3.2.3. La collection nationale partagée comme objectif fédérateur ? 

La mise en place d’une collection nationale partagée ne se limite pas à la maîtrise des doublons pour orienter les dépenses d’acquisition de l’ensemble des bibliothèques dans un pays dans le sens d’une couverture documentaire aussi large que possible. Cela veut dire qu’une collection nationale partagée n’est pas une simple question de volumétrie. C’est avant tout une question de cartographie documentaire. La collection nationale partagée trouve sa signification dans cet équilibre à trouver entre les impératifs d’un service de proximité et les objectifs de rationalisation des dépenses et des tâches de gestion sur le plan national. Dominique Arot (1999) précise à ce sujet :

‘“ Il faudra donc bien trouver un moyen terme entre, d’une part, la singularité des choix de chaque bibliothèque liée à la communauté au service de laquelle elle travaille, dans l’exercice nécessairement personnel de la responsabilité de chaque bibliothécaire acquéreur, et la constitution, d’autre part, d’une carte documentaire nationale, voire mondiale, traçant des chemins clairs pour des usagers répartis sur un territoire infiniment plus large. ” 211

La dimension nationale de cette collection pose aussi la question de son exhaustivité. Cette dernière ne peut être garantie en dehors d’un partenariat plus large que le cadre bilatéral. Dans le cas du réseau des pôles associés, on constate, pour la plupart des thématiques de partage, l’absence d’établissements documentaires qui ont des richesses documentaires à faire valoiret que les pôles associés ne possèdent pas. A ce propos, le rapport Nachbar & Richert (2000) précise :

‘“ Une telle politique suppose, au-delà de l’expression de volontés locales et d’un engagement plus net de la BnF, la mise en place d’un véritable schéma national. Son élaboration suppose une réflexion commune au ministère de la culture, à qui appartient la tutelle de la BnF et qui exerce le contrôle scientifique sur les bibliothèques des collectivités locales, et au ministère de l’éducation nationale, qui a en charge le réseau des bibliothèques universitaires. ” 212

D’autre part, certains des pôles associés opèrent dans des thématiques très voisines voire même interférentes. Leurs interférences sont dues à l’hétérogénéité des critères de définition des domaines de compétence des pôles. On trouve des critères géographiques (aire culturelle germanique, monde méditerranéen, Amérique latine, etc.), des critères chronologiques (le Moyen âge), des critères thématiques (sciences, physique, littératures, langues, etc.), ainsi que des critères documentaires (périodiques, livres, cartes, etc.) Ce n’est pas pour autant que ces recoupements représentent des handicaps pour l’efficacité du réseau. Bien au contraire, ce sont des éléments de synergies possibles et de relations transversales appelées, de tous leurs vœux, par les pôles associés dans le but de rompre avec la centralisation et le fonctionnement binaire BnF/Pôle associé. Cette transversalité est, bien entendu, une autre couche qui doit se superposer, sans l’effacer, à celle plus solide des relations entre les partenaires au sein des pôles composites. Ceci n’a pas échappé aux responsables de la BnF comme en témoigne cet extrait de l’intervention de Marcelle Beaudiquez lors de la deuxième journée nationale des pôles associés :

‘“ Les échanges scientifiques se multiplient également. Ils s’organisent autour des domaines couverts par les pôles, qui viennent parfois à se recouper. Je pense, par exemple, à la géologie pour l’I.F.P. (l’Institut français du pétrole) et l’Ecole des Mines, qui amène nécessairement à se rencontrer pour définir les complémentarités ; ou bien une même thématique peut se décliner sous des angles différents : ainsi l’IHEAL (Institut des hautes études de l’Amérique latine), qui traite de sciences sociales et des cartes de l’aire culturelle ibéro-américaine, alors que la B.U. de Bordeaux se charge des langues, littératures et civilisations pour cette même zone. Ces recoupements, ces brassages ne peuvent qu’animer le réseau et contribuer à le rendre plus vivant. ”’

Par ailleurs, une collection nationale partagée c’est aussi un traitement, une conservation et une communication partagés. Or, si la BnF en semble bien consciente en agissant dans plusieurs axes complémentaires (aide à la rétroconversion des catalogues dans le cadre du CCF, réforme du dépôt légal, numérisation, etc.), ses actions se heurtent au manque de moyens mobilisés dans ce même sens par ses partenaires.

‘“ En effet, si la carte des pôles associés coïncide avec celle des CADIST, l’aide aux acquisitions versée par la BnF trouve ses limites dans le fait qu’elle ne s’accompagne pas, de la part du ministère de l’éducation nationale, du soutien en moyens budgétaires et en personnels correspondants. Les pôles se retrouvent donc de ce fait dans la situation paradoxale où ils peuvent acheter des livres mais ne peuvent ni les conserver dans de bonnes conditions ni les cataloguer. ” 213

Pour ce qui est du partage du traitement, beaucoup d’espoirs restent attachés au CCF malgré les nombreux rebondissements qu’il a connu (retards, dysfonctionnements, révision des objectifs et fonctions, etc.)

‘“ La réalisation du CCF doit […] créer les conditions d’une meilleure gestion des collections. Il serait souhaitable que le CCF permette d’indiquer les documents conservés sous une forme numérisée ou sur microformes afin d’éviter la production de doublons et de favoriser une politique concertée en ce domaine avec les établissements en régions, notamment avec le souci de favoriser le prêt de documents à distance. ” 214

Quant à la conservation, certes la réforme du dépôt légal, évoquée plus haut, en représente un axe fort, mais la coopération en matière de conservation offre des possibilités bien plus vastes. Et même à ce niveau, la réforme du dépôt légal telle que conduite entre fin 1996 et 2000 ne semble pas satisfaire les rédacteurs du rapport d’information 451(1999-2000) destinée à la commission des affaires culturelles du sénat qui, tout en cautionnant la concentration des fonds anciens de la BnF, estiment qu’il :

‘“ aurait été toutefois envisageable d’opérer un partage thématique des nouvelles entrées, notamment grâce à une utilisation plus pertinente des ouvrages déposés au titre du dépôt légal afin de faire bénéficier plus systématiquement les bibliothèques de province de cette voie d’enrichissement peu coûteuse. Or, pour l’heure, au-delà des avancées consenties en matière de gestion du dépôt légal imprimeur régional, cette solution n’a pas été véritablement étudiée. ” 215

Toujours dans le cadre du partage de la conservation, certains pôles appellent à la constitution de collections “ d’autorité ” permettant d’avoir des collections de remplacement à base de microcopies ou d’autres substituts. Pour PUDS9, ceci peut être une solution au problème de la surexploitation de certains fonds menacés, de ce fait, de dégradation irréversible. PUDS4 propose de conclure des accords sur la notion d’exemplaire de sauvegarde, car la maîtrise des doublons ne signifie pas, à son avis, leur bannissement total. C’est d’ailleurs pour cette même idée que plaide le rapport Nachbar & Richert (2000).

‘“ Par ailleurs, une fois la question des droits d’auteur résolue, il conviendrait à terme de s’interroger pour les fonds récents sur l’opportunité de constitution parallèle de collections physiques et de collections numérisées, notamment dans le souci d’assurer une meilleure gestion du site Tolbiac en favorisant la consultation de documents de substitution. ” 216

Un autre aspect partageable en matière de conservation est celui de la politique des éliminations et de désherbage. L’aération des fonds et leur actualisation peuvent servir les objectifs d’une conservation partagée en dépassant le simple élagage et pilonnage des documents jugés inutiles au redéploiement de ces documents pour les replacer dans des fonds mieux adaptés. Menée à grande échelle, une telle politique peut être à l’origine d’une dynamique d’échange qui ne peut que conforter l’œuvre de constitution d’une collection nationale partagée.

‘“ Il y a quelques années, nous avons procédé à une large opération de désherbage de ce qui est très peu consulté et nous avons ainsi transféré des fonds importants au Centre Technique du Livre. Or il se trouve que la BNF en avait déjà acheté des stocks entiers auprès des antiquaires. On aurait pu leur donner ces fonds et leur éviter des dépenses de grosses sommes. ” [PUDS3]’

Mais l’enjeu le plus important d’une collection nationale partagée est sans conteste celui de la numérisation. Celle-ci est à la fois un outil de conservation, de mise en valeur et de communication partagées. Des opérations sont déjà engagées (BM de Lyon pour les éditions lyonnaises du XVIe, le serveur Gallica 2000) ; d’autres projets sont sur le point d’être lancés et des idées sont aussi à l’étude (les partitions musicales, les collections spécialisées, le domaine des imprimés ou des périodiques, etc.) L’esprit qui a, jusque-là, guidé le choix des corpus à numériser a été celui de la création d’une "bibliothèque virtuelle encyclopédique de la culture française" [NACHBAR & RICHERT, 2000] qui ne se limite pas à la simple mise en valeur des collections patrimoniales.

‘“ Il s’agissait donc de créer de toutes pièces une nouvelle bibliothèque et non pas de dupliquer sous forme numérisée les fonds de la BnF, tâche titanesque lorsque l’on sait que depuis 1990, seuls 50 000 ouvrages ont été numérisés, ce qui ne représente que 0,3 % des collections conservées sur le site de Tolbiac. ” 217

La numérisation des collections contemporaines pose d’épineux problèmes de droits d’auteurs qui rendent ces documents incommunicables. La solution de ces problèmes nécessite, selon la mission Nachbar & Richert, l’engagement par le ministère de la culture d’une concertation entre les représentants des éditeurs et des bibliothécaires.

Pour conclure sur la question de la collection nationale partagée, force nous est de constater que si cette notion peut être considérée comme le moule capable de fédérer les objectifs des différents acteurs impliqués dans ce réseau (BnF, bibliothèques, tutelles, pouvoir politique, etc.) et de les mobiliser autour d’un objectif commun, il n’empêche qu’en réalité la collection nationale partagée demeure encore une notion abstraite dont les contours et enjeux sont encore assez flous. Sa concrétisation requiert une prise de conscience des ses multiples dimensions et enjeux, la mobilisation de grands moyens et une action concertée, durable et de longue haleine. Sur ce point, Nachbar & Richert (2000) concluent que :

‘“ contrairement à ce qui aurait pu être imaginé, il ne s’agit pas de développer des pôles thématiques d’excellence en régions auxquels la BnF pourrait faire appel mais plus simplement de favoriser l’enrichissement des fonds en régions en complémentarité avec ceux de la BnF. Ainsi, ces institutions ont vocation dans leurs domaines, non pas de se substituer à la BnF, mais à compléter ses collections. En effet, les conventions passées avec les pôles associés ont pour objet de leur permettre d’acquérir des ouvrages à la place de la BnF ” 218
Notes
211.

- AROT, Dominique. - “ Politiques documentaires et politiques de collections : raison et passion ”, in : BBF, t. 44, n° 2, 1999, p. 90

212.

- NACHBAR & RICHERT, Op. Cit.

213.

- Idem

214.

- Idem

215.

- Idem

216.

- Idem

217.

- Idem

218.

- Idem