3. Typologie selon le modèle de service 

La deuxième logique remédie à la linéarité de la vision industrielle de l’activité. Son principal mérite est qu’elle procède d’un raisonnement systémique qui aborde l’activité dans son ensemble. En abordant la bibliothèque comme un ensemble de fonctions complexes et entrelacées, cette vision colle mieux à la réalité, si bien qu’elle met l’usager au centre de gravité de l’analyse du réseau.

Adopter cet angle de vue dans l’analyse des réseaux de bibliothèques implique d’aborder la totalité de l’activité de la bibliothèque comme activité de service (y compris les activités du back office ). Il ne faut pas assimiler cet angle d’attaque à un assemblage des deux logiques (industrielle et de service) dans un moule hétéroclite qui appliquerait la première logique à la coopération au niveau du back office et la seconde logique à la coopération au niveau du front office. On commettrait alors l’erreur de réduire l’activité de service à la servuction.

La différence principale entre vision industrielle et vision de service est que la première considère les tâches selon un enchaînement linéaire de séquences séparées alors que la seconde les aborde plutôt dans un esprit systémique. Même si elle distingue le back office du front office et insiste sur les caractéristiques propres à chacun de ces deux volets de l’activité, la vision de service conçoit l’activité comme un tout dans lequel s’articulent et interagissent back office et front office.

La question principale est, pour reprendre les termes d’Annie Munos (1998), la suivante :

‘“ Peut-on faire aisément la transition de l’industrie aux services et glisser d’une approche industrielle c’est-à-dire séquentielle (fabrication puis distribution et enfin consommation) à une approche service qui, elle, est simultanée (fabrication, distribution et consommation en même temps) ? ” 90

Toute organisation de service voulant adhérer à un réseau est confrontée au paradoxe suivant. C’est que, d’un côté, le réseau tend à homogénéiser l’activité et la nature de l’offre, alors que de l’autre côté, le service est par définition fondé sur la personnalisation de l’offre. Appliqué aux bibliothèques, ce paradoxe se manifeste à travers ce type de questions : une bibliothèque de lecture publique doit-elle cataloguer ses documents de la même façon qu’une bibliothèque de recherche (catalogage abrégé Versus catalogage approfondi) ? Ces deux bibliothèques doivent-elles indexer avec les mêmes outils et de la même manière alors que leurs publics sont très différents ? Doivent-elles adopter les mêmes règlements quant à la tarification, les délais de prêt, etc. ?

La prise en compte des profils des usagers par les fabricants de matériels et les concepteurs de programmes informatiques progresse chaque jour. Les interfaces sont de plus en plus interactives et le matériel de plus en plus ergonomique et convivial. Ainsi, les apôtres du déterminisme technologique sont de plus en plus confortés dans leur idée que même les activités du front office, où le contact entre l’usager et le personnel est déterminant de la qualité du service, peuvent se mettre en réseau puisque le support matériel remplace avec succès le personnel en contact. Quelques exemples sont souvent évoqués pour défendre cette thèse comme les conférences en réseau (les visioconférences) ou l’enseignement via Internet, etc. Mais cette alternative se heurte à l’incapacité de la technologie de se substituer totalement au personnel en contact. D’ailleurs, l’usage de la technologie lui-même requiert parfois la présence d’un personnel en contact comme le signale Annie Munos (1998) à juste titre en citant Chase et Hayes qui font “ une distinction entre un support physique très rationnel et hard, au sein duquel peu de place est donnée au contact client (low contact) et un support physique au sein duquel le personnel en contact a une place centrale et devient pivot dans la prestation de service (high contact). ” 91

Plus radicale est l’objection des sociologues de la lecture qui insistent sur l’idée que la bibliothèque n’est pas que fourniture d’information et que sa justification dans la société d’aujourd’hui se base largement sur sa conversion d’un temple de savoir où règnent silence, érudition et solitude en un lieu vivant de rencontre, d’échanges et d’épanouissement humains. Derrière, c’est la question de l’acceptabilité de la transformation d’un service traditionnel en un service virtuel qui est posée. [MUNOS, 1998]

Imprégnés par la culture et les pratiques marketing qui se sont développées dans leur milieu, les managers des organisations de services se sont mis à gérer leur rapport au réseau à la base de la distinction entre back office et front office. Ainsi, on parle de plus en plus de réseaux de back office d’un côté et de réseaux de front office de l’autre, autrement dit de coopération amont d’une part et de coopération aval de l’autre.

Les réseaux de back office interviennent surtout au niveau d’une seule grosse organisation qui veut organiser en réseau les activités de ses filiales accomplies sans la participation active de l’usager. Ce sont donc le plus souvent des réseaux intra-organisationnels. Lorsqu’ils rassemblent plusieurs organisations autonomes et indépendantes, celles-ci doivent travailler dans le même secteur d’activité. Les réseaux de back office se sont développés surtout dans les secteurs financiers : banques, assurances, bourse, etc. Dans le monde des bibliothèques, nous citerons l’exemple d’une bibliothèque municipale qui a plusieurs antennes de quartiers ; ou encore la coopération entre plusieurs bibliothèques au niveau du catalogage ou de l’indexation.

Les réseaux de front office se définissent comme une coopération entre des organisations indépendantes qui n’exercent pas forcément le même métier pour mettre en place une même offre globale de services. Le meilleur exemple est celui du voyage organisé.

‘“ Les clients achètent un “ package ” constitué d’un voyage en avion, de visites guidées, d’excursions, de nuitées dans des hôtels différents, de spectacles, etc. ” 92

Le tout est de réussir à articuler des offres de services différentes de façon à créer une complémentarité entre elles.

Les services des bibliothèques s’accommodent bien avec des services comme l’enseignement, la formation continue et le recyclage, la culture et les loisirs (parcs naturels, manifestations culturelles, initiatives collectives de passionnés, exemple écologistes, généalogistes, bibliophiles, etc., jardins publics), l’hospitalisation, le long voyage (bateaux, trains transcontinentaux, vols prolongés, etc.) les lieux d’accueil et de passage (salles d’attente des hôpitaux, des aéroports et des gares, etc.) Mais lorsque des bibliothèques existent dans ces lieux, c’est l’établissement d’accueil qui en assume généralement la charge. Il s’agit donc soit de services périphériques destinés à approfondir le service de base primaire de l’établissement d’accueil ou, dans le meilleur des cas, de services de base secondaires destinés à diversifier l’offre de service. En tous cas, l’offre de lecture n’est pas un service de base primaire qui permet de parler d’une activité autonome dans le cadre d’un réseau de front office.

Néanmoins des expériences de réseaux de front office auxquels les bibliothèques prennent part existent ou peuvent exister. Nous pensons par exemple à une offre culturelle variée proposée par un groupement d’établissements culturels variés et indépendants les uns des autres (musées, théâtres, salles de cinéma, bibliothèques, etc.) à l’échelle d’une même ville sous la forme d’une carte d’accès unique par exemple.

Au premier paradoxe fondamental de l’homogénéisation/personnalisation du service dans les réseaux, se superpose un deuxième paradoxe entre le local et le global. Jean-Pierre Helfer (1992) note que :

‘“ Les entreprises de services à réseau doivent arbitrer continûment entre la globalisation et la localisation. ” 93

La proximité (le personnel en contact) est une dimension essentielle du service alors que la transgression des contraintes géographiques est le propre de tout réseau. Pour les réseaux de bibliothèques, ce paradoxe pose la question de que doit-on centraliser et que doit-on décentraliser ? Et au niveau d’une bibliothèque qui s’apprête à rejoindre un réseau, quels sont les volets de son activité les mieux adaptés à ce rapport centralisation/décentralisation ?

Ces questions sont liées à deux aspects du réseau. D’un côté, le domaine de coopération : que couvre-t-il ? Est-il large et diversifié ou plutôt ciblé et limité ? Si le domaine de coopération est diversifié, on pourrait opter pour la centralisation de certaines tâches (ex. la conservation), qui ont tout à gagner d’être globalisées. En revanche, certaines autres tâches, notamment celles qui nécessitent une adaptation aux spécificités locales, ne peuvent réussir sans un minimum de liberté d’action au niveau le plus bas (donc localisées). De l’autre côté, l’architecture choisie pour le réseau dépend des moyens infrastructurels et des enjeux de pouvoir. Ces moyens et ces enjeux peuvent fausser le rapport global/local comme ils peuvent aider à créer un équilibre entre ces deux dimensions. Le type d’architecture adopté peut en effet soit atténuer, soit accentuer ce paradoxe.

Mais la question reste posée de savoir si une bibliothèque peut coopérer pour certaines de ses activités et garder un fonctionnement autonome pour les autres, sans aller à l’encontre de ce qui fait l’essence même de l’activité de service, à savoir l’indissociabilité entre back office et front office ? Autrement dit, dans quelle mesure une bibliothèque peut-elle procéder de la sorte sans trahir son identité en tant qu’organisation de service ? Ou en d’autres termes, quels sont les impacts d’un tel choix sur la qualité du service rendu et du service perçu par l’usager ?

Ces problématiques interpellent le point de vue de l’offre et non pas l’usager final. Car, face à un réseau de services, l’usager insatisfait d’un service n’ira pas chercher les raisons dans un décalage entre les back office ou une incompatibilité entre les front office.

‘“ Il a en face de lui un personnel censé lui rendre un bon service et connaître à la fois l’outil et l’offre. ” 94
Notes
90.

- MUNOS, Annie. - " Servuction et coopération : Une approche marketing de la coopération dans les services ", in : Revue française du marketing, n° 167, 1998, p. 53

91.

- Idem, p. 60

92.

- Idem, p. 58

93.

- HELFER, Jean-Pierre. – “ Du marketing au networking ”, in : Economie et management des entreprises de réseau : économie des réseaux, réseaux organisateurs, management en réseau, Sous la direction de Nicolas Curien, Paris, Economica, 1992, pp. 167-179

94.

- MUNOS, Annie. – Op. cit., p. 56