4.2. L’heure de la dérégulation a -t-elle sonné ?

L’immatérialité du document ne pose pas uniquement la question du modèle d’analyse (modèle industriel ? modèle de service ? ou encore modèle mixte ?). Elle anime aussi les débats autour de l’articulation service public / service privé ? Le “ double exploit réussi par l’informatique de " fluidifier " le support et de démultiplier les capacités de mémoire ” 33 ne va pas sans incidences sur le statut de l’information qui tend de plus en plus vers un aspect marchand voire parfois même spéculatif, avec l’entrée en lice d’acteurs privés. Dès lors, se posent les questions de la place des acteurs privés, de la tarification, de l’externalisation, de la sous-traitance, avec tout ce que cela implique sur le statut de la bibliothèque en tant que service public.

Le “ service public ” est une notion complexe qui, selon Jacques Chevallier (1987), évoque à la fois trois types de significations : institutionnelle “ c’est d’abord une entité sociale qui englobe les diverses activités et structures placées sous la dépendance des collectivités publiques ” 34 , juridique “ il entraîne l’application de règles juridiques spécifiques et dérogatoires au droit commun ” 35 et enfin idéologique “ il sculpte le mythe d’un Etat généreux, bienveillant, uniquement soucieux du bien-être de tous ”. 36 Michel Matheu (1995) identifie trois principes fondamentaux qui définissent le service public : la continuité qui signifie que le service doit être fourni à l’usager sans interruption, l’égalité qui signifie que des usagers dans des situations semblables doivent être traités de la même manière et l’adaptabilité qui signifie que le service doit s’adapter aux évolutions qui touchent à son environnement. D’autres principes de moindre importance peuvent être rattachés à la notion de service public, comme la neutralité, la participation, la transparence, l’accessibilité, les principes déontologiques, etc.

La France a développé à travers son héritage social, juridique, administratif et politique une conception assez particulière du service public, au point que Michel Matheu (1995) parle d’un service public à la française en s’appuyant sur quatre critères.

Le premier concerne la classification des services publics. La conception française met dans le même concept les services publics marchands et les services publics non marchands. Le deuxième touche à l’imbrication des pouvoirs publics et des services publics.

‘“ L’idée selon laquelle un service public est naturellement exercé par un organisme public imprègne les mentalités françaises. ” 37

Le troisième est liée à la nécessité de protéger le personnel du service public par un statut spécifique. La quatrième caractéristique concerne la péréquation tarifaire quand il s’agit de services publics marchands.

Mais de nos jours, la gestion publique des services publics est de plus en plus objet de critiques. Déjà en 1991, Paul-Louis Girardot constatait qu’une réflexion était en train de se développer à l’échelle mondiale sur la manière optimale de réguler les activités de services publics gérées par le secteur privé. A son avis, on ne régule que ce qui est dérégulé. Donc, il faut d’abord déréguler, puis essayer d’organiser de manière précise l’intervention des opérateurs privés dans les secteurs à concernement public. En revanche, Pierre Musso (1989) s’appuie sur Yves Stourdzé pour souligner l’urgence de réinventer un “ nouveau service public ”.

‘“ Il faut à la fois, réinventer une économie politique de la réglementation, trouver les formes d’un désengagement de l’administration... et développer un jeu d’incitations à l’innovation. ” 38

Selon les termes dePierre Musso (1989), Il s’agit d’opposer au service public contrôlé par l’Etat un nouveau service public porté par la société civile, et au service public pénétré par la gestion privée, la multirationalité d’une efficacité globale.

Les détracteurs de la gestion publique des services publics évoquent souvent des considérations d’efficacité et de rentabilité. Ces débats commencent à gagner les bibliothèques. Plusieurs signes sont là pour attester de l’enjeu que représente cette question pour les bibliothèques et de l’intérêt que ces dernières pourraient représenter à l’avenir pour les opérateurs privés. Nous citerons sans souci de hiérarchisation :

  • Le désengagement de l’État de certains secteurs relevant traditionnellement de ses fonctions régaliennes, et dont le fonctionnement a des implications directes sur les bibliothèques. On cite la culture, l’enseignement et la recherche scientifique dont la privatisation favorise le développement des logiques marchandes dans les établissements qui gèrent les ressources documentaires et informationnelles. L’étude commanditée par le gouvernement britannique en 1995 sur le recours à la sous-traitance dans les bibliothèques publiques est particulièrement éloquente à cet égard. 39 A Hawaii aux Etats-Unis, la sous-traitance (ou “ l’outsourcing ” selon l’expression anglo-saxonne) des acquisitions auprès de la société Baker & Taylor est en marche en dépit des polémiques qu’elle soulève. 40
  • Le développement du marché des données bibliographiques. On assiste depuis deux décennies au développement d’un marché mondial sous l’hégémonie de quelques grands réseaux américains comme the Online Computer Library Center (OCLC) principalement, mais aussi the Research Libraries Information Network (RLIN), ou the Western Library Network (WLN), etc. 41 Ces réseaux, même s’ils sont à buts non lucratifs,dominent le marché mondial des données bibliographiques. Ainsi, les bibliothèques sont incitées à externaliser les opérations de catalogage auprès de ces grands majors. Les grands réseaux bibliographiques mondiaux semblent convaincus que l’avenir est dans la diversification des services offerts pour ne pas se limiter aux notices catalographiques. Ainsi, OCLC propose à ses adhérents une gamme de services qui vont du prêt entre bibliothèques jusqu’à la recherche sur des bases de données textuelles dans le réseau Internet. Les autres acteurs de ce marché désormais mondial des données bibliographiques sont les producteurs privés de plus en plus nombreux et les bibliothèques elles-mêmes. Une étude des modèles pour la fourniture de données et de sources bibliographiques en Europe menée par la société française Tosca annonçait en 1996 “ une évolution du marché des données bibliographiques vers une concurrence accrue entre bibliothèques nationales et fournisseurs privés du secteur du livre. ” 42 Dans certains pays européens surtout, les bibliothèques et les pouvoirs publics mènent des initiatives pour monter des réseaux nationaux ou internationaux dans le but de contrebalancer cette hégémonie des grands réseaux américains et d’échapper à cette situation de dépendance, à l’instar du projet du Système Universitaire de documentation qui réunit toutes les bibliothèques universitaires françaises ou du réseau CoBRA des bibliothèques nationales d’Europe.
  • Durant les dernières décennies, les bibliothèques scientifiques ont vécu de graves crises dues à l’augmentation vertigineuse des tarifs d’abonnement aux revues scientifiques qui ont atteint des sommes inaccessibles aux budgets de plus en plus dégressifs des bibliothèques. Le développement de l’édition électronique durant les dernières années ne cesse de reposer le problème en de nouveaux termes qui débordent le strict cadre des bibliothèques. C’est toute la filière de l’Information Scientifique et Technique (l’IST) qui est concernée. Les coûts de reproduction sont désormais presque nuls permettant des économies d’échelle de production considérables, les coûts de diffusion (frais d’envoi, temps d’acheminement, etc.) sont réduits, les mécanismes de contrôle et de validation, quant à eux, semblent moins rigides (certains diraient moins rigoureux) du moment que les obstacles techniques, économiques, et même juridiques de l’édition sur le méga-réseau Internet sont moins importants.
    En soulevant cette question, nous avons voulu insister sur deux points. D’un côté, certains pensent que l’édition électronique avec la dynamique économique qui est la sienne présente une opportunité aux bibliothèques pour dépasser la grave crise des tarifs d’abonnement. Les bibliothèques traditionnellement abritées sous le parapluie de l’économie publique ont, à leur avis, intérêt à changer d’attitude en intégrant les raisonnements marchands : économies d’échelle, négociations de licences, adhésion à des consortiums, etc. De l’autre côté, les nouvelles données de l’édition électronique obligent les bibliothèques à reconsidérer leurs politiques de prêt entre bibliothèques et de participation aux réseaux.
    Les deux points évoqués ci-dessus renvoient à la question du statut économique et du cadre juridique du document électronique. A cet sujet, Jean-Michel Salaün (1996) évoque deux batailles qui opposent les principaux groupes internationaux de communication.
    “ La première se mène sur les achats de droits, dont on considère qu’ils procureront demain une véritable rente à leur propriétaire, tant le marché ouvert par les réseaux sera avide de documents. La seconde est lancée sur l’accès par les réseaux. Celui qui détient la clé du "compteur" se trouvera en effet dans une position stratégique.” 43
    Dans ce contexte, les bibliothèques traditionnelles ne sont plus les principaux acteurs, mais des groupements (des coalitions) constitués d’éditeurs, d’auteurs, de compagnies de télécommunications et sans doute de bibliothèques sont en train de voir le jour redéfinissant ainsi les missions de chaque partenaire dans le cadre d’une action globale. 44
  • L’accumulation par la bibliothèque au fil des années d’une masse documentaire importante crée une grande marge de reproductibilité des collections en rapport avec les techniques de numérisation et de conversion des supports. Les différents acteurs concernés par cette question se livrent une bataille rude autour des problèmes des droits d’auteurs, de prêt, des photocopies et des reproductions. Indépendamment de l’issue de cette bataille dans laquelle les bibliothèques ne sont pas toujours les plus fortes face à la puissance des corporations professionnelles des éditeurs, une conséquence semble en tous cas inévitable, c’est que la logique marchande va gagner du terrain. Toutefois, il faut noter que le réseau Internet a un effet paradoxal qui consiste en une démocratisation de l’accès et un élargissement du lectorat.
  • Le succès que rencontre l’idée de l’autogestion du savoir et de l’auto-formation. Autrefois, les ressources documentaires (dont les bibliothèques) venaient soutenir l’école dans son effort d’enseignement. De nos jours, l’individu qui s’auto-forme a tendance à s’appuyer d’abord sur ces ressources documentaires, pour solliciter, en cas de besoin, des renseignements complémentaires auprès des enseignants. 45
  • L’ouverture de l’université sur son environnement économique et social offre aux bibliothèques universitaires la possibilité de contracter avec des acteurs du monde industriel, scientifique, etc. des programmes de recherches. Cette formule peut drainer à la bibliothèque des ressources en contrepartie des services documentaires et informationnels qu’elle met à la disposition de ses partenaires.
  • Les anciennes typologies rigides suivant lesquelles on classait les bibliothèques en fonction de leurs vocations ou de leurs collections ne sont plus compatibles avec leur évolution dans la réalité.
    D’une part, les frontières qui séparent les différentes catégories de bibliothèques (bibliothèques universitaires, bibliothèques de recherches, bibliothèques publiques, bibliothèques nationales, etc.) s’estompent de plus en plus. En France, certaines BU, animées par une logique d’ouverture sur l’environnement, se délocalisent pour s’implanter dans les enceintes des bibliothèques municipales (BM) ou des médiathèques publiques. De son côté, la Bibliothèque Nationale de France (BnF), première Bibliothèque Nationale au monde ouverte à tous sans discrimination d’âge ou de niveau d’études, est un autre exemple de l’effacement de ces frontières.
    D’autre part, le dépassement d’une conception puriste de la bibliothèque qui la réduisait à un centre de ressources documentaires sur papier est désormais une réalité incontestable. Ce modèle de la bibliothèque est supplanté par l’idée de médiathèque qui permet d’englober dans un même centre de ressources informationnelles des supports aussi variés que le papier, la cassette, la bande magnétique, le vidéodisque, le Cédérom, la disquette électronique, etc.
  • Le réseau Internet avec les immenses possibilités de connexion et d’accès aux informations qu’il offre est un atout majeur au service des bibliothèques. Internet ne prendra jamais la place de la bibliothèque mais il la renforcera et l’enrichira. La justification même de la bibliothèque étant qu’elle représente un centre de ressources informationnelles bien organisées et facilement accessibles, Internet ne peut que conforter la bibliothèque dans cette fonction et la réhabiliter au point d’être à l’origine de ce que l’on peut considérer comme des “ bibliothèques privées à but lucratif ”. Jusque là, les cybercafés se contentaient d’offrir à leurs clients l’accès au réseau Internet à partir d’ordinateurs connectés à un serveur d’accès. Mais certains cybercafés proposent désormais une offre variée qui englobe une gamme de services à valeur ajouté (assistance à la recherche d’information, présélection de sites et d’informations selon les mêmes principes de la diffusion sélective de l’information (D.S.I.) très répandue chez les professionnels de la documentation “ classique ”, des services périphériques de télédéchargement, d’impression, etc. Or, en procédant de la sorte, que font ces cybercafés d’autre que de se convertir en bibliothèques privées ou centres privés de ressources documentaires ?

Ces mutations replacent la bibliothèque dans une nouvelle orbite avec des défis inédits qui touchent à l’identité même de la bibliothèque ; autrement dit à son statut de bien tutélaire qui est en passe de glisser vers le bien semi-collectif. 46 Ces mutations se traduisent par de nouvelles contraintes et opportunités politiques, structurelles et budgétaires qui peuvent avoir un intérêt aux yeux des acteurs privés.

Notes
33.

- SALAÜN, Jean-Michel, 1996, Op. Cit.

34.

- CHEVALLIER, Jacques. - Le service public, Paris, PUF, 1987, Que sais-je ?, 127 p.

35.

- Idem

36.

- Idem

37.

- MATHEU, Michel. - “ Service public, services publics : de quoi s’agit-il ? ”, in : Communications & stratégies, n° 20, 1995, pp. 123-139

38.

- MUSSO, Pierre. - “ L’économie politique des réseaux de communication ”,in : Information, culture et société : la montée des réseaux, Actes du colloque international, Grenoble 9-12 mai 1989, pp. 398-412

39.

- KPMG. - Contracting-out in public libraries : DNH study, 12 September 1995, 86 p. & appendices

40.

- Cf. KANE, Bart & WALLACE, Patricia. – “ L’ outsourcing en débat : le dilemme de la sous-traitance des acquisitions ”, in : BBF, n°2, T. 44, 1999, pp 83-87

41.

- Cf. JACQUESSON, Alain. L’informatisation des bibliothèques, Paris, Editions du cercle de la librairie, 1995, 149-167

42.

- ZILLHARDT, Sonia. - " CoBRA : une action concertée entre bibliothèques nationales ", in : BBF, t. 41, n° 1, 1996, pp. 66-69

43.

- SALAÜN, Jean-Michel, 1996, Op. Cit.

44.

- BARDEN, Phil. - “ La fourniture de documents en l’an 2000 : naissance d’une nouvelle industrie ”, in : BBF, t. 41, n° 1, 1996, pp. 42-46

45.

- Cf. LINE, Maurice B. - “ Accéder ou acquérir : une véritable alternative pour les bibliothèques ? ”, in : BBF, n° 1, t. 41, 1996, pp. 32-41

46.

- Cf. BENHAMOU, Françoise. – “ Questions posées par l'économie publique aux bibliothèques ”, in : Economie et bibliothèques, Editions du cercle de la librairie, Paris, 1997, Collection Bibliothèques, pp. 147-156