4. Nouveaux défis / Nouveaux débats

4.1. Les implications paradoxales de l’immatérialité des documents

L’évolution du document, matière première de toute bibliothèque, de l’état physique vers l’immatérialité est en train de s’imposer comme étant la règle en dépit de toutes les réserves et réticences. Plusieurs raisons y concourent : économie des espaces de stockage, économie du temps de communication, documents dynamiques et multimédias, etc. Cette évolution bouleverse les pratiques bibliothéconomiques et le rapport à la collection. Car la production et la gestion du support physique supposent entre autres une chaîne industrielle de travail (des machines, une chaîne de production segmentée suivant des compétences et un circuit précis). La bibliothèque traite le document physique comme un objet dont “ on extrait des éléments pour lui donner, de façon externe, un accès physique ”, 29 et dont le stockage nécessite de grands espaces et des équipements appropriés. Avec le document électronique, la chaîne documentaire classique se trouve complètement transformée. “ L’édition électronique bouleverse l’économie du système de fabrication, de distribution et de recherche des documents [ ] Le document perd ses repères physiques. ”

Blaise Cronin (1996) considère que “ gérer des collections de bits suppose un cadre d’analyse différent de la gestion d’éléments matériels. ” 30

C’est, en grande partie, l’évolution des supports documentaires de l’état physique vers l’état immatériel qui a facilité l’osmose entre la notion de collection et le raisonnement par le modèle de service. A partir du moment où la collection devient immatérielle, elle acquiert une caractéristique essentielle du service et s’adapte mieux à l’étude par l’approche de service.

Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est cette même immatérialité du document qui affaiblit le principe du personnel en contact qui est une dimension essentielle de l’activité de service. L’usager n’est plus dépendant du professionnel pour accéder aux collections. Désormais, il peut le faire au moyen d’un ordinateur d’où qu’il soit et quand il le veut (chez soi, à des milliers de kilomètres, en dehors des heures d’ouverture de la bibliothèque, etc.) Le personnel en contact est remplacé par des interfaces interactives dans les catalogues de bibliothèques qui permettent la recherche et l’accès aux informations. Ce n’est pas pour autant que la bibliothèque s’est vidée de ses professionnels suite à cette évolution. * De nouveaux besoins requérant de nouvelles qualifications et stratégies ont vu le jour. La virtualisation des documents repose sur la maîtrise des techniques de la gestion électronique des documents (GED) et nécessite de nouvelles normes de catalogage. La prolifération des sources d’information requiert des qualifications en matière de veille, de recherche et de filtrage de l’information, etc. Il est vrai que la servuction se réduit de plus en plus à la communication Homme/machine. Mais en même temps, l’usager n’a jamais été autant pris en considération que de nos jours.

C’est dire qu’il ne s’agit plus de trancher entre l’approche par le modèle industriel et l’approche par le modèle de service, surtout que les industries d’aujourd’hui ont intégré la prise en compte de l’usager en amont de la chaîne de production tout comme les services. Dominique Arot (1999) considère qu’il est même dangereux d’enfermer les bibliothèques dans une logique de service s’appuyant en cela sur ce propos de Martine Poulain : “ Si, un jour, les bibliothèques ne devaient se concevoir que comme des espaces d’information, elles auraient signé elles-mêmes leur arrêt de mort. ” 31 La logique industrielle refait alors surface, si bien qu’il est désormais possible d’obtenir, en imprimant des textes virtuels, des documents physiques tout comme n’importe quel autre produit industriel. Le flux viendra remplacer le stock (le fonds) selon les termes de Dominique Arot (1999). “ Une logique d’achat de l’accès à la ressource documentaire au fil des demandes de l’utilisateur, logique qui reproduit la logique industrielle du flux tendu, viendrait se substituer à une politique d’acquisition conçue en amont des demandes dans une perspective d’offre. ” 32

Notes
29.

- LUPOVICI, Christian. - “ Les bibliothèques et le défi de l’édition électronique ”, in : BBF, t. 41, n° 1, 1996, pp. 26-31

30.

- CRONIN, Blaise. - " Développer des stratégies de service en bibliothèque ", in : Actes de journée d'étude organisée par l'ENSSIB et l'ADBS, ENSSIB, novembre 1996, pp. 11-12

*.

- Il s’agit d’une évolution radicale qui a eu lieu en deux temps. L’informatisation des tâches classiques de la base-arrière (catalogage, récupération, acquisition, prêt) dans un premier temps, puis la virtualisation des collections et de l’accès grâce à la numérisation et aux réseaux.

31.

- Citée parAROT, Dominique. - “ Politiques documentaires et politiques de collections : raison et passion ”, in : BBF, t. 44, n° 2, 1999, p. 90

32.

- Idem, p. 89