Problématique

La prolifération des réseaux d’information, poussée à son paroxysme par le phénomène Internet, dans tous les secteurs d’activité a accéléré la prise de conscience de l’importance des questions économiques, managériales et stratégiques relatives à leurs fonctionnement, rentabilité et efficacité. La montée en puissance de la netéconomie (l’économie dans et par les réseaux) s’est naturellement accompagnée du développement des réflexions sur l’économie d’Internet.

Dans le monde des bibliothèques, le réseau est une dimension fondatrice du concept même de la bibliothèque en ce qu’elle est mise en commun et partage, par plusieurs lecteurs, d’un document prototype. [SALAÜN, 1996] Cette parenté ontologique entre bibliothèque et réseau, 6 semble avoir blasé les bibliothécaires qui tendent à considérer la coopération au sein des réseaux comme une alternative naturelle qui ne demande pas à être justifiée économiquement. Ainsi, ils se sont laissés devancer par les acteurs de l’entreprise privée dans le développement des questions relatives à l’économie des réseaux, si bien que l’information n’est pas le monopole des bibliothèques et qu’elle est aussi un facteur déterminant dans la prise de décision dans toute activité ; d’où son importance dans les analyses portant sur le monde de l’entreprise, notamment privée. Claude Karr (1999) nous livre un panorama des réflexions et problématiques économiques soulevées par les réseaux dans le monde de l’entreprise privée. Sans négliger les particularités organisationnelles et économiques des bibliothèques, nous estimons que ces réflexions et problématiques les concernent dans plusieurs de leurs ramifications.

La synthèse ci-après des questions évoquées par Claude Karr sur le sujet en dit long sur l’intérêt qu’ont les bibliothèques à s’en inspirer pour asseoir les problématiques économiques et organisationnelles qu’elles affrontent par rapport au réseau.

Pour Claude Karr, les réseaux présentent des caractéristiques intrinsèques qui modifient les conditions d’identification, d’acquisition et d’utilisation des prestations et produits informationnels. Si elles n’entraînent pas obligatoirement des baisses de charges pour les fournisseurs, ces caractéristiques permettent à la fois une différenciation qualitative de leur offre de services de base et la proposition de nouvelles prestations complémentaires. La valeur ajoutée générée par les réseaux se manifeste, selon Karr, dans les points suivants :

  • l’instantanéité de la transmission de l’information et de la décision ;
  • l’augmentation de la transparence du marché, en raison de la commodité d’identification et de consultation de nouveaux fournisseurs ;
  • la création de communautés d’acheteurs augmentant leur pouvoir de négociation ;
  • le court-circuitage des intermédiaires commerciaux comme les grossistes dont l’existence se justifiait par la spécificité géographique ou sectorielle. Le réseau Internet permet une gestion directe de la relation client-fournisseur ;
  • l’interactivité dans le réseau permet une adaptation de l’offre à la demande qui, poussée à son extrême, prend la forme de services à la carte offrant ainsi une différenciation nette des prestations. L’interactivité permet également un suivi de la commande par le client le long de la chaîne transactionnelle, une participation intégrée des différents acteurs d’une transaction et une facilitation des simulations nécessaires avant et/ou après la conclusion d’une transaction au moyen des démonstrations, des services après vente, etc. ;

Pour aller plus loin dans l’appréciation des effets économiques du réseau, Claude Karr propose d’agir dans plusieurs directions :

  • affiner en permanence les outils de collecte des informations micro-économiques pour mieux appréhender les structures de coûts des nouveaux modes d’organisation, de production et d’échanges avec les enjeux stratégiques qui s’y rattachent. A ce niveau, il faut combiner toute la panoplie des moyens susceptibles de fournir une information exploitable du point de vue micro-économique : collecte permanente de témoignages, confrontations et analyses, sous de multiples formes (études de cas, enquêtes ad hoc, thèses, rapports publics et privés, comptes-rendus de stages, articles, actes de colloques, etc. ) ;
  • revisiter les anciennes échelles de temps pour les adapter aux nouveaux paramètres de la vie des organisations et des cycles de production et de vie des prestations et des produits ;
  • repenser les outils d’analyse classique tels que les matrices stratégiques “ les étoiles auront-elles le temps de devenir des vaches à lait ? ” 7 et en concevoir de nouveaux, à la lumière des variables inhérentes au réseau ;
  • avoir une vision prospective en se projetant dans la phase de maturité de l’économie d’Internet pour juger de la rentabilité des investissements en technologies de l’information généralement marqués par ce qu’on appelle "le paradoxe de productivité des technologies de l’information." * [ALAIN RALLET, 1995]
‘“ Cette analyse prospective, micro-économique et stratégique ne constitue qu’une modeste partie d’un vaste chantier qui englobe les incidences des réseaux sur la vie et le travail dans l’entreprise, son organisation et son management, mais aussi le rapport à l’autre et à la connaissance. Les ouvriers en paraissent pour l’instant peu nombreux ou du moins peu visibles à l’amateur éclairé. Il s’agit d’une entreprise ambitieuse, obligatoirement collective et pluridisciplinaire. ” 8

Dans le cadre de ce large chantier d’investigations, le réseau est, à la fois, objet et moyen de réflexion. Car avec Internet, les synergies ne sont que démultipliées et accélérées et les valeurs ajoutées qu’additionnées.

Il est vrai que ces évolutions et les problématiques qu’elles génèrent se sont développées dans le monde de l’entreprise privée. Mais l’onde de choc des évolutions sociales évoquées plus haut, associée à la montée en puissance de la valeur de l’information, ont fini par secouer les tabous de l’économie des bibliothèques longtemps fondée sur les paradigmes de l’économie publique. Certains bibliothécaires n’ont plus de complexes à parler de tarification ou à s’ouvrir sur les techniques marketing nées dans le bercail du marché. C’est ainsi que l’économie des bibliothèques a pris un nouveau élan en s’enrichissant des enseignements de l’économie des services. Avec le développement sans précédent des technologies de communication dans les bibliothèques et la tendance toujours grandissante vers le travail en réseau, nous estimons qu’un nouveau point d’ancrage du raisonnement économique dans l’environnement des bibliothèques est ouvert. L’économie des réseaux, déjà bien avancée dans des secteurs proches et parfois même transversaux avec les bibliothèques (réseaux informatiques, réseaux de télécommunications, réseaux de services, etc.), peut, à notre sens, être d’une grande utilité pour étudier les réseaux de bibliothèques. Ainsi, une nouvelle chance s’offre à l’économie des bibliothèques pour s’enrichir de cette discipline.

En nous appuyant sur les principes de l’économie des réseaux (externalités et autres effets des réseaux), de la sociologie des organisations et d’autres théories économiques (économie des conventions, économie des contrats, économie de la relation, économie du savoir, etc.)sur le terrain des réseaux de bibliothèques, nous soulèverons les questions suivantes :

Quelles sont les motivations de la coopération entre bibliothèques ? Quels buts cherche-t-on à atteindre à travers le regroupement en réseau et les modalités de ce regroupement (modalités organisationnelles, réglementaires, techniques et infrastructurelles, etc.) ?

Est-il vrai que le réseau n’est qu’avantages pour les bibliothèques ? Autrement dit, quel est le “ prix ” des avantages générés par une coopération ? et quelle en est la nature ?

Si le réseau a un coût, est-il toujours économiquement justifié de s’engager dans des actions de coopération ? Comment alors comparer les avantages et les coûts du réseau pour pouvoir arrêter un choix ?

Notes
6.

- Deux autres facettes de la parenté ontologique de la bibliothèque avec le réseau se manifestent d’un côté, dans la nature même de la collection en ce qu’elle est ensemble de documents maillés par des systèmes de classification, de codification et de classement qui génèrent des aller/retour à l’intérieur de la collection, de l’autre côté dans la nature même de l’information en ce qu’elle est ouverte sur d’autres informations.

7.

- KARR, Claude. – Les entreprises sous le choc des réseaux : Difficultés et promesses des approches micro-économiques et stratégiques
[ http://www.observatoire-eri.org/article_transinfo.html ] [consulté le 04/01/2001]

*.

- Le paradoxe de productivité des TIC s’appuie sur le constat que les technologies de l’information se sont développées très fortement et diffusées très largement dans l’économie sans que la productivité se soit significativement améliorée. 

8.

- KARR, Claude, Op. Cit.