2.2.1.1 Présence d’une limite au niveau de l’aspect interne du lexème verbal

2.2.1.1.1 Restrictions d’emploi pour certains verbes à aspect interne mutatif-limitatif

Dans le cas où le verbe revêt l’aspect interne mutatif-limitatif, il présente intrinsèquement la limite requise. Le problème est que certains des verbes dont l’aspect interne est mutatif-limitatif n’autorisent pas ou n’autorisent que difficilement la formation d’un passif-bilan. Sont concernés les verbes transitifs à valeur factitive formés sur une base adjectivale (« verlängern », « verstärken », « erhöhen », « erniedrigen », « erhärten », « ermutigen », « ermöglichen », « erheitern », « aufheitern », « aufmuntern », « bereichern », « töten », etc.). Ils sont le plus souvent obtenus au moyen d’un préverbe jouant le rôle d’un modificateur de classe et visent un processus (nécessairement mélioratif avec le préverbe « auf ») qui se déroule à l’intérieur du champ d’action de l’objet logique. Le résultat du processus est exprimé par l’adjectif qui se trouve éventuellement au degré I. Pourquoi ces verbes sont-ils évités en périphrase « sein + participe II » ? La raison en est qu’ils sont directement concurrencés par la construction attributive « sein + adjectif ». Le locuteur préfèrera ainsi décrire le résultat de l’action « Diese Mauer ist erhöht worden » au moyen de l’adjectif au degré I (« Diese Mauer ist jetzt höher (als vorher) ») plutôt que par le biais du passif-bilan (*/- « Diese Mauer ist erhöht »). Les verbes opérant dans le domaine psychologique présentent une plus grande tolérance vis-à-vis de la forme en « sein » - comme le prouve l’exemple de « beruhigen » : « Das Kind ist beruhigt ».

M. Vuillaume observe que « les verbes qui spécifient la façon dont on ôte la vie à quelqu’un (erdrosseln, erwürgen, erdolchen, erschießen, etc.) ne s’emploient guère au passif-état » et explique cette singularité par l’absence de lien direct entre l’état et la cause du décès. Selon lui, « dire der junge Mann war erdrosselt, c’est dire, non seulement que le jeune homme était mort, mais en outre que son état révélait la cause de sa mort, et c’est probablement cet aspect du sens de la phrase qui est responsable de son caractère peu naturel. »501 L’analyse de M. Vuillaume présente un certain intérêt. Elle permet d’expliquer les différences d’acceptabilité selon les verbes en présence et notamment de justifier le trouble que suscite la phrase « Der junge Mann war enthauptet » chez les germanophones consultés - trouble qui transparaît dans le constat que les informateurs attestent unanimement l’agrammaticalité de l’énoncé « Der junge Mann war erdrosselt » alors qu’ils ne sont plus qu’une bonne moitié à rejeter l’énoncé « Der junge Mann war enthauptet ». L’analyse de M. Vuillaume présente néanmoins l’inconvénient de présupposer l’absence de traces visibles d’étranglement. Elle s’avère en contradiction au niveau des faits avec les ecchymoses que la personne étranglée porte bien souvent autour du cou. Il nous semble que si la perspective de bilan est impossible avec le verbe « erdrosseln », c’est parce qu’elle viole la maxime de pertinence de Grice en opérant un choix contradictoire avec la valeur fondamentalement processuelle de la base verbale (« -drosseln »), laquelle invite à recréer l’image du procès en indiquant la manière dont la personne a été tuée. Pourquoi les verbes « töten », « ermorden » et « umbringen » qui ne spécifient pas la façon dont la personne a été tuée n’admettent-ils pas non plus la perspective de bilan ? La raison en est qu’ils fournissent eux aussi « à leur façon » une indication de manière en signalant que la personne n’est pas morte d’une mort naturelle mais qu’elle a été assassinée. Pour le verbe « töten », la concurrence avec l’adjectif « tot » fournit une deuxième raison à l’impossibilité de former le passif-bilan502.

Etant donné que c’est moins l’absence de lien direct entre l’état et la cause du procès que l’indication de manière fournie par le lexème verbal qu’il faut incriminer dans l’impossibilité de former le passif-bilan des verbes exprimant un meurtre, il est intéressant de s’interroger sur la compatibilité ou l’incompatibilité de la mention du circonstant de manière avec le passif-bilan des verbes dont l’aspect interne est mutatif-limitatif. Dans la majorité des cas, l’indication de manière est absente car elle invite l’allocuté à se représenter la scène dans son déroulement là où la perspective de bilan oblige à une représentation statique : *« Der Zeitungsartikel war langsam geschrieben ». Lorsque la mention du circonstant de manière est compatible avec la perspective de bilan, l’état révèle immédiatement la façon dont le procès s’est déroulé. Le circonstant de manière apporte une information objective, directement vérifiable par l’allocuté :

  • Ihr blondgefärbtes Haar ist nachlässig hochgesteckt. (B, p.20)

  • Das Haar glänzt und ist glatt nach hinten gekämmt. (B, p.48)

  • Er lief um sie herum, begutachtete das Holz und die übrigen Materialien und stellte fest, daß alles professionell gearbeitet war 503.(PA, p.555)

  • « Sagen Sie, warum steht in der Zeitung, Pawel Jakowlewitsch Cherzew versteht gar nichts von Bildern, sondern kann nur ihren Preis einschätzen ? Wer was nicht versteht, kann doch auch nicht wissen, was es wert ist, oder ? »

  • « Nun ja, das war möglicherweise mangelhaft recherchiert und leichtfertig geschrieben. » (PA, pp.262-263)

  • Das ist scharf beobachtet und vergnüglich geschrieben. (Der Spiegel n°6, 08.02.1999, p.193)

  • Das Buch ist leichthändig erzählt, spannend zu lesen - aber leichte Kost ist es nicht. (Deutschland n°4, août 1999, p.59)

Parmi les verbes mutatifs-limitatifs n’autorisant pas la formation d’un passif-bilan, il en est qui spécifient non pas la manière dont se déroule le procès mais l’instrument utilisé pour accomplir le procès504. En fait foi le lexème verbal « pinseln » qu’il convient de comparer à « malen ». Ces deux verbes ont pour point commun de créer leur objet, c’est-à-dire de le faire passer d’une non-existence à une existence, mais tandis que la construction attributive « sein + participe II » est envisageable avec le verbe « malen » (« Das Bild ist gemalt »), elle ne l’est pas avec « pinseln » (*« Das Bild ist gepinselt »). Nous ne saurions dire s’il faut mettre l’impossibilité de former le passif-bilan sur le seul compte de l’intégration de l’instrument dans le prédicat et considérer que l’indication de l’instrument a pour effet d’imposer la perspective processuelle en suscitant la représentation mentale de l’agent ou bien s’il faut faire intervenir dans l’explication la nuance péjorative dont se double le verbe « pinseln » en sous-entendant que le travail est mal fait (indication de manière). Une chose est sûre en tout cas. Pour que l’indication instrumentale soit compatible avec la construction attributive « sein + participe II », il faut qu’elle apporte une information observable à l’oeil nu par l’allocuté :

  • Das Papier war liniert, eine aus einem Schreibheft herausgerissene und glattgeschnittene Seite. Der Gruß stand ganz oben und füllte drei Zeilen. Er war mit blauem, schmierendem Kugelschreiber geschrieben. Hanna hatte den Stift mit viel Kraft geführt ; die Schrift drückte auf die Rückseite durch. (V, p.177)

  • Die Farben waren mit einem Spachtel stellenweise so dick aufgetragen, daß Stücke von der Leinwand abstanden. (B, p.40)

Des observations qui viennent d’être faites, il ressort clairement que les verbes dont l’aspect interne est mutatif-limitatif sont difficilement compatibles en structure « sein + participe II » avec les compléments imposant une image processuelle. L’indication de l’agent humain fait partie des compléments invalidant partiellement le choix de la perspective de bilan. Elle viole la maxime de quantité de Grice en constituant un « trop d’information ». Pour qu’elle ne soit pas ressentie comme non pertinente, il faut que le paramètre « identité » l’emporte sur le paramètre « agentivité ». Comme le fait remarquer M. Vuillaume, la phrase « Der Brief war vom Direktor unterschrieben » paraît tout à fait naturelle car l’état de la lettre « révèle immédiatement l’identité de l’agent »505. L’énoncé « Der Brief war vom Direktor geschrieben » présente un degré d’acceptabilité moindre par rapport à « Der Brief war vom Direktor unterschrieben ». La raison en est que l’identité de l’agent transparaît moins facilement dans son écriture que dans sa signature. Dès lors que le procès ne permet pas d’identifier à coup sûr l’agent qui l’effectue, la perspective de bilan semble exclue. Dire ainsi qu’une lettre est chiffonnée ne laisse en rien préjuger de l’identité de la personne qui a chiffonné la lettre : *« Der Brief war vom Direktor zerknüllt ». Il en va de même si la lettre est détruite car avec la lettre disparaît toute trace visible permettant d’identifier l’auteur de l’acte : *« Der Brief war vom Direktor vernichtet ». G. Helbig rejette sur le sémantisme du verbe l’impossibilité de former le passif-bilan en présence d’un agent humain. Il estime que le verbe ne doit pas affecter profondément l’objet logique506. A nos yeux, ce n’est pas la relation que le verbe entretient avec l’objet logique qui importe mais celle qu’il entretient avec le sujet logique.

Nous observons dans la série d’exemples examinés précédemment que la construction attributive n’est possible que si le participe II est susceptible d’être éliminé sans que le processus d’identification de l’auteur de l’objet en fonction de sujet grammatical ne soit affecté par la suppression (« Der Brief war vom Direktor »). C’est le cas lorsque le verbe sert à identifier l’auteur de l’objet en fonction de sujet grammatical (« Der Brief war vom Direktor unterschrieben ») ou lorsqu’il fait passer son objet d’une non-existence à une existence (« Der Brief war vom Direktor geschrieben »). La possibilité ou l’impossibilité du passif-bilan n’est toutefois pas déterminée par l’identité référentielle de l’agent du procès et de l’auteur de l’objet en fonction de sujet grammatical :

  • Und Dawid Lwowitsch bringt das Buch vorbei.

  • Es ist ein Tamisdat-Band, kaum größer als eine Zigarettenschachtel, mit Gedichten von Anna Achmatowa. Ljusja erkennt die zittrige Schrift von Anton Robertowitsch : « Hochverehrte Ljudmila Semjonowna ! Dieses Buch übergebe ich Ihnen, weil ich mich besonders schwer davon trenne ! - 21. November 1976. » [...]

  • Ljusja hatte das Buch einfach vergessen. Jetzt blättert sie zum ersten Mal darin. Einige Gedichte sind von Anton Robertowitsch angestrichen, natürlich mit Lineal. (PA, p.566)

Il n’y a pas identité référentielle car l’agent du procès exprimé par le participe II n’exerce pas son activité sur un objet qu’il a lui-même conçu. Le participe II ne constitue pas une information secondaire par rapport au complément d’agent, il ne peut pas être éliminé sous peine d’incohérence textuelle. Il n’est pas concevable d’affirmer que les poèmes sont d’Anna Achmatowa pour prétendre quelques lignes plus loin qu’ils sont d’Anton Robertowitsch. Anton Robertowitsch n’est pas l’auteur des poèmes, il est l’agent du procès « anstreichen » par lequel il marque le recueil de son sceau, en fait sa propriété personnelle. Nous avons posé comme condition à la formation du passif-bilan la nécessité pour l’état décrit de révéler immédiatement l’identité de l’agent. Il peut paraître curieux au premier abord que de simples soulignements permettent de reconnaître l’identité de l’agent, mais c’est compter sans l’aide précieuse que fournit le co-texte. Il comporte une dédicace écrite de la main d’Anton Robertowitsch ainsi qu’un commentaire sur la méticulosité avec laquelle les traits ont été tracés à la règle.

Examinons pour finir un exemple qui pose un problème à première vue délicat :

  • HIER LIEGEN

  • ELFTAUSENDNEUNHUNDERTDREIUNDSIEBZIG TOTE

  • ERSCHLAGEN

  • VON DEN EINGEBORENEN DIESES LANDES

  • WILLKOMMEN IN MOOR (MK, p.33)

Ces paroles inscrites dans le granite en caractères de taille humaine sont aussi dures que la roche dans laquelle elles sont gravées. Elles comportent un signe de bienvenue qui tranche d’une manière insupportable avec l’indication du nombre des victimes et de l’identité de leurs assassins. L’absence de ponctuation dérange. S’il semble clair que la première phrase se termine juste avant le message de bienvenue, le découpage éventuel de cette phrase s’annonce plus délicat. Le complément d’agent est-il isolé, coupé de l’énoncé précédent (« Hier liegen elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote erschlagen. Von den Eingeborenen dieses Landes »), voire rejeté en après-dernière position (« Hier liegen elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote erschlagen von den Eingeborenen dieses Landes ») ou bien fait-il partie du groupe participial « erschlagen von den Eingeborenen dieses Landes » caractérisé par la mise en position initiale du participe II à des fins démarcatives ? La dernière solution semble celle devant être retenue car elle dissocie le constat (« Hier liegen elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote ») de l’acte (« erschlagen von den Eingeborenen dieses Landes »). Pour expliquer les raisons qui nous poussent à rejeter les deux premières solutions, nous souhaitons partir d’une observation de M. Vuillaume à laquelle nous avons déjà eu l’occasion de nous référer. M. Vuillaume fait remarquer que « les verbes qui spécifient la façon dont on ôte la vie à quelqu’un (erdrosseln, erwürgen, erdolchen, erschießen, etc.) ne s’emploient guère au passif-état »507 : *« Hier sind elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote erschlagen », *« Der 19jährige Tourist ist erstochen ». La variante avec « liegen » rend acceptables les énoncés jugés incorrects en structure attributive « sein + participe II » : « Hier liegen elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote erschlagen », « Der 19jährige Tourist lag erstochen da » - à ceci près que l’indication de lieu est alors ressentie comme nécessaire : *« Elftausendneunhundertdreiundsiebzig Tote liegen erschlagen », *« Der 19jährige Tourist lag erstochen ». Dès lors que l’agent est réintroduit dans la construction avec « liegen », les résultats obtenus sont jugés inacceptables : *« Hier liegen elftausendneunhundertdrei-undsiebzig Tote von den Eingeborenen dieses Landes erschlagen », *« Der 19jährige Tourist lag von einem Teenager erstochen da ». Pourquoi ces divergences d’acceptabilité selon les éléments en présence ? Nous pensons que cela est dû à l’ambiguïté de la construction « liegen + participe II ». Il semble qu’ici le participe II ne doive pas être considéré comme faisant partie d’une forme synthétique de passif-bilan mais plutôt comme un attribut inféré du sujet. Les participes II « erschlagen » et « erstochen » apparaissent syntaxiquement comme des circonstants du verbe de position « liegen » (plus précisément de « begraben liegen » et de « daliegen »), mais d’un point de vue sémantique, ils s’appliquent aux référents des sujets et caractérisent la manière dont les personnes ont été tuées.

Notes
501.

VUILLAUME 1997, pp.120-121

502.

Nous ne sommes pas d’accord avec G. Helbig qui range le verbe « töten » dans la catégorie des verbes autorisant inconditionnellement la formation du passif-bilan (1968, p.144).

503.

Nous tenons à signaler que « gearbeitet » fonctionne bien ici comme participe II dans la mesure où il n’y a pas modification de la valence du verbe « arbeiten ». Ce verbe est certes le plus souvent intransitif, mais il connaît également un emploi transitif - et c’est le cas dans notre texte - quand il revêt le sens de « fabriquer » / « produire » (« eine Schale in Ton arbeiten »).

504.

Le verbe « erdolchen » que M. Vuillaume classe dans la catégorie des verbes qui spécifient la manière dont on ôte la vie à quelqu’un indique plus exactement l’instrument utilisé pour ôter la vie à quelqu’un.

505.

VUILLAUME 1997, p.120. Cf. l’exemple authentique : « Sie werden erst Ruhe haben, wenn Kirpitschnikow wegkommt. Die Bestätigung war von Kirpitschnikow unterschrieben, damit haben Sie was gegen ihn in der Hand » (PA, p.574). Signalons au passage qu’en français, l’opposition « identité » / « agentivité » est marquée au niveau du choix de la préposition : la préposition « par » traduit la perspective processuelle et met l’accent sur le dynamisme de l’agent (« la lettre était / fut signée par le directeur »), la préposition « de » traduit la perspective résultative et met l’accent sur l’identité de l’agent (« la lettre était signée du directeur »).

506.

HELBIG 1968, p.145 : « Ein Agens bei einem Zustandspassiv erscheint zulässig, wenn es sich nur um eine geistige Partnerschaft handelt oder doch zumindest um einen schwächeren Grad der physischen Affiziertheit (der gleichsam in der Mitte steht zwischen einer schwachen Affiziertheit, die überhaupt kein Zustandspassiv zuläßt, und einer starken Affiziertheit, die ein Zustandspassiv zuläßt, aber ein Agens ausschließt) ».

507.

VUILLAUME 1997, p.120