4. La théorie des coûts de transaction : une avancée décisive pour la prise en compte des effets qualitatifs

Certains auteurs soutiennent que la coopération (le réseau) peut être analysée sous l’éclairage de la théorie des coûts de transactions [HIRTZLIN, 1999]

Ronald H. Coase a fondé cette théorie depuis 1937 sur la problématique de l’intégration/externalisation (Hiérarchie Versus Marché). Selon Coase, s’il est vrai que, théoriquement, tout peut être externalisé jusqu’à la disparition totale de l’entreprise, il n’en demeure pas moins que chaque acte d’externalisation induit des coûts d’information afin de faire le bon choix pour la contractualisation, etc., qui augmentent le coût de l’externalisation pour l’entreprise ; d’où, le maintien d’une activité en interne. Une hiérarchie à grande échelle devient, elle-aussi, ingérable et coûteuse (bureaucratie, coûts d’organisation importants, coûts du temps, etc.). C’est ainsi que la réflexion sur le nécessaire arbitrage entre l’entreprise (l’organisation hiérarchisée intégrée : la firme) et le marché (la sous-traitance/l’externalisation, etc.) s’est imposée.

Oliver Williamson fut le premier à défendre la thèse qu’une forme intermédiaire est possible entre le marché et la firme. Il a élaboré “ un nouveau concept en traitant des formes " hybrides " de coordination industrielle, c’est-à-dire les formes de coopération inter-entreprises et de quasi-intégration se situant entre le marché et la hiérarchie et dont la particularité est de permettre un transfert partiel des modalités d’allocation des ressources d’un acteur à un autre, sans transfert simultané des droits de propriété. ” 144

Considérant que la transaction est au centre de l’activité économique, il en a fait l’unité de base de son analyse en intégrant les notions de contrat, de rationalité limitée et d’opportunisme qui caractérise le comportement des agents économiques. Une transaction se produit lorsque deux agents spécifient au moyen d’un contrat, l’échange d’un bien ou d’un service particulier. 145

D’après Michel Moullet (1982), la question principale sur laquelle Williamson fonde sa réflexion est la suivante :

‘“ compte tenu de la complexité des transactions, dans quelles conditions une firme a-t-elle intérêt à acheter l’input dont elle a besoin, et dans quelles conditions a-t-elle intérêt à le produire elle-même ? ” 146

Autrement dit, le critère déterminant dans la réponse à la question de “ faire ou faire faire ?” est le coût. Or, le coût de la transaction est, selon Williamson, fonction de deux paramètres : la rationalité limitée et l’opportunisme des agents économiques.

La rationalité limitée désigne la limite cognitive des agents économiques à comprendre et résoudre un problème. Cette limite cognitive s’explique par les capacités personnelles de l’individu (ses dons, ses motivations, ses connaissances) et par les contraintes imposées à l’individu par l’organisation (sa fonction, son pouvoir, ses ressources). Devant l’impossibilité de prévoir toutes les situations, les agents choisissent une solution satisfaisante qui n’est pas forcément la meilleure.

L’opportunisme peut se définir comme étant le comportement qui privilégie l’intérêt personnel même au prix de sacrifier certaines obligations collectives au moyen de “ la tromperie, la ruse, la divulgation d’informations incomplètes ou dénaturées. ” 147 Les agents économiques ne sont pas identiquement opportunistes ; c’est pourquoi Williamson distingue “ l’opportunisme ex ante, c’est-à-dire la volonté délibérée de tromper son partenaire, de l’opportunisme ex post, qui correspond à l’adaptation à une situation non prévisible. ”  148 Le contrat vise à limiter au maximum les comportements opportunistes. Or, encore une fois, la rationalité limitée condamne les contrats, de plus en plus complexes, à être incomplets.

Les deux paramètres de rationalité limitée et d’opportunisme sont à l’origine de l’augmentation des coûts de transaction. D’après Bertrand Venard (1992), Williamson émet l’hypothèse que l’intégration peut limiter l’impact de la rationalité limitée et de l’opportunisme. L’intégration devant être comprise comme étant la situation d’agents économiques appartenant à la même organisation de façon à pouvoir échanger des informations et bénéficier des mêmes privilèges. Selon Williamson, “ la principale conclusion de l’économie des coûts de transaction est qu’il y a une place pour chaque forme d’organisation, mais que chaque forme d’organisation doit rester à sa place. ” 149 Ainsi, cette théorie cherche à analyser et comparer les trois formes alternatives de coordination économique : le marché (absence totale d’organisations), la hiérarchie (organisation totalement intégrée) et le contrat en tant qu’organisation hybride intermédiaire entre les deux. Le travail en réseau, en ce qu’il est coopération et partage des tâches, est l’exemple type de cette configuration intermédiaire entre la firme et le marché.

C’est ainsi que nombre d’auteurs sont partis de cette approche de Williamson pour proposer une analyse de la coopération au sein même des organisations publiques et non marchandes, à l’instar d’Isabelle Hirtzlin qui a étudié la coopération entre les établissements hospitaliers à la base de la définition suivante de la coopération : “ il y a coopération, et non relation de marché ou intégration, quand il y a préservation de l’identité juridique des partenaires, participation à un projet commun dans le cadre d’un engagement ayant une certaine durabilité, énonciation des conditions de partage des risques et des responsabilités. ” 150

Cependant, le modèle d’Oliver Williamson n’est pas exempt de toute critique. Paul Laurent y voit des limites quant à son application à l’analyse économique des réseaux. Il trouve ce modèle très syncrétique car il puise, entre autres, dans :

  • le courant de l’économie institutionnelle,
  • le courant de la théorie de la firme néoclassique,
  • la théorie de l’information,
  • et enfin, dans la théorie de l’organisation.

Pour Paul Laurent, “ Williamson explique la logique et non l’évolution des organisations. ”  151 Il considère que la théorie de Williamson relative aux coûts de transaction fournit un cadre conceptuel nécessaire à la compréhension des réseaux, mais qu’elle n’est pas suffisante, car, “ au-delà de l’intérêt évident de la démarche dans la compréhension du choix des modes de relations entre firmes, cette théorie nous semble réductrice ”  152

‘“ Williamson tend à minimiser le rôle de certaines variables en tant qu’explications possibles de la transaction. C’est le cas de l’analyse du pouvoir, pourtant largement évoqué par des auteurs comme M. WEBER, T. VEBLEN, J. COMMONS, C. AYRES, F. PERROUX, etc. Comme si les relations de pouvoir étaient absentes des transactions. Il en est de même pour le rôle accordé à la technologie : “ ce sont les transactions plus que la technologie qui déterminent l’efficacité de l’échange d’un mode d’organisation par rapport à un autre. ” (Williamson) Cette hypothèse suppose que la technologie est un facteur neutre, ce qui est largement contestable. ”  153
Notes
144.

- HIRTZLIN, Isabelle. - “ La coopération entre organisations comme indicateur de la performance publique : exemple du secteur de la santé ”, in : Politique et management public, Vol. 17, n° 3, septembre 1999, p. 108

145.

- Cf. VENARD, Bertrand. - “ L’application de la théorie des coûts de transaction à la gestion d’un réseau de distribution ”, in : Revue Française de Marketing, n° 140, 1992/5, pp. 5-13

146.

- MOULLET, Michel. - “ Modes d’échanges et coûts de transaction : une approche comparative du marché et de la firme ”, in : Sociologie du travail, n° 4, 1982, pp. 484-490

147.

- Interview accordée à Sciences humaines, n° 79, janvier 1998, p. 36

148.

- Idem

149.

- Idem

150.

- HIRTZLIN, Isabelle, Op. Cit, p. 109

151.

- LAURENT, Paul. - Les réseaux stratégiques : un essai de conceptualisation, thèse de doctorat es sciences gestion, Université Jean-Moulin Lyon III, 1993, p. 104

152.

- LAURENT, Paul, Op. Cit., p. 105

153.

- Idem, p. 104