (2) se caractérise par le fait que l’auxiliaire « sein » spécialisé dans l’expression d’un état est utilisé pour décrire une activité. L’étape (3) se caractérise par le fait que l’auxiliaire « werden » spécialisé dans l’expression d’un processus est utilisé pour décrire un état. Les linguistes soulignent la concordance temporelle entre les formes en « werden » et « sein » et situent les différences à un autre niveau d’analyse. G. Schoenthal en fait une affaire de style. Elle y voit l’expression d’une subjectivité individuelle :

F. Schanen estime que le choix de l’auxiliaire apporte une nuance de subjectivité en induisant une perception différente de la réalité décrite. Il utilise l’image de la photo fixe et de la caméra pour illustrer cette différence de perception489 et explique que l’objet de la perception demeure identique, mais que c’est l’instrument de prise de vue qui change. Ainsi, l’auxiliaire « werden » traduit le point de vue dynamique rendu par une caméra tandis que l’auxiliaire « sein » impose une image statique sous forme de photo :

‘Seine Gedanken machten zum zweitenmal einen Ruck, rissen sich diesmal los von der Vorstellung ‘eines’ einzelnen Menschen, der gehetzt war und da und dort auftauchen konnte. (SK, p.193) ’

D. Baudot considère que le choix de l’auxiliaire relève du plan communicatif-pragmatique et qu’en phase (3), les auxiliaires « werden » et « sein » servent à faire une description dynamique ou statique à l’intérieur d’un « aspect-cadre » statique. Il fait remarquer que la diathèse active n’offre pas cette possibilité de différenciation supplémentaire :

‘La différence entre la performance de la diathèse active et celle de la diathèse passive est ici que seule la diathèse passive, qui a comme dénominateur commun avec la diathèse active d’exprimer une aspectualité-cadre statique, permet de moduler l’aspect à l’intérieur de cet aspect-cadre grâce au choix entre werden et sein. La diathèse active, ne disposant que d’un seul signifiant, est inapte à rendre cette nuance.490

Il nous semble que si le locuteur évoque l’action de forces irrationnelles, le choix de l’auxiliaire affecte directement le plan informatif et ne relève donc pas strictement du plan communicatif-pragmatique. La forme en « werden » oblige à la représentation d’une instance à laquelle on prête des qualités (sur)humaines. Elle suggère l’intervention de la volonté divine. Le pendant en « sein » laisse Dieu en dehors du champ explicatif, il n’attribue pas un caractère sacré au phénomène irrationnel mais y voit plutôt l’oeuvre du destin :

‘Draußen geht der Föhn, heult in den Wipfeln, tanzt wie ein Kind über die Bündten, bricht kleine Zweige, einen morschen Ast, bläst in das trockene Laub, fegt es an die Schwelle der Häuser. In dieser Adventszeit stimmt nichts weihnachtlich. Schnee wird den Kindern verweigert, die Bündten sind vertrocknet, die Emmer ist ein kleines Rinnsal. (SB, p.68) vs. Draußen geht der Föhn, heult in den Wipfeln, tanzt wie ein Kind über die Bündten, bricht kleine Zweige, einen morschen Ast, bläst in das trockene Laub, fegt es an die Schwelle der Häuser. In dieser Adventszeit stimmt nichts weihnachtlich. Schnee ist den Kindern verweigert, die Bündten sind vertrocknet, die Emmer ist ein kleines Rinnsal.’

Dans le cas où le verbe exprime un état présenté comme « se faisant et étant déjà fait » (3), la lecture non-transformative découle de la présentation en position de vrai agent d’un pseudo-agent. Le pseudo-agent désigne un artéfact prédisposé à servir d’instrument, une partie du corps, une composante du paysage, voire une personne humaine appréhendée dans le rôle de simple figurant :

Dans cet extrait, le juriste et l’enseignant ne sont pas présentés comme exerçant l’activité qui leur est linguistiquement imputée (« komplettieren »). Ils apparaissent plutôt comme des éléments du décor, comme des images fixées dans la mémoire et additionnées à d’autres par un véritable agent qui reste présent en filigrane. Nous voyons là qu’il ne faut pas fonder l’opposition « agent » / « pseudo-agent » sur l’opposition « animé » / « non-animé ». Le locuteur a toujours la possibilité d’effacer le trait « animé » ou « non-animé » du lexème qu’il utilise. Tout dépend de la façon dont il perçoit la réalité décrite :

‘Die herkömmliche Unterscheidung zwischen belebten und unbelebten Wesen ist [...] irrelevant. Nicht der objektive ontologische Status der Wesen ist entscheidend, sondern die Art und Weise, wie sie subjektiv von einem Beobachter aufgefaßt werden. Damit irgendein Gegenstand als die Ursache einer Transformation gelten kann, ist nur eines wichtig, nämlich, daß er als selbständig wirkend wahrgenommen wird.491

Le cas du lexème verbal « bewohnen » est tout à fait singulier. Il est d’usage de l’opposer au verbe « beziehen » sur la base que « beziehen » désigne le processus d’installation dans un logement là où « bewohnen » marque le fait d’y demeurer. « Bewohnen » est présenté comme le pôle statique du couple lexical : les auteurs du C.R.L.G. le rangent dans la catégorie des verbes non-transformatifs (groupe II)492, G. Helbig en fait l’archétype de ce qu’il appelle « die allgemeine Zustandsform » (classe VI) et D. Baudot considère que « la valeur processuelle que l’on pourrait avoir en raison de l’aspect mutatif-non limitatif de werden est levée » et que « la lecture est bilan-statique »493. M. Vuillaume est le seul à faire entendre une voix discordante en envisageant pour la forme en « werden » la possibilité d’une lecture processuelle-dynamique. Il estime que la construction « werden + participe II » autorise une double lecture et que cette double lecture dépend de la réalisation ou non du groupe prépositionnel à base « von ». Si le groupe prépositionnel à base « von » est mentionné dans la phrase, le complexe verbal constitue une forme grammaticalisée, interprétable synthétiquement et exprime la perspective bilan-statique (« Das Haus wird von einem alten Ehepaar bewohnt »). Si le groupe prépositionnel à base « von » n’est pas mentionné dans la phrase, le complexe verbal est interprété analytiquement, unité par unité et exprime la perspective processuelle-dynamique (« Das Haus wird bewohnt »). Le participe est alors « perçu comme un adjectif »494 et « werden » confère à la construction sa valeur processuelle en dénotant l’entrée dans un nouvel état. Seule fausse note à l’analyse de M. Vuillaume : aucun des germanophones consultés n’y souscrit - et ce, pour la bonne raison que la lecture bilan-statique n’est pas liée à la réalisation du groupe prépositionnel à base « von » mais au sémantisme même du lexème verbal qui est obtenu par la « promotion d’un locatif en un objet direct »495 :

‘Wir wohnten in einer Zweizimmerwohnung am Schloßkai. Eine Freundin meiner Mutter half etwas aus, eine ehemalige baltische Baronesse Christina. Vor der Revolution hatte sie einen vierstöckigen Palast am Newskij bewohnt, nun hauste sie in einem Einzelzimmer in einer Kommunalka und war unser « Tantchen Nina ». (PA, p.569)’

J.-P. Desclés explique le transfert par l’affectation du « locatif » qui est ainsi promouvable. Il entend le terme « locatif » au sens large puisqu’il donne un exemple qui fait en réalité intervenir un « directif ». Il constate ainsi que le français a consacré la transitivation syntaxique du verbe « monter » pour l’animal (« Il monte sur un cheval » / « Il monte un cheval ») et non pour l’objet (« Il monte sur un vélo » / *« Il monte un vélo »). Dans le cas du verbe « bewohnen », nous avons affaire à un « locatif » au sens strict et c’est uniquement pour cette raison que la lecture bilan-statique s’impose. La preuve nous en est fournie par le verbe « beziehen » qui transforme un « directif » en un complément d’objet et entraîne la lecture processuelle-dynamique :

‘« In Leningrad », weiß Ljusja zu berichten, « räumen sie ganze Mietshäuser zur Renovierung. Jedes Jahr eine ganze Straße, aber keine wurde seitdem wieder bezogen. » (PA, p.515)’

L’affectation du « locatif » transparaît clairement dans la fameuse description de la pension Vauquer du Père Goriot de Balzac. Le lieu d’habitation apparaît comme façonné par ses occupants. Il est à leur image. Il constitue en même temps un lieu de vie et en tant que tel il est « animé » par les personnes qui l’habitent. La double caractérisation du rôle des occupants (localisation dans un espace / action exercée sur cet espace) rend difficile la détermination précise du rôle sémantique du membre nominal constituant du groupe prépositionnel à base « von ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’un agent dans la mesure où la forme en « werden » n’indique pas un procès et où l’action que l’homme exerce sur l’espace qu’il occupe est inférée en fonction du savoir extra-linguistique de l’interprétant. Il ne s’agit pas non plus d’un pseudo-agent au sens où nous l’avons envisagé précédemment vu qu’il n’est pas possible de se représenter un agent intervenant en arrière-plan. Le membre nominal constituant du groupe prépositionnel à base « von » occupe une position intermédiaire entre l’agent et le pseudo-agent. Il est plus proche du pseudo-agent que de l’agent, de sorte que le lexème verbal « bewohnen » doit être situé immédiatement à gauche de la phase (3) du continuum. Pour quelques-uns de nos informateurs, la commutation des auxiliaires « sein » et « werden » n’est pas aussi libre qu’il le paraît au premier abord. Ils refusent « werden » en l’absence du groupe prépositionnel à base « von » (*/- « Das Haus wird bewohnt ») et « sein » dans le cas contraire (*/- « Das Haus ist von einem alten Ehepaar bewohnt »). Notre corpus ne nous permet pas de souscrire à leur point de vue même si les exemples authentiques qu’il contient pour les formes incriminées ne sont pas légion. Nous en avons relevé deux pour le cas où le groupe prépositionnel à base « von » cohabite avec la forme en « sein » et un seul pour le cas où la forme en « werden » est utilisée en l’absence du groupe prépositionnel à base « von » :

Etant donné que nous n’avons pas noté de restrictions d’emploi pour le choix de l’auxiliaire dans le cas du verbe « bewohnen », nous considérons que les formes en « sein » et « werden » sont parfaitement interchangeables et qu’elles décrivent un état quel que soit l’auxiliaire choisi.

Notes
485.

C.R.L.G. 1986a, p.154

486.

BAUDOT 1989, p.646

487.

HELBIG 1987, p.219

488.

SCHOENTHAL 1976, p.83

489.

SCHANEN 1992b, p.64

490.

BAUDOT 1989, p.669

491.

C.R.L.G. 1987, p.245

492.

C.R.L.G. 1986a, p.167 ; C.R.L.G. 1986b, p.231

493.

BAUDOT 1989, p.638

494.

VUILLAUME 1997, p.119. Il utilise le conditionnel pour montrer que son analyse n’est qu’une simple hypothèse : « de sorte que werden pourrait être compris comme dénotant l’entrée dans un état. »

495.

DESCLÉS 1998, p.175