1. Une généalogie du réseau en quatre temps : de la notion métaphorique au concept tentaculaire

Pierre Musso (1997, 1989) dresse une généalogie en trois étapes de la notion du réseau. * La première remonte à l’antiquité. Il fut un temps où la notion préexistait au terme même du réseau. C’était une époque marquée par un usage mythologique de la métaphore du tissage pour représenter les liens que tissent les Dieux lieurs entre le Cosmos invisible et le monde visible. Le réseau était donc “ le lien invisible entre les lieux visibles du corps physique. ” 47

La deuxième étape s’étale du XI°S. jusqu’au début du XIX°S. C’est au début de cette période que revient l’étymologie du terme “ réseau ” qui est le mot latin Rétis synonyme de filet 48 . Le filet de l’antiquité, composé de fils régulièrement entrelacés, est un tissu à mailles larges qui servait à capturer certains animaux. Cela s’est confirmé au XVI°S lorsque la notion évolua pour couvrir le mot Réseuil qui signifie le soutien gorge. Le réseau devenait ainsi visible et observable. Pierre Musso (1997) note “ jusqu’à cette époque, le réseau-réseuil est extérieur au corps, il l’entoure et l’enserre. Le réseau est sur le corps (ou autour du corps), tel un filet posé sur lui. ” 49 Il importe d’insister d’un côté sur les dimensions de tissage et de liaison et de l’autre, sur celles de capture, contrôle et quadrillage, qui fondaient la signification du réseau à cette époque. Entre le XVII° et le début du XIX°S., la notion fut appliquée à l’analyse du corps humain, dont notamment l’appareil circulatoire. Le réseau devenait ainsi “ le lieu visible d’une organisation invisible. ” 50 La signification du réseau se trouvait alors enrichie par les nouvelles dimensions de circulation et de fluidité. Au terme de cette deuxième étape, on peut dire que la notion a atteint sa maturité conceptuelle.

‘“Le double principe de la multiplicité des relations et de la circulation génère les idées et les projets les plus grandioses. A priori, tout peut être mis en relation avec tout et engendrer un mouvement de circulation des personnes, des biens, des capitaux, des idées, du savoir. ” 51

Une nouvelle et troisième étape s’amorçait : celle du passage du réseau donné au réseau artificiel. Au début du XIX°S., ingénieurs hydrologues, de télécommunications, de transport, ainsi que géographes, administrateurs, planificateurs, hommes politiques et sociologues se sont tous attelés à tirer profit des énormes perspectives qu’ouvrait l’application de la notion de réseau dans leurs domaines respectifs.

Pour les hydrologues, le réseau a permis d’acheminer l’eau potable aux ménages en subdivisant le débit de la source suivant le principe d’arborescence. Du côté des réseaux d’égouts, on applique le même principe en adoptant le cheminement inverse, c’est-à-dire qu’on part d’une multitude de points pour les assembler dans un canal fédérateur. Dans le premier cas, on divise, on partage, on multiplie. Dans le deuxième cas, on associe, on assemble, on fédère.

Toute construction de réseau s’inscrit dans l’un ou l’autre de ces deux cheminements. Chaque scénario a des causes et des effets différents et riches en enseignements et conclusions. Car toute analyse approfondie du réseau doit partir de l’étude attentive de la genèse du réseau. En effet, le réseau issu de l’éclatement d’une grande entité en plusieurs liens signifie que cette unité a une tradition de fonctionnement centralisé, mais qu’elle a acquis la conscience de ne plus pouvoir continuer à fonctionner de la sorte. Le plus souvent, le poids de la tradition centralisatrice reste important et fait que l’on garde une place de faveur au centre. En revanche, lorsque le réseau se constitue à travers le rapprochement entre unités autonomes à l’origine, les rapports tendront à se tisser selon des configurations horizontales et transversales beaucoup plus que verticales. Dans le premier scénario, on part d’une organisation centralisée pour essayer de la décentraliser. Dans le deuxième scénario, l’objectif recherché n’est pas la décentralisation car elle est préexistante au réseau ; c’est plutôt l’association et la fédération des efforts et des énergies dans un cadre de coopération et d’échange. Nous reviendrons plus longuement sur cette question lorsque nous évoquerons les différentes architectures possibles du réseau.

Dans un autre registre, la notion présente un intérêt certain pour les géographes. Gabriel Dupuy (1990) affirme qu’il est devenu aujourd’hui courant de se servir du concept de réseau pour analyser certains rapports de l’homme à l’espace ? Selon les termes de J. Katuszewski (1983), “ le réseau doit mettre en contact ce que le territoire sépare. ” 52

Cette troisième étape a représenté un tournant décisif dans l’histoire de la notion qui fut depuis, mobilisée dans beaucoup de domaines, au point que Pierre Musso (1989) trouve que “le concept de réseau attire les métaphores comme la lumière les papillons. ” 53

La formule de Jean-Louis le Moigne (1989) selon laquelle “ le réseau est d’abord un contenant solide inintelligible sans un contenu fluide ” 54 , résume au mieux cet état d’esprit qui attribuait au réseau deux fonctions principales : la connexion et la circulation. Ce n’est pourtant pas l’avis de tous les auteurs dont certains insistent sur le paradoxe circulation et fluidité Versus contrôle et quadrillage. Pour eux, certains réseaux ne sont mis en place que pour canaliser, cerner, contrôler et serrer. C’est le cas des réseaux fortement centralisés comme on en trouve dans les organisations administratives, politiques et sociales. Pour Albert Bressand et Cathérine Distler (1995), le réseau tantôt fait circuler et libère, tantôt quadrille et contrôle. Dans la philosophie Saint-Simonienne du réseau inspirée de l’analyse du corps humain et par conséquent fondée sur la fonction circulatoire, le réseau se transforme en structure et cesse d’être réseau dès qu’il devient un obstacle à la circulation.

‘“La structure même abstraite, tend à solidifier, le réseau n’est tel que s’il comporte suffisamment de fluidité, de flexibilité.” 55

L’avènement de l’informatique va s’accompagner d’énormes conséquences sur le concept de réseau au point qu’il nous semble fondé de l’ériger en une quatrième étape dans la généalogie globale de la notion de réseau.

En effet, depuis l’avènement de l’informatique, la notion d’information réinvestit la vieille métaphore du réseau. L’avantage de cette entité totalement abstraite qu’est l’information est comme le remarque Gabriel Dupuy (1990) de pouvoir être traitée en grande quantité et très rapidement par les ordinateurs. Gabriel Dupuyparle d’une

‘“ nouvelle géographie du pouvoir qui permet d’interpréter le réseau comme ensemble de projets “ transactionnels ” d’acteurs localisés dans l’espace et tentant par ces “ transactions ” avec d’autres lieux de faire entrer d’autres acteurs dans leur territoire. Se dessine ainsi un réseau virtuel, à tendance connexionniste et maximaliste. ” 56

Les transactions effectuées au moyen de l’EDI (échange des données informatisées) sont une illustration éloquente de ce genre de réseau. Avec les inforoutes, on passe du primat de l’espace à celui du temps. L’espace est désormais unique et virtuel (cyberespace).

‘“ Le temps réel l’emporte désormais sur l’espace réel et sur la géosphère. Le primat du temps réel, de l’immédiateté, sur l’étendue est un fait accompli et inaugural. […] Les termes mêmes de “ globalisation ” ou de “ mondialisation ” sont des leurres. Il n’y a pas de mondialisation, il y a une virtualisation. Car ce qui est effectivement mondialisé par l’instantanéité, c’est le temps. Tout se joue dans cette perspective du temps réel, un temps désormais unique. […] Le temps mondial du multimédia, du cyberespace, domine les temps locaux de l’activité immédiate des villes, des quartiers. Au point que l’on parle de remplacer le terme de “ global ” par “ glocal ”, une contraction de global et de local. ” 57

C’est comme si on revenait à la première étape où le réseau fut “ le lien invisible des lieux visibles. ” à la différence capitale que ce sont les ordinateurs qui ont pris cette fois la place des dieux lieurs.

Notes
*.

- Le découpage en trois étapes est explicite dans l'article de 1989. Le livre publié en 1997 se base sur le même découpage, mais d’une façon implicite. L'analyse y est plus étayée. Il est donc recommandé de se reporter conjointement aux deux documents.

47.

- MUSSO, Pierre, 1989, Op. Cit.

48.

- Voir aussi :

DUPUY, Gabriel. - “ Réseaux, philosophie de l’organisation ”, in : Encyclopædia UNIVERSALIS, t. 19, 1990, pp. 875-882

LE MOIGNE, Jean-Louis. - “ La mémoire du réseau : Tout s’écoule...et pourtant... ”, in : Information, culture et société : la montée des réseaux, Actes du colloque international, Grenoble 9-12 mai 1989, pp. 173-185

49.

- MUSSO, Pierre. - Télécommunications et philosophie des réseaux : la postérité paradoxale de Saint-Simon, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 33

50.

- Idem, p. 33

51.

- DUPUY, Gabriel, Op. Cit

52.

- KATUSZEWSKI, J. - “ A quoi sert la notion de réseau ? ”, in : Réseaux, n° 3, décembre 1983, pp. 27-36

53.

- MUSSO, Pierre, 1989, Op. Cit.

54.

- LE MOIGNE, Jean-Louis, 1989, Op. Cit.

55.

- DUPUY, Gabriel, Op. Cit

56.

- Idem

57.

- VIRILIO, Paul. - “ Alerte dans le cyberespace ”, in : Le Monde Diplomatique, août 1995, p. 28