b. Des réformateurs à la tête de l’Égypte

L’œuvre de ce conquérant se traduit en politique extérieure par une série de batailles qui conduisent ses troupes en Arabie, au Soudan, en Grèce et en Syrie. Sous la pression des puissances (Royaume-Uni, Russie, Prusse, Autriche), il renonce, en échange de la reconnaissance de l’hérédité de l’Égypte à sa famille et du contrôle sur le Soudan, à l’Arabie et à la Syrie. L’Égypte reconnaît la suzeraineté de la Sublime Porte notamment par le versement d’un tribut annuel, mais elle est dotée d’un statut spécial et de sa propre dynastie.

Parallèlement à son œuvre politique, le conquérant albanais entreprend la modernisation de l’Égypte. Son action s’étend à tous les domaines de la vie intérieure, agriculture, industrie, commerce, tout passe sous le contrôle personnel du vice-roi. Il érige de véritables monopoles dans toutes les branches de l’activité économique 50 , mais il ne se limite pas à ce secteur. Il tire les enseignements de la conquête française en prenant conscience de la supériorité technique de l’Europe et en cherchant à l’exploiter au profit de son pays. C’est pourquoi il n’hésite pas à s’entourer de conseillers européens et à modifier le système de l’enseignement, pour, à terme, donner à l’Égypte des cadres nationaux formés à « l’européenne ». Son œuvre éducatrice se développe selon deux axes principaux. D’une part, il envoie en Europe des missions d’étudiants 51 et d’autre part, il crée de nouvelles institutions pour l’enseignement 52 .

Ses successeurs doivent faire face aux rivalités croissantes entre les puissances dont l’Égypte est l’un des enjeux. Après le court règne d’Ibr…h€m (1847-1848), son neveu ‘Abb…s (1848-1854) lui succède. Il se révèle hostile à l’entreprise de modernisation de ses deux prédécesseurs et marque une pose dans la politique des réformes. En 1854, son oncle Sa‘€d (1854-1863), quatrième fils de MuŸammad ‘Al€ arrive sur le trône et renoue avec l’esprit novateur de son père et de son frère Ibr…h€m. Deux de ses réformes ont des répercussions importantes sur l’évolution du pays. La première ouvre la voie à l’indigénisation des plus hauts grades de l’armée jusque là réservés aux non-autochtones. La seconde concerne le droit de la propriété foncière qui donne naissance au groupe des grands propriétaires terriens. C’est aussi sous son règne que les premiers travaux de percement du canal de Suez ont lieu. Ferdinand de Lesseps a obtenu du vice-roi le droit de constituer une compagnie pour les travaux de creusement ainsi qu’une concession de 99 ans. De Lesseps réussit à rassembler les capitaux nécessaires dont les souscripteurs sont pour moitié des Français. L’Égypte bénéficie de 44% du total des actions. C’est avec cette participation au capital de la Compagnie de Suez que l’Égypte commence à s’endetter. En 1863, Ism…‘€l (1863-1879), deuxième fils d’Ibr…h€m succède à son oncle Sa‘€d. Il obtient de la Porte le titre de khédive et le droit d’hérédité pour ses seuls descendants selon la règle de la primogéniture. Il entreprend aussi des réformes d’ordre interne 53 . Cette politique ambitieuse conduit le khédive à s’endetter auprès des puissances. Pour éviter la faillite, il décide de vendre les parts égyptiennes du Canal. Disraéli réussit à racheter les actions. Ce coup d’éclat marque la fin de l’influence française en Égypte qui se considérait depuis l’expédition de Bonaparte en situation de privilégiée. Après la défaite française de 1870 face à la Prusse, suivie de la politique de recueillement, de difficultés institutionnelles et de l’isolement diplomatique instauré par Bismarck, la France perd son influence en Égypte.

Dès 1876, une caisse de la dette contrôlée par six commissaires européens est instituée. Deux ans plus tard, un gouvernement où les Français et les Britanniques sont présents prend la direction des affaires. Le khédive, soutenu par l’armée, tente de s’opposer à cette mise sous tutelle. La réaction des Européens est immédiate, il est destitué en juin 1879 au profit de son fils Tawf€q (1879-1892). Les tensions nationalistes se font de plus en plus vives et la France envisage une intervention militaire. Le Royaume-Uni manifeste quelques réticences et la Sublime Porte est opposée à toute intervention qu’elle ne dirigerait pas. À cela s’ajoute la pression exercée par Bismarck qui ne veut pas d’une intervention française. La France, qui vient de réintégrer le concert des nations, est fragilisée par sa position en Tunisie. Le parlement français décide, en 1882, de ne pas intervenir. C’est la fin réelle de l’influence politique de la France en Égypte, mais sa prépondérance culturelle sort renforcée car elle apparaît alors comme l’option anti-britannique 54 . La mise sous tutelle du pays a entraîné une prise de conscience nationale. La réaction nationaliste a lieu dès 1876 avec la formation d’une société secrète 55 qui se transforme en 1879, à la chute du khédive, en Parti National al-Ÿizb al-waマan€ 56 . En 1882, ‘Ur…b€ est nommé ministre de la guerre mais le khédive démet le cabinet, puis, sous la pression populaire, doit rappeler son ministre. La réaction populaire à caractère nationaliste évolue en émeute anti-européenne, le mouvement est relayé par l’armée égyptienne 57 . Les Britanniques interviennent militairement, l’armée égyptienne est défaite, le khédive est restauré dans son autorité, ‘Ur…b€ et certaines personnalités, dont MuŸammad ‘Abduh, sont contraintes à l’exil. Après cette intervention le Royaume-Uni apparaît comme le véritable maître du pays 58 . La mise sous tutelle sous forme d’un protectorat tacite s’organise 59 .

Si la résistance militaire a échoué et le mouvement nationaliste a été en partie décapité après la révolte de 1882, les résistances égyptiennes continuent. Nous en retiendrons deux manifestations, l’opposition intellectuelle et l’opposition politique qui s’organisent au début du XXème siècle 60 . Elles sont toutes deux relayées par une presse active. L’opposition intellectuelle est incarnée avant 1882 par un homme dont le rayonnement et l’action transcendent le cadre égyptien, il s’agit de ¯am…l al-d€n al-Afチ…n€ dit al-Afチ…n€ (1837-1897) 61 . Personnalité complexe, ¯am…l al-d€n al-Afチ…n€ demeure un personnage controversé. chantre de l’islam pour les uns, hérétique pour d’autres, sa postérité est multiple. Au delà des péripéties de son existence agitée, deux constantes demeurent et indiquent la voie pour les futures générations de penseurs musulmans. Tout d’abord l’anticolonialisme qui est l’un des thèmes de sa réflexion et de son action. Farouchement opposé à l’impérialisme britannique 62 , il a essayé de trouver dans les monarques musulmans de son époque le bras armé qui s’élèverait contre le Royaume-Uni, sans succès. Le versant idéologique de son anticolonialisme est le panislamisme. Il est en fait le fondateur de ce courant dont le rayonnement se poursuit jusqu’à la chute du ¢al€fa mais s’essouffle quand les tentatives de restauration échouent. La deuxième grande constante de son message est la nécessité de réformer l’islam. Admirateur de la civilisation européenne, il souhaiterait que les musulmans en adoptent les techniques tout en conservant leurs traditions religieuses et morales. ces traditions ont été perverties et il convient de retourner au véritable islam. Il est en ce sens le père du réformisme musulman de la fin du XIXème siècle. Certes, ses choix de vie ne lui ont pas permis d’être un penseur de cabinet et ainsi d’élaborer des traités savants et complets sur les sujets qui le préoccupaient. Sa vie passée au contact des réalités, le fait d’avoir côtoyé les dirigeants de son temps, donnent à ses idées toute leur force. Ainsi, le journal qu’il fonde à Paris avec ‘Abduh, Al-’Urwat al-wuミ…’ (Le lien indissoluble), 63 a une influence considérable dans l’ensemble du monde musulman. On considère généralement que les années passées en Égypte (1871-1879) sont les plus fructueuses quant à sa réflexion intellectuelle. Il est vrai qu’Afチ…n€ assiste dans cette période à la main mise britannique sur l’Égypte et qu’il existe dans ce pays une élite intellectuelle apte à réfléchir aux bouleversements qui se produisent. lors de ce séjour, il exerce une attraction sur deux hommes dont l’œuvre sur l’Égypte du premier XXème siècle est déterminante : Sa‘d ZaチlŽl et MuŸammad ‘Abduh 64 . La répression qui suit la révolte de 1882 marque un ralentissement dans l’opposition intellectuelle et politique. Au début du XXème siècle, le courant nationaliste est relancé par certaines personnalités dont émerge, à la fin de la première guerre mondiale, Sa‘d ZaチlŽl 65 .

À la veille du conflit de 1914, des formes de résistance à l’occupation britannique émergent et connaissent un écho croissant. La résistance armée s’étant soldée par échec, l’opposition politique s’organise même si elle ne peut encore mobiliser les foules. Toutefois son influence est faible car elle ne peut empêcher la déclaration unilatérale de Protectorat de 1914, ni la déposition du khédive ‘Abb…s II —ilm€ (1892-1914) 66 . L’Égypte contribue donc à l’effort de guerre et espère obtenir des compensations après le conflit. Or la conférence de la paix ne prête aucune attention aux aspirations nationales égyptiennes. Une autre période de l’histoire de l’Égypte commence alors.

Notes
50.

M. A—MED ABDEL RA—IM, « The breakdown of the monopoly system in Egypt after 1840 », in P.M. Holt (éd.), Political and social change in modern Egypt, Londres, Oxford University Press, 1968, p. 291-307.

51.

Nous disposons notamment de la relation de voyage de l’im…m de la première mission scolaire égyptienne en France, il s’agit de celle de Rif…‘a aマ-¥ahマ…w€ (1801-1873), voir G. DELANOUE, op. cit., p. 383-487. Cf. notamment Tahtâwî , l’or de Paris, traduit de l’arabe et présenté par A. LOUCA, Paris, Sindbad, 1988. L’auteur, ¥ahマ…w€, est le précurseur de cette génération d’hommes admiratifs de la civilisation matérielle de l’Europe dont ils souhaiteraient voir les techniques adoptées dans les pays musulmans, mais qui n’ont pas encore perçu le danger que constitue l’Europe. Son ouvrage est publié à la demande de MuŸammad ‘Al€. Cf. aussi A. LOUCA, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au XIX ème siècle, Paris, Didier, 1970, la première partie porte sur les missions scolaires, p. 33-117.

La tradition scolaire de ces missions se poursuit au XXème siècle. Des Égyptiens, dont certains deviennent célèbres comme ¥…h… —usayn et Mu™af… ‘Abd al-R…ziq, ont participé à ces missions.

52.

B. DODGE, History of the education in the Arab world, New York, Arab Information, 1963, p. 3 : « Muhammad ‘Ali’s reign not only brought attempts to improve the elementary schools, but also the founding of two modern high schools on the Cairo citadel. [...] Even though the first half of the nineteenth century did not establish education of a modern type, it did form a bridge between the medieval and the modern. »

53.

Il serait trop long de toutes les énumérer, mais nous pouvons mentionner la naissance d’une vie parlementaire avec l’existence d’une assemblée consultative, la création des premières écoles pour filles, la construction d’infrastructures, etc.

54.

Cette domination culturelle se manifeste notamment par l’importance prise par les écoles catholiques, soutenues par Paris.

55.

N. TOMICHE, « Les origines politiques de l’Égypte moderne » in L’Égypte d’aujourd’hui, permanences et changements (1805-1976), Paris, cnrs, 1977, p. 85-105, p. 93. Pour l’auteur de l’article, le colonel ‘Ur…b€ en serait le responsable, avis qui n’est pas partagé par G. DELANOUE (« Le nationalisme égyptien », in L’Égypte d’aujourd’hui, permanences et changements [ 1805-1976 ], Paris, cnrs, 1977, p ; 129-156, p. 138). Pour G. Delanoue, le chef de cette société serait Šar€f paša.

56.

N. TOMICHE, art. cit., p. 94.

57.

J. BERQUE, op. cit., p. 101-123. La révolte nationaliste est soutenue par toutes les franges de la population. Ainsi, la grande mosquée rend à la quasi unanimité le 29 juillet 1882 une fatw… qui frappe de nullité les actes du vice-roi (cf. J. BERQUE, op. cit., p. 105).

58.

Le tribut cesse d’être versé à la Porte.

59.

N. TOMICHE,art. cit., p. 94sq. : « [...] un agent diplomatique anglais dirige souverainement le pays [...] entouré de conseillers britanniques aux Finances, à la Justice et à l’Intérieur. Le nouveau khédive doit docilement présenter, par sa présence, la fiction de la continuité de l’ancien État politique ».

Le condominium sur le Soudan entre en vigueur en 1899.

60.

Les soulèvements populaires ponctuels et circonscrits géographiquement se poursuivent traduisant ainsi pour certains le refus de la présence britannique.

61.

L’unique biographie en français à notre connaissance est celle de H. PAKDAMAN, Djamal-ed-din Assad Abadi dit Afghani,, Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1969. Nous signalons aussi une biographie en anglais qui propose un point de vue différent N. Keddie, Sayyid Jam…l ad-D€n ‘al-Afgh…n€’, a political biography, Berkley – Los Angeles – Londres, University of California Press, 1972. La polémique qui a entouré le personnage s’est poursuivie jusqu’à nos jours.

De très nombreux articles ont été écrits sur lui et il n’est pas un ouvrage sur les penseurs musulmans, sur le réformisme ou de généralité sur cette période où un paragraphe ne lui est pas consacré. Pour une approche synthétique nous renvoyons à l’article de I. Goldziher, J. Jomier, « Djam…l al-d€n al-Afghan€ », EI, t. II, p. 427-430et à A. Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age (1798-1939), p. 101-129.

62.

N.R. KEDDIE, An Islamic response to imperialism: political and religious writings of sayyid Jamâl al-Dîn ‘al-Afghânî’, Los Angeles – Berkeley, University of California Press, 1968 (dans le même ouvrage est publié une traduction du persan de La réfutation des matérialistes, traduction de N.R. Keddie et de H. Algar).

63.

18 numéros sont parus entre mars et octobre 1884.

64.

La vie et l’action de ces deux hommes est envisagée ultérieurement.

65.

G. DELANOUE, art. cit., p. 139-144.

66.

Dernier fils de tawf€q il est remplacé par son oncle, fils d’Ism…‘€l, —usayn (1914-1917) auquel les Britanniques donnent le titre de sultan pour signifier la fin de la suzeraineté ottomane.