Introduction

À l’origine de ce travail se trouve une frustration, celle de n’avoir pu travailler sur l’Église catholique en Algérie car, l’histoire du temps présent nous ayant rattrapé, il devenait difficile de nous rendre sur place pour y consulter les archives. Mais la déception devait donner naissance à un autre projet... matérialisé par ce travail dont l’origine est à rechercher dans l’ouvrage d’E. Saïd, L’orientalisme. L’Orient crée par l’Occident 1 .

Son concept, l’Orient comme objet construit par l’Occident, est pertinent, quoique par bien des aspects contestable. Sa démarche, volontairement engagée, ne laisse pas de place à la diversité des approches de l’Orient par l’Occident et se présente comme un réquisitoire. Toutefois le thème de l’altérité, qui constitue le cœur de l’ouvrage, nous a d’emblée convaincue. L’altérité religieuse nous a semblé une des entrées possibles pour aborder les rapports entre Orient et Occident. Étudier la vision que des chrétiens ont eu des musulmans et réciproquement, revient à s’intéresser à l’un des imaginaires collectifs les plus tenaces et les plus puissants. Quand deux religions ont derrière elles une aussi longue histoire faite d’échanges et d’affrontements, l’étude n’en devient que plus stimulante pour l’historien. Mais il nous fallait délimiter une chronologie et un espace.

Dès le départ, le choix des bornes chronologiques s’était avéré problématique. Si nous ne sommes pas une exception en la matière, le problème était, pour notre sujet de thèse, multiple. Comment prétendre établir une chronologie adéquate et significative pour le christianisme et l’islam simultanément ? Cette périodisation idéale existe-t-elle d’ailleurs ?La préparation du dea nous avait incité à travailler sur les années 1880-1940. Les années 1880 correspondent au développement du réveil islamique et à la reprise de l’élan missionnaire, une période pertinente à la fois pour le christianisme et pour l’islam. Or la première année de la thèse nous a fait préférer l’entre-deux-guerres.

À la différence des années 1880-1920, qui se sont révélées moins riches que prévues, elle présente bien des intérêts. Du côté musulman comme du côté chrétien, toutes les problématiques des années 1880-1920 s’y retrouvent. En outre, dans les années 1920-1940 de nouvelles perspectives se font jour. Cette période est celle qui sert de laboratoire à ce qui devient dans les années 1960 le dialogue inter-religieux.

Notre méthode de travail étant fondée sur l’étude critique des textes produits de par et d’autre, nous avons été amené à recentrer notre corpus. Nous avons conscience que la délimitation du corpus est tributaire de la littérature accessible surtout en ce qui concerne les sources islamiques.

Nous avions donc un sujet, une période mais il nous restait encore à définir les acteurs représentatifs.

Pour les catholiques, le point de vue du Vatican avait, au tout début de notre recherche, retenu notre attention. Cependant l’une de nos grandes découvertes, une fois à Rome, a été de constater que la documentation disponible à la Secrétairerie d’État comme aux fonds spécialisés de la Propagande, est peu abondante malgré les progrès de la centralisation romaine et le recours systématique depuis le XIXème siècle à des rapports destinés à informer la Congrégation de la Propagande. La question de l’islam n’a pas entraîné la production de nombreux discours. Pour l’époque que nous étudions il n’existe aucun organisme spécialisé dans les relations entre chrétiens et musulmans puisque la Congrégation pour les Églises Orientales s’intéresse exclusivement aux rapports entre catholiques et chrétiens orientaux avant la fin des années 1930. Ce constat nous a été confirmé par Mgr Croce, historien et archiviste du Vatican et par V. Ianari, historien, qui, lui même, avait, des années auparavant, dû renoncer au même travail, faute de documents. Seules les archives vaticanes antérieures à 1922 peuvent être consultées conformément aux règles en vigueur actuellement. Comment expliquer ce qui apparaît comme un paradoxe : alors qu’à partir des années 1880 le christianisme se trouve dans une situation favorable face à l’islam, grâce à l’expansion européenne, et que l’élan missionnaire est réactivé, il ne se développe aucune réflexion systématique ?

Faute d’une production issue de l’autorité centrale, nous nous sommes orientée vers les congrégations missionnaires catholiques présentes en terre d’islam. Le choix des pères blancs s’est très naturellement imposé, étant donné que leur fondation a été motivée par l’évangélisation des musulmans. Les jésuites sont aussi des familiers de ces zones, alors que, pour les dominicains, l’argument principal est la fondation, à la fin des années 1920, du couvent du Caire comme filiale de l’École biblique de Jérusalem. Certes, d’autres congrégations, comme les franciscains ou encore les comboniens, auraient pu être retenues mais il nous fallait un corpus gérable à l’échelle d’une thèse nouveau régime. Nous avons pleinement conscience que la normativité des textes produits peut poser problème, mais cet obstacle est surmonté par le fait que ces congrégations – nous le montrons – sont depuis Rome considérées comme les « spécialistes » de la question islamique et que leurs discours se diffusent dans des réseaux dont nous avons pu retracer les structures.

Si cette question de la normativité et de la représentativité des discours pose problème pour les écrits chrétiens, elle se pose avec une acuité accrue pour qui veut s’intéresser aux productions musulmanes. Qui peut se prévaloir d’être une autorité habilitée à émettre une opinion pour la communauté ? Le débat est intrinsèquement un faux débat car la notion d’autorité ne se pose pas dans les mêmes termes. Des degrés d’autorité aux contours précis, mais qui semblent flous quand ils sont appréhendés de l’extérieur, jalonnent la cité islamique. Les instances étatiques sont présentes de manière traditionnelle dans la cité musulmane avec les différents pouvoirs politique, judiciaire et religieux dont les rapports sont complexes. Mais, parallèlement, d’autres sources d’autorité, sans rivaliser, coexistent : elles sont polymorphes et entendent pourvoir aux déficiences d’un pouvoir lointain et anonyme. Or, au XIXème siècle, elles commencent à être battues en brêche par les réformes qu’entreprennent les différents pays musulmans. Il reste que, pendant notre période, ce système parallèle d’autorité subsiste et nous sert de référence. Si la notion d’autorité répond à d’autres règles qu’en Occident, que dire de celle d’orthodoxie religieuse ? Là aussi elle répond à des critères endogènes de ces sociétés. Nous le voyons, l’altérité se trouve au cœur de nos préoccupations et nous impose une approche du phénomène religieux qui ne soit pas européocentrée. Cet axiome justifie ainsi de ne pas attendre de notre travail une construction idéale, « équilibrée ». Le fondement de notre méthode d’analyse est d’admettre l’existence d’une pluralité de réalités et d’essayer de les appréhender à partir de leurs propres axiologies.

Nous avons donc décidé de retenir des acteurs musulmans perçus par leur contemporains et au regard d’une histoire interne au monde musulman, comme des sources d’autorité : l’Université al-Azhar, la revue al-Man…r et les Frères Musulmans. Seul l’islam sunnite et arabe est représenté, car l’islam asiatique répond à d’autres mécanismes tout comme les autres confessions musulmanes. Les trois protagonistes retenus sont en Égypte, et ceci n’est pas un hasard quand on connaît l’influence de ce pays sur le reste du monde arabo-musulman depuis le XIXème siècle.

La délimitation de ce corpus a conduit à des sélections dont nous avons conscience. Bien d’autres acteurs auraient pu être retenus. Nous pensons notamment aux muft€-s et autres say¢-s qui, à travers cet outil que sont les fatw…-s, permettent une étude en profondeur de la société. L’Égypte n’est pas le seul pays du monde arabe digne d’intérêt : la Palestine, la Syrie, le Liban, les pays d’Afrique du Nord, mais aussi l’Iraq... restent à bien des égards des parents pauvres de la recherche en histoire religieuse contemporaine. Nous avons cependant opéré un choix qui reste – nous en sommes convaincue – représentatif des grands courants de l’islam contemporain et de la mission catholique dans le monde arabo-musulman.

Malgré un recentrage qui a limité nos ambitions, nous avons rencontré de très nombreuses difficultés dans l’organisation matérielle de la collecte de l’information. Les voyages, indispensables, – Rome, Le Caire, Beyrouth, Damas, Paris – nécessitent des moyens, mais surtout beaucoup de temps afin de produire un travail sérieux. Or, du temps nous en avons manqué pour l’Égypte, car les conditions de la recherche répondent à des normes différentes de celles de l’Europe. À titre d’exemple, la seule évocation des Frères Musulmans est problématique. Ce n’est que tardivement, grâce à un concours de circonstances, que nous avons pu trouver les collections de leurs journaux ; mais nous ne disposions alors que de peu de temps. En outre il nous faut signaler la déconvenue qui a suivi notre mémoire de dea. Nous y annoncions que, suite à la suite de contacts avec le petit fils du fondateur du mouvement, Tariq Ramadan, nous allions disposer, comme ce dernier nous l’avait laissé entendre, d’archives privées de —assan al-Bann… dans lesquelles il s’exprimait sur les chrétiens. Tariq Ramadan se disait prêt à nous les communiquer, mais les mois passant nous en avons conclu que de tels documents n’existaient pas – ce que la publication de la thèse de Ramadan devait confirmer (nous y revenons dans la troisième partie).

La seconde déconvenue allait venir de Beyrouth quand nous nous sommes rendue chez les jésuites de l’Université Saint-Joseph. L’archiviste nous a appris que l’accès aux archives n’était pas possible. Une réponse identique, mais cette fois-ci motivée par une politique de fermeture calquée sur celle du Vatican, nous était faite ensuite pour les archives des jésuites à Rome.

À cette série de fins de non recevoir il faut apporter un correctif puisque nous avons obtenu une dérogation pour consulter les archives de la Congrégation pour les Églises Orientales, et enfin avoir un point de vue depuis l’un des centres de l’institution.

Il nous a aussi fallu investir dans la connaissance de deux traditions religieuses et approfondir des aspects particuliers, notamment en théologie. Nous nous sommes en outre efforcée d’acquérir une maîtrise suffisante de la langue arabe pour accéder directement aux sources et prendre en compte la terminologie religieuse propre à chaque confession dans sa langue d’origine.

Cette accumulation d’obstacles explique sans doute que ce champ de recherche est suscité peu d’études fondées à la fois sur des sources catholiques et musulmanes, alors même que depuis les années 1960 le dialogue inter-religieux est prôné dans le monde chrétien 2 .

Enfin, nous souhaitons expliciter la méthode mise en œuvre, même si elle a été en partie exposée précédemment. Critiques interne et externe des textes constituent la base de notre travail, avec pour souci d’avoir constamment présent à l’esprit que le discours sur l’altérité est avant tout un produit de l’imaginaire où la réalité n’a que peu d’importance, alors qu’a contrario ces imaginaires conditionnent la réalité. Ainsi nous ne sommes pas partie à la quête d’une vérité, mais nous nous sommes contentée d’exposer les vérités proposées, en les confrontant, chaque fois que cela était possible.

Nous n’avons pas effectué de lecture sélective qui omettrait certains documents : il n’y a rien à cacher. Les documents sont traités selon la logique qu’il nous ont inspirée. Les thématiques ont peu à peu émergé avec les discours qui s’y rattachent et dont nous nous sommes efforcée, quand cela a été possible, de mettre en perspective avec le discours « moyen » de la période.

Quant à nos hypothèses de travail et à notre problématique, elles se sont affinées avec l’avancée du travail. La méthode hypothético-déductive qui consiste à partir de prémisses et à les vérifier, a conduit les auteurs dont il est question dans cette étude, à privilégier – en toute bonne foi – les éléments qui renforçaient leurs hypothèses et conforterait leurs théories, leurs modèles. Pris séparément chacun des discours que nous avons étudié revendique une logique qui ne résiste pas toujours à l’analyse quand elle est confrontée à d’autres discours. En d’autres termes, la comparaison des approches permet de mettre en évidence la part de la démonstration au service d’une thèse dans des discours qui se veulent, par ailleurs, dénués de préjugés.

L’idée qui nous a guidé tient en peu de mots : comment des hommes de traditions religieuses différentes, qui se côtoient depuis des siècles avec un héritage sur lequel la colonisation et la modernité agissent, se perçoivent-ils ? Quel discours sur l’autre chrétiens et musulmans ont-ils forgé l’un de l’autre alors qu’ils sont eux même confrontés à la modernité et contraints de changer ?

La mise en forme se présente sous trois parties qui traitent successivement de la présentation du contexte et des acteurs, des discours catholiques sur l’islam et pour finir de l’approche musulmane du christianisme et des chrétiens. Notre dernier chapitre aborde enfin une association qui tente d’expérimenter de nouvelles voies, brouillant ainsi les frontières traditionnelles.

Notes
1.

E. Saïd, L’orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1982.

2.

Depuis quelques années cependant le développement des sciences religieuses encourage des études comparatives à la suite des travaux de J. Waardenburg (voir notamment Islam et occident face à face, Genève, Labor et Fides, 1998) mais la perspective historique y reste subordonnée aux préoccupations actuelles.