3.1.2. Les éléments immatériels

C’est à niveau que les effets du réseau sur l’environnement interne sont plus difficiles à apprivoiser. Les composantes immatérielles de l’environnement interne sont multiples, variées et enchevêtrées. On y trouve :

  • La politique générale et la conception : les objectifs généraux, la planification, etc. ;
  • La culture de l’organisation : les identités professionnelles, les représentations communautaires (c’est-à- dire le niveau de conscience chez les professionnels d’appartenir à une organisation commune) ;
  • L’organisation et la gestion des systèmes de travail : les différentes procédures et méthodes d’exécution ;
  • La gestion des ressources humaines : les postes de travail, l’organigramme, la formation, etc. ;
  • Le relationnel : le climat social (conflits et tensions), la confiance et la méfiance, la discipline et le respect des règles de travail, etc. ; 
  • Le cognitif : compétences, apprentissages collectif et individuel, capitalisation des connaissances, etc. ;
  • Le contrôle de gestion et l’évaluation : tableaux de bord, statistiques, et autres outils d’évaluation.

C’est toute la complexité de l’environnement interne que révèle cette liste de points dont chacun peut faire l’objet d’une ramification, elle-aussi, complexe. Une analyse approfondie de ces différents éléments mobilisera un éventail syncrétique de théories et de méthodes. Pour maîtriser cette complexité, il nous semble nécessaire, dans un premier temps, de structurer ses composantes en des catégories génériques qui, tout en offrant une vue sommaire, n’occultent pas les subtilités et restent ouvertes à des approfondissements. Un exemple nous est fourni par J. C. Sardas (1994) 187 à travers le schéma tridimensionnel de la “ dynamique de l’acteur ”. Cet auteur définit la dynamique de l’acteur comme étant la résultante de trois pôles que sont le savoir, le pouvoir et le plaisir. Chaque pôle offre un angle d’attaque des phénomènes organisationnels et peut être rattaché à un champ disciplinaire. Ainsi, le pôle “ savoir ” renvoie à la dynamique des savoir-faire et des connaissances. Ce sont généralement les approches articulées autour des savoirs technologiques et des savoirs gestionnaires qui privilégient cet angle d’attaque. Le pôle “ pouvoir ”, quant à lui, concerne le statut de l’acteur au sein de l’organisation et ses interactions avec les autres individus. Ce pôle occupe une place centrale dans les approches sociologiques. Enfin, le pôle “ plaisir ”, en s’appuyant sur l’approche psychologique, touche aux aspects psychiques et subjectifs du comportement de l’acteur, à ses motivations et au climat relationnel au sein des équipes.

L’analyse de Sardas peut être appliquée aussi bien à un acteur individuel (une personne) qu’à un acteur collectif. On parlera alors de dynamique de groupe.

Figure 12 : La “ dynamique de l’acteur ” [Selon . J. C. Sardas, 1994]
Figure 12 : La “ dynamique de l’acteur ” [Selon . J. C. Sardas, 1994]

Une analyse de l’environnement interne sous l’angle du pôle “ Technologie/Savoir ” revient principalement à étudier l’emploi des outils informatiques et leurs effets sur le déroulement du travail.

Il est incontestable que l’informatique n’est pas que des machines et des logiciels. Pour optimaliser sa rentabilité, l’informatique et les nouvelles technologies en général doivent être implémentées dans un cadre organisationnel et humain bien adapté. Car dans un environnement informatisé, la machine aide à une prise de décision plus rapide, du fait que l’information circule plus vite sans passer par des circuits hiérarchiques contraignants. La prise de décision et la validation des opérations se basent sur des procédés automatisés qui donnent une plus grande marge de manœuvre aux exécutants. Dans beaucoup de situations, il suffit aux exécutants de saisir les différents paramètres relatifs à la prise d’une décision pour que la machine propose la bonne décision à prendre sans forcément avoir l’aval des supérieurs. Ainsi, on ne peut pas continuer à fonctionner selon des schémas organisationnels fortement hiérarchisés lorsqu’on est dans un réseau complexe qui demande des interactions instantanées a fortiori lorsque le réseau est informatisé. L’informatique décentralise les niveaux de décision et par là même elle démocratise la prise de décision. Toutefois, deux éléments sont à rappeler :

  • d’un côté, l’usage de l’informatique et des nouvelles technologies implique une meilleure qualification professionnelle. Ce qui peut se traduire par des efforts de recyclage et de formation, par un redéploiement des effectifs, ou bien aussi par une politique de recrutement plus exigeante et ciblée.
  • De l’autre côté, la responsabilisation des personnels dans la prise des décisions ne veut pas dire que chacun se mette à travailler tout seul dans son coin sans référer à sa tutelle ou se concerter avec ses collègues. On se mettrait alors en contradiction avec l’idéal fondateur du réseau qui est la coopération, la concertation et l’échange. La mobilisation et la participation de tous les personnels de la bibliothèque est une condition sine qua non à la réussite de toute coopération.

Quant à l’analyse sous l’angle “ Sociologie/Pouvoir ”, elle nous amènera à nous intéresser à la répartition des tâches et leur coordination, à la création des postes de travail et leur articulation. Il est de nos jours admis que répartir les tâches dans une activité de service, a fortiori dans une bibliothèque, ne signifie pas établir des frontières étanches entre elles. La polyvalence des agents est nécessaire à une articulation réussie des postes de travail. Le fait qu’une bibliothèque soit engagée dans une coopération sur un aspect de son activité (les acquisitions, le catalogage, etc.) se répercute forcément sur les autres aspects de l’activité non directement concernés par les accords de coopération. C’est la nature même de l’activité de la bibliothèque qui l’impose. Que l’on se place dans une logique industrielle ou que l’on emprunte une vision de service, l’activité de la bibliothèque ne peut être abordée comme un ensemble de tâches indépendantes les unes des autres. Par conséquent, il est impossible de limiter l’analyse des effets du réseau aux seuls services de la bibliothèque concernés directement par la coopération.

D’autre part, les accords impliquent un système d’obligations qui se traduit par un ensemble de droits et de devoirs. La revendication des droits et l’acquittement des obligations mobilisent parfois un poste de travail à temps complet appelé, selon les cas, coordinateur, correspondant ou administrateur du réseau. Dans d’autres cas, et lorsque le taux d’occupation par le réseau n’est pas trop important, cette tâche est intégrée dans les responsabilités du directeur de la bibliothèque ; ou encore elle est confiée à la personne chargée du (ou des) service(s) concernés directement par la coopération, par exemple le responsable des acquisitions sera en même temps le responsable du réseau lorsqu’il s’agit de coopération en matière d’acquisition. L’essentiel c’est d’avoir toujours quelqu’un en charge des opérations de coordination du réseau, sans monopoliser la coopération elle-même de façon à exclure ses autres collègues de la participation à la vie du réseau. C’est là toute l’alchimie nécessaire entre le formel et l’informel. Cet informel qui renvoie à la connivence, pierre angulaire de l’infoculture. Si la coordination ne doit pas déraper vers la bureaucratie, la connivence ne doit pas non plus s’apparenter à l’anarchie et au laisser-aller. Il va sans dire que l’on ne peut pas avoir une connivence avec ses partenaires du réseau si on n’en a pas au sein même de sa propre équipe.

C’est alors que se révèle l’intérêt d’une analyse sous l’angle du troisième pôle “ Psychologie/Plaisir ”. Mais, il ne suffit pas que les réseaux de bibliothèques soient en règle générale non concurrentiels pour avoir systématiquement une forte connivence et un engagement sans faille de l’ensemble des personnels dans le fonctionnement de ces réseaux. Dans certains cas, on assiste même au phénomène inverse lorsque le caractère non concurrentiel des réseaux de bibliothèques est à l’origine d’une sorte de laxisme par rapport à l’implication dans la coopération. Dans bien des cas, la concurrence, en ce qu’elle est une menace, sert de catalyseur à une participation active et collective dans la vie du réseau, afin de défendre la place de l’établissement et ses intérêts au sein du réseau. C’est le cas notamment des alliances animées par ce que les économistes appellent la coopétition (contraction des deux termes de coopération et compétition)

D’autre part, plus les objectifs de la coopération sont clairs et précis, plus il est facile aux personnels de s’y identifier. Des objectifs formulés dans des termes généraux et vagues s’apparenteraient à un discours beaucoup plus politique que professionnel et ne peuvent pas de ce fait mobiliser l’ensemble des personnels.

Annie Munos (1998) considère qu’il est nécessaire pour certaines organisations coopérant dans des réseaux “ de repenser leur identité propre et accepter de n’avoir une existence réelle qu’au regard d’une offre globale de services multi-prestataires. ” 188

Selon Tarondeau (1998) les organisations flexibles, ouvertes, communicantes, créatives, globalisantes et intégréesont plus de chances d’apprendre et de faire apprendre que celles qui ne possèdent pas ces qualités. Or, quoi de mieux pour les bibliothèques que le réseau pour développer ces qualités ? Mais encore une fois attention aux effets pervers d’une coopération mal préparée ou engagée à la hâte.

La coopération aval peut, en accentuant le phénomène de concomitance de la clientèle [EIGLIER & LANGEARD, 1987], “ mettre en péril rapidement le savoir-faire initial du prestataire du service ” 189  ; comme elle peut aussi “ être l’occasion pour des prestataires de services d’acquérir un savoir-faire ou une expertise qu’ils ne détenaient pas forcément dans le passé. ” 190 Plusieurs auteurs considèrent que le savoir-faire peut fortement évoluer grâce à la coopération aval. [WILLIAMSON (1981), THORELLI (1986), SALAÜN (1997)]

Le réseau comporte une dimension cognitive qui relève d’une logique de l’apprentissage collectif. [P. LAURENT, 1993] Ce point de vue s’appuie sur deux approches de la caractérisation des organisations : une approche sociologique suivant laquelle “ l’organisation est une entité dotée de formes collectives de représentation et d’action ” 191 et une approche cognitive au sens où “ l’organisation est dépositaire d’un savoir collectif (...) distinct de la somme des savoirs individuels des membres de l’organisation. ” 192 Le réseau est alors abordé sous un angle systémique en tant qu’ organisation apprenante transformant la connaissance en valeur. Selon le raisonnement systémique, la valeur créée par le réseau est une propriété du système lui-même.

Notes
187.

- SARDAS, J. C. – “ Comprendre et gérer les mutations organisationnelles : cohérences fonctionnelles et dynamiques d’acteurs ”, in : Changements organisationnels et instrumentation de gestion, Paris, ANACT, 1995, pp. 349-357

188.

- MUNOS, Annie, Op. Cit., p. 5

189.

- MUNOS, Annie, Op. Cit., p. 59

190.

- Idem, p. 60

191.

- LAURENT, Paul, Op. Cit.

192.

- Idem