Introduction générale

Éléments de contexte

Les premières bibliothèques créées par l’Homme avaient pour but de conserver, en vue de le transmettre à travers le temps, un patrimoine de savoirs contenu dans des documents précieux et rares. 1 L’accès à ce patrimoine était réservé à une élite constituée de seigneurs, de savants et des hauts dignitaires religieux et administratifs. Le maître-mot de cette longue période de l’histoire des bibliothèques était la conservation. La bibliothèque était un coffre-fort jalousement gardé plutôt qu’un gisement de savoirs ouvert et largement accessible. Ce modèle a prévalu jusqu’au début de l’ère industrielle qui a consacré une nouvelle vision de la société, du savoir et de la culture. L’invention de l’imprimerie au XVI° siècle était un facteur décisif dans la diffusion des livres et la propagation, durant plus de deux siècles, de la philosophie des lumières fondée sur les idéaux de la liberté, de la dignité humaine et de la démocratie. Cette période fut couronnée par la révolution française de 1789 qui marqua le passage à la société industrielle. C’est ainsi qu’une nouvelle étape dans l’histoire des bibliothèques s’ouvrit. La bibliothèque évoluera du modèle du coffre-fort vers celui de l’entreprise industrielle dont l’activité est composée de deux volets séparés ; d’un côté la production, de l’autre la diffusion. Ce modèle dominera durant deux siècles. Le schéma de la chaîne documentaire articulée autour des deux pôles des inputs (les entrées) et des outputs (les sorties) en était la parfaite illustration. Mais, si cette approche de la bibliothèque en tant qu’entreprise industrielle a tiré sa justification de la nature même de la société dont le fonctionnement et l’économie étaient fondés sur le modèle industriel, elle ne pouvait plus relater l’ensemble des logiques et des dynamiques qui animent le travail des bibliothèques depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. L’après-guerre a connu une prolifération des activités dites de services au point que les économistes y ont vu la naissance d’un nouveau modèle de société qu’ils ont baptisé société postindustrielle ou également société de services. Ce modèle se caractérise par une catégorie d’entreprises pour qui l’information est en même temps l’outil et la finalité ; à la différence de l’entreprise classique orientée vers la production des biens matériels qui use de l’information comme facteur de meilleures productivité et rentabilité. Les consultants, les sociétés de conseils et d’expertise, les médias, les établissements de formation, etc. en sont des exemples parmi d’autres. Joël de Rosnay (1996) constate que la vision politique a glissé de la logique héritée du dix-neuvième siècle fondée sur la gestion de la rareté, la concentration sur la production et la distribution, la spécialisation des tâches, le contrôle et la programmation des activités, vers la logique de la société informationnelle, basée sur la gestion de l’abondance (notamment de l’information) et de l’obsolescence, l’importance de la transaction, le pilotage et la catalyse. A son avis, cette nouvelle culture est illustrée par la nouvelle économie des réseaux qui se traduit par une révision de la relation entre le temps, la nature et le lieu du travail.

‘“ Les règles traditionnelles d’unité de lieu, de temps et de fonction bloquent l’essor de l’économie informationnelle... Si on peut travailler à distance, on peut aussi le faire en temps choisi, effectuer plusieurs tâches de nature différente. ” 2

Les bibliothèques ne pouvaient se tenir à l’écart de ces évolutions de la société, d’autant plus qu’elles sont intrinsèquement prédisposées à entrer dans ce nouveau modèle centré sur le service qui leur correspond mieux que le modèle industriel.

La bibliothéconomie a toujours fait preuve d’une grande capacité d’ouverture, d’adaptation et d’assimilation des apports des autres sciences. Bibliographie, bibliologie, classification des connaissances et des sciences, reliure et techniques de restauration et de reproduction, etc. autant de métiers, techniques, et sciences qui ont participé à forger cet ensemble de savoirs et savoir-faire appelé aujourd’hui Bibliothéconomie. Dès lors, l’ouverture sur les sciences économiques et de gestion n’est qu’une nouvelle étape dans cette longue tradition d’évolution et d’ouverture qui fait la vivacité et la richesse de la bibliothéconomie. C’est ainsi que l’on a vu naître du mariage entre l’économie et la bibliothéconomie l’économie des bibliothèques. Mais si l’économie et la bibliothéconomie sont les parents légitimes de ce nouveau né, l’économie de l’information et l’économie des services, en sont des cousins germains. Au premier découpage bibliothèque-activité industrielle / bibliothèque-activité de service, issu de l’évolution historique de l’activité des bibliothèques, on peut superposer un deuxième découpage fondé sur le positionnement de la bibliothèque et qui donne lieu au couple Bibliothèque-entreprise culturelle s’inspirant pour son fonctionnement et sa gestion des logiques de l’entreprise privée / Bibliothèque-organisation publique régie par les logiques de l’économie publique. Ce sont là les grands axes qui ont alimenté les premières réflexions et les travaux fondateurs en économie des bibliothèques.

Mais la bibliothèque de nos jours se trouve confrontée à d’importants et multiples défis prémonitoires de changements profonds dans ses missions et ses configurations matérielles et organisationnelles. Manuel Villaverde Cabral (1990) résume ces défis dans le croisement de deux évolutions parallèles. D’une part, l’évolution des médias du support physique vers l’immatérialité ; d’autre part, l’évolution sociale, elle-même sujette à l’évolution de la science et de la technologie qui prennent l’ascendant sur le politique et l’économique. Les conséquences de ces deux évolutions sur l’identité même de la bibliothèque sont énormes :

  • D’abord sur l’économie du document du fait qu’il tend vers l’immatérialité. Le monde des bibliothèques est interpellé par plusieurs questions qui dérivent de cette question mère : Est-il permis de persister à croire que l’importance d’une bibliothèque se mesure à la grandeur de ses locaux et à l’importance quantitative de ses collections physiques (tangibles) ? La polémique qui a accompagné le projet de la Très Grande Bibliothèque (de France) en dit long sur l’importance de cette question. L’édition et la fourniture électroniques des documents ne cessent de conquérir du terrain en dépit des réserves soulevées de part et d’autre à propos des droits d’auteurs et de l’authenticité des documents, ce qui n’est pas sans effets directs sur les questions de la valeur, des coûts, des financements et des tarifications de l’information.
  • Ensuite, sur l’économie de la recherche et de l’accès à l’information suivant deux axes. D’une part, les connaissances évoluent à une grande vitesse contraignant ainsi les bibliothèques à une course effrénée pour être au diapason de l’innovation scientifique et se prémunir contre l’obsolescence et la désuétude. D’autre part, les technologies de traitement et de transfert de l’information permettent des gains considérables de temps et d’espace. Les bases de données bibliographiques et textuelles et les serveurs en ligne se sont développés aux quatre coins du monde rendant possible de récupérer des documents à de grandes distances en temps réel.

Au cœur de ces prolongements économiques du modèle de la bibliothèque (l’économie du document et des collections, l’économie de la recherche) se trouve une notion incontournable, celle du réseau, du fait que la nature même de l’information - raison d’être de toute bibliothèque - implique des aspects de circulation et d’interconnexion.

Or, s’il est vrai que le chercheur se sent de prime abord, submergé par la littérature sur les réseaux de bibliothèques, il n’en est pas moins vrai que la majeure partie de cette littérature reste descriptive et orientée vers des fins de vulgarisation technique ou de légitimation de choix politiques et professionnels. Il s’agit le plus souvent de s’appuyer sur l’impressionnant pouvoir métaphorique du terme “ réseau ” pour se livrer à une vague rhétorique sur l’organisation des bibliothèques en réseaux. L’une des conséquences est que l’on se retrouve face à un quasi-silence concernant les principes et les effets économiques qui régissent les réseaux de bibliothèques. La situation est d’autant plus ambiguë que l’on assiste à une cacophonie conceptuelle autour de la notion du réseau qui se recoupe avec plusieurs notions voisines (coopération, partenariat, alliance, groupe de pairs, intégration, fusion, association, etc.) et s’applique à plusieurs domaines selon plusieurs formes et plusieurs niveaux, comme le notentAnne Mayere et François Vinot (1991).

‘“ la mobilisation de la notion de réseau dans une grande diversité de domaines de référence favorise de nombreuses analogies... et “ dérapages ” plus ou moins contrôlés, […] le succès de la notion, notamment chez les professionnels du management, ajoute un risque d’effet-écran. […] Il devient difficile de cerner si le réseau renvoie à un projet de transformations préconisées ou au cadre d’analyse d’évolutions effectivement repérées. […] Dès lors l’utilisation de la notion de réseau comme catégorie d’analyse requiert, plus encore que pour d’autres notions, un questionnement combiné et continu sur sa signification. ” 3

Le traitement des questions économiques relatives aux réseaux de bibliothèques passe par une mise en synergie disciplinaire, qui croiserait les concepts économiques avec les théories des organisations et du management et les considérations bibliothéconomiques, dans un esprit nourri par la culture de la complexité et du raisonnement systémique. Cela participera à la rationalisation des pratiques professionnelles et à l’ancrage de la littérature dans la démarche scientifique.

Approché d’un point de vue structurel, le réseau renvoie aux questions d’organisation (configuration des structures, centralisation / décentralisation, etc.). Pour les géographes, la notion touche aux problèmes de la gestion de l’espace et de l’aménagement du territoire (localisation / délocalisation, interconnexion des structures). D’un angle sociologique, elle désigne l’ensemble des relations tissant l’identité des groupes socioprofessionnels. Ces relations peuvent être formelles (institutionnelles) ou informelles (spontanées). Quant aux informaticiens, ils s’en servent pour surmonter les problèmes de la proximité des services, de la maîtrise du temps et de la simultanéité des tâches en décloisonnant les machines et les logiciels.

Il est devenu de nos jours inconcevable de parler du réseau en dehors de l’informatique. Celle-ci est omniprésente que ce soit au niveau des tâches conceptuelles ou au niveau des tâches de gestion courante ou de contrôle, au point d’occulter tout le travail qui précède et accompagne l’application informatique. Stefan Gradmann (1997) précise que “ dans le grand public, la notion de " réseau" évoque le plus souvent des associations dans le champ sémantique de la virtualité ou de l’ubiquité des ressources informatisées ”, 4 si bien que les expressions de "bibliothèques en réseau" ou "réseau de bibliothèques", renvoient presque exclusivement aux catalogues collectifs informatisés ou à la recherche en ligne, faisant oublier que, sur le plan fonctionnel, l’expression "réseau coopératif de bibliothèques", “ traduit. une volonté de coopération et d’intégration dans un contexte fonctionnel qui est en transformation rapide et constante. ” 5 C’est ainsi que "réseau coopératif de bibliothèques" peut se décliner en répartition des tâches, concertation entre les hommes, mise en place de structures de coordination et de prise de décision. L’informatique est désormais l’arbre qui cache la forêt quand il s’agit de réseau. C’est qu’au delà de l’aspect hard de tout réseau informatique (le contenant : machines, connexions, fibres optiques, etc.), celui-ci, de par ses contenus et les services qu’il assure, n’est-il pas la forme la plus aboutie du concept réseau à travers son évolution historique ?

Cela nous autorise à conclure que les défis en matière de réseau ne se situent plus au niveau purement technologique et industriel dans lequel les innovations se succèdent à un rythme tel que plus rien n’étonne. Ces défis ont glissé du champ technologique vers les champs organisationnel (managérial), stratégique (politique), économique et humain (relationnel et psycho-sociologique). Les évolutions technologiques qui se succèdent rapidement à l’image d’une mode qui chasse une autre, ne sont plus, à elles seules, garantes de succès et de performance. Les enjeux relationnels, économiques, et stratégiques qui animent et régissent ces évolutions technologiques appellent à reconsidérer le rapport au réseau sous un angle plus large que celui du déterminisme technologique qui a causé bien des dégâts pour certaines organisations (verrouillage technologique, inadéquation entre ressources matérielles et ressources humaines, etc.) La réussite d’un réseau dépend beaucoup plus de la pertinence des questions managériales et économiques qui précèdent, accompagnent et succèdent à sa mise en place que de ses qualités et performances technologiques.

Notes
1.

- Cf. Encyclopædia Universalis, t. 4, 1990, p 91

2.

- ROSNAY, Joël de. - “ Ce que va changer la révolution informationnelle ”, in : Le Monde Diplomatique, août 1996, p. 19

3.

- MAYERE, Anne & VINOT, François. - “ Structures d’entreprises et réseaux de production dans les services intellectuels ”, in : Réseau Services Espace : RESER, septembre 1991, Lyon, 21 p.

4.

- GRADMANN, Stefan. - “ Du catalogage coopératif au réseau coopératif ”, in : Arabesques, n° 7, 1997 [ http://www.abes.fr/arab7.htm .] consulté le 04/01/2001

5.

- Idem