1.3. Le pouvoir, point nodal des effets qualitatifs sur les relations avec l’environnement externe

Le caractère coopératif d’un réseau n’exclut pas l’existence de relations de pouvoir. La question du pouvoir occupe une place centrale dans les rapports à la tutelle d’un côté et aux partenaires, concurrents et fournisseurs de l’autre.

‘Le pouvoir désigne “ une relation dissymétrique entre A et B, dans un domaine déterminé d’activités, irréversible pendant une période donnée. A agit sur B, B n’oppose pas de contre-action neutralisante à A ; soit parce qu’il ne le désire pas, soit parce qu’il n’en a pas les moyens efficaces. ” 171

F. Perroux en déduit trois formes d’action : l’influence (A modifie le comportement de B sans l’obliger), l’imposition “ A contraint B à agir ou à s’abstenir par l’usage de la force ou de la violence, ou par la menace de l’une ou l’autre. ” 172 et la subordination (rapports riches/pauvres, forts/impuissants).

Les sources du pouvoir dans un réseau tiennent à cinq facteurs : l’économie, la légitimité de l’acteur (la position dans la structure du réseau), la technologie, l’expertise et la confiance. [P. Laurent, 1993]

Les déterminants du pouvoir exercé par la tutelle sur une bibliothèque sont de natures économique et structurelle. La tutelle exerce en effet une influence directe sur la bibliothèque au moyen des allocations budgétaires, des orientations de la politique générale de l’établissement et des procédures de contrôle. La nature des tutelles fait que les bibliothécaires se retrouvent dans beaucoup de cas loin des centres de décision et de responsabilité.

‘“ Les bibliothèques sont des organisations très hiérarchisées dépendant elles mêmes d’une tutelle qui peut être elle aussi structurée (un ministère, une collectivité locale, une université et ses différents conseils). ” 173

Certes, la politique de décentralisation a allégé les procédures et assoupli les rapports entre les bibliothèques et leurs tutelles centrales (ministères et directions centrales), mais elle a aussi ses limites et parfois même ses effets pervers. Car, s’il est vrai que le rattachement des bibliothèques publiques aux mairies les a replacées dans leur orbite naturelle de façon à coller plus concrètement à leur environnement immédiat (public, fournisseurs, etc.) et à permettre aux professionnels une meilleure marge de manœuvre, il n’empêche que dans certains cas, les professionnels se sont affranchis d’une bureaucratie administrative pour se découvrir subordonnés à un pouvoir politique abusif. L’interventionnisme des élus locaux dans la politique d’acquisition de certaines bibliothèques municipales de villes gouvernées par le Front national au début des années 90 est un exemple des dérives de la décentralisation. Dans les BU aussi, la décentralisation n’a pas empêché le ministère d’exercer des pressions sur les bibliothèques réticentes à l’adhésion au SU pour les faire changer d’avis.

L’implication des bibliothécaires dans la prise de décisions en matière de réseau est indispensable pour une participation active et positive aux actions de coopération qui en découlent. La mise à l’écart des professionnels fait apparaître inévitablement des forces d’inertie et de blocage qui feront du réseau un mort-né et l’empêcheront de se traduire en dynamiques d’échange et de coopération.

‘“ Dans la lecture publique le terme de “ coopération ” est employé parfois dans un sens très extensif. Les réseaux d’établissements mis en place par les différentes collectivités locales relèvent souvent plus d’une planification au sens strict (aménagement du territoire), avec des aspects fortement hiérarchisés. ” 174 .’

En revanche, un réseau où les tutelles se contentent d’un rôle de facilitation, en laissant l’initiative aux professionnels et en leur apportant son soutien administratif et financier, aura plus de chances à réussir.

Par rapport à l’ensemble des partenaires dans un réseau, Paul Laurent considère que la nature du pouvoir exercé influence la position de l’acteur dans le réseau et détermine :

  1. La stratégie de sortie ou de non-entrée,
  2. la stratégie du cavalier libre,
  3. la stratégie de convergence sur une dimension et pas sur les autres (coopération ciblée),
  4. la stratégie de rapprochement (coopération sur plusieurs dimensions).- Cf. LAURENT, Paul, Op. Cit.
‘“ Les relations de pouvoir envisagées dans une perspective dynamique peuvent modifier certaines caractéristiques structurelles du réseau (les distances, la densité, la connexité, etc.) ” 176

Emmanuel Lazéga (1994) aborde le rapport dans le sens inverse en estimant que le réseau est un avantage structurel mesurable au moyen des scores individuels de centralité résultant de la position de l’individu dans le système des relations. Autrement dit, c’est la position de l’acteur dans le réseau qui détermine la marge de pouvoir dont il dispose.

D’autres trouvent que le facteur structurel prend trop d’importance dans l’analyse du pouvoir. D’abord, parce qu’un haut score de centralité n’est pas forcément synonyme de pouvoir, car il faut savoir traduire cette position en pouvoir. Ensuite, parce que “ les jeux de pouvoir requièrent une certaine capacité de manipuler des relations ” 177 comme on le constate dans les processus de formation de coalitions et d’alliances. La source du pouvoir serait à leur avis politico-relationnelle. La dynamique de distribution et de redistribution des pouvoirs (restructuration, renforcement des liens, élargissement, restriction, exclusion, manipulation des relations, etc.) peut avoir une influence directe sur la solidité globale du réseau (fragilisation, vulnérabilité, éclatement, rigidification, inertie au changement, etc.)

Quant à la technologie, ceux qui possèdent une technologie puissante ou pionnière seront favorisés dans la canalisation des informations et disposeront par conséquent de plus de pouvoir que ceux qui en seraient mis à l’écart ou en disposeraient moins. 178 Rappelons-nous les phénomènes de verrouillage et des coûts de changement évoqués dans le chapitre consacré à la modélisation du réseau.

Notes
171.

-PERROUX, F. - Cité par : LAURENT, Paul. - Op. Cit., p. 291

172.

- Idem, p. 293

173.

-BESSIÈRE, Jérôme, Op. Cit., p.46

174.

- SALAÜN, Jean-Michel, 1997, Op. Cit., pp. 33-34

176.

- LAURENT, Paul, Op. Cit.

177.

- LAZEGA, Emmanuel, Op. Cit.

178.

- Cf. DUCATEL, Ken, Op. Cit.