b. Une vie politique ternaire (1923-1936)

Le roi Fu’…d Ier (1917-1936) 110 doit son trône aux Britanniques mais rallie le Wafd dans la lutte indépendantiste jusqu’en 1923. Imbu de ses prérogatives, le roi d’Égypte se révèle très tôt l’adversaire de la constitution et du gouvernement représentatif. Il aspire à un régime où les ministres seraient responsables devant lui seul et où le rôle du peuple serait restreint.

Le Wafd, quant à lui, se fait durant cette période le champion de l’indépendance nationale. Il incarne la nation égyptienne qui lui témoigne sa confiance à toutes les élections.

Deux types d’interlocuteurs sont donc disponibles pour les Britanniques. Le Wafd, en raison de ses revendications nationalistes réitérées est en opposition avec la politique de l’occupant. dans le même temps il représente, au moins jusqu’en 1936, l’expression de la légitimité nationale et les Anglais ont besoin de négocier avec le véritable représentant de la nation égyptienne.

Les relations entre ces trois protagonistes commandent les événements de la période 111 . Si le Wafd remporte toutes les élections jusqu’en 1936, il faut constater qu’il n’occupe le pouvoir que pour une durée inférieure à deux ans. toutes les législatures de la période sont interrompues par une crise à l’initiative du palais ou de l’occupant. En janvier 1924, l’élection des députés amène une majorité écrasante pour le Wafd, confirmée en février lors des élections sénatoriales.

Mais l’assassinat au Caire, le 11 novembre 1924, de Sir Lee Stack, gouverneur général du Soudan et sirdar de l’armée égyptienne, entraîne, entre autres conséquences, la dissolution de la Chambre en décembre. De nouvelles élections ont lieu en mars 1925 sous une nouvelle loi électorale. Cette modification n’empêche pas la victoire du Wafd suivie le jour même par la dissolution de la Chambre. Le pays est alors gouverné par décret jusqu’au rétablissement de la loi électorale de 1923 en février 1926 et les élections de mai 1926 qui sont un succès pour le Wafd 112 .

le 18 juillet 1928, le roi dissout à nouveau le parlement pour une période de trois ans renouvelable. Sous la pression britannique des élections se tiennent en décembre 1929 et voient une nouvelle victoire du Wafd. Le roi doit donc gouverner avec les vainqueurs mais les tensions ne tardent pas à réapparaître. Elles aboutissent en juin 1930 à la formation d’un gouvernement favorable au roi et à la suspension du Parlement 113 . Après bien des événements, la constitution de 1923 est rétablie en décembre 1935. Il revient au Wafd de négocier avec le Royaume-Uni le traité d’août 1936 114 . L’Égypte accède alors à un degré supérieur d’autonomie. Sans entrer dans les détails du traité, il faut retenir que le Royaume-Uni s’engage à soutenir l’Égypte face aux puissances pour abolir le régime capitulaire 115 et à soutenir sa candidature à la s.d.n. 116 .

Au sommet de sa gloire, le Wafd n’est en fait qu’à la veille de sa chute. Dès la mort de Sa‘d ZaチlŽl en 1927 les divisions au sein du parti sont apparues, bientôt suivie de défections 117 . La raison d’exister du Wafd est le mandat national qu’il a reçu pour accomplir une mission : celle de mener l’Égypte à l’indépendance. Une fois ce rôle rempli, le Wafd, d’émanation de la nation se transforme en parti politique et ne peut alors répondre aux aspirations du peuple sans être concurrencé par d’autres sur le terrain des réformes économiques et sociales. Dans ces domaines il ne peut bénéficier de son statut historique et il devient alors un parti parmi les autres. Dans les années 1930, il apparaît de moins en moins adapté à faire face aux problèmes qui se posent dans la vie des Égyptiens, d’où sa défaite aux élections de mars 1938. Il perd les faveurs du peuple qui se concentrent sur le nouveau jeune roi très populaire, F…rŽq (1936-1952) 118 , qui renvoie alors une image de grande piété et séduit le peuple égyptien. D’autre part, une fois l’ennemi commun écarté, ou devenu moins gênant, le front uni des Égyptien se fissure. La diminution de l’influence du Wafd se fait en parallèle avec la montée du sentiment communautariste 119 . Un mouvement intellectuel comme le pharaonisme ne peut atteindre les masses 120 alors qu’il se fonde sur l’unité du peuple égyptien. Un phénomène de repli identitaire se met en place dès la fin des années 1920 dont le mouvement des Frères Musulmans est l’une des illustrations les plus emblématiques. La diffusion de l’enseignement a pour conséquence la naissance d’une jeunesse lassée par le discours politique et qui se dirige vers les associations apolitiques à connotations religieuses. Des réseaux confessionnels de socialisation se mettent en place, tant chez les jeunes musulmans que chez les jeunes coptes 121 . La première guerre mondiale a porté atteinte au prestige de l’Europe au point de vue de la civilisation. De nouveaux modèles de société sont apparus avec le socialisme 122 et le fascisme 123 . Beaucoup de partis se dotent d’organisations paramilitaires constituées de jeunes hommes 124 . C’est pourquoi l’ambassade britannique, une fois la guerre commencée, pense avoir des raisons de s’inquiéter quant à la fidélité de l’Égypte.

Si les idées fascistes ont pu séduire une certaine frange d’Égyptiens, c’est surtout l’idée d’une victoire allemande qui libérerait l’Orient qui se répand peu à peu. Les succès de l’Axe, renforcés par la propagande, rendent la position du Royaume-Uni de plus en plus délicate. Certes, en application des accords qui la lie aux Britanniques, l’Égypte met à sa disposition tous les moyens de communication et rompt ses relations diplomatiques avec l’Allemagne. Cependant, certains parlementaires veulent tirer profit de la situation pour amender le traité de 1936 et voudraient réaffirmer la neutralité de l’Égypte 125 . De plus, les événements militaires du Proche-Orient sont en faveur de l’Axe 126 et les conditions de vie en Égypte se détériorent. Or le gouvernement, soutenu par le palais, ne se positionne pas clairement du côté des Alliés alors que le Wafd adopte une attitude moins ambiguë 127 . Il apparaît alors évident aux Britanniques d’imposer le Wafd, seul parti dont ils ne doutent pas et avec une assise suffisante dans le pays pour être soutenu. Le 4 février 1942 un ultimatum est imposé à F…rŽq qui doit appeler au pouvoir le président du Wafd. La situation devient périlleuse pour les Britanniques quand le 1er juillet 1942 les troupes de Rommel sont à moins de 100 km d’Alexandrie et qu’Allemands et Italiens s’engagent à restaurer l’indépendance de l’Égypte. La propagande en faveur de l’Axe est réactivée mais trouve dans le Wafd un adversaire 128 . La victoire d’al-Alamein (octobre 1942) suivie par le débarquement des Alliés en Afrique du Nord conduisent dès 1943 à la fin des hostilités en Afrique. Dès octobre 1944, les Britanniques retirent leur soutien au Wafd. La réaction du roi est immédiate, il révoque le cabinet dans l’indifférence absolue 129 .

Nous ne nous attardons pas sur les années qui séparent la fin de la guerre de la Révolution des Officiers libres. M. Colombe résume bien la situation : « Les cinq années qui ont suivi la fin de la guerre ont été pour l’Égypte des années de crises, de troubles et de désordres intérieurs » 130 . Dans cette période ont lieu l’ assassinat du premier ministre, suivi par celui de —assan al-bann…, fondateur et guide charismatique des Frères Musulmans. Les questions politiques ne semblent pouvoir trouver de solution que par le recours à la violence. La ferveur autour du roi diminue. L’image du jeune prince pieux s’efface devant celle d’un roi qui mène une vie de débauche. Sur le plan social les grèves se multiplient et l’influence du parti communiste 131 commence à être perceptible dans les grandes villes. On assiste alors à la montée en force de l’association des Frères Musulmans entrée dans l’arène politique dès 1936 avec l’envoi de volontaires en Palestine. Ils ont soutenu le palais pendant la guerre alors qu’ils tissent des liens avec les officiers libres dont Sadate.

Toutefois en terme de politique extérieure, la prépondérance de l’Égypte s’exprime par la formation de la Ligue Arabe dont le siège se trouve au Caire 132 . Mais la défaite face à Israël en 1948 aggrave un contexte intérieur fragilisé par les tensions sociales et politiques. Un groupe de jeunes officiers voit alors que l’armée comme ultime remède à la faillite générale du pays.

Notes
110.

« Fouad Ier et les catholiques un patriotisme intelligent », signé par Ayrout que nous a communiqué le père archiviste des jésuites de Beyrouth, texte sans côte, ni pagination, dactylographié, de 4 pages, écrit à la mort du roi. Le texte d’Ayrout insiste sur l’importance aux yeux du roi de l’instruction donnée par les écoles catholiques. Les enfants de l’élite y sont passés notamment la reine, épouse du roi Fu’…d. Le roi apprécie cette formation et a fait nommé deux anciens élèves des écoles catholiques au conseil de régence. Le roi soutien aussi les œuvres catholiques, il est rappelé qu’il a vendu à moitié prix le terrain du couvent des dominicains du Caire. D’autre part, sur le plan de la politique extérieure, le roi entretient de bonnes relations avec le Saint Siège. À l’intérieur de son pays il n’hésite pas à nommer à des postes importants des catholiques comme c’est le cas pour l’ambassadeur à Washington. Sa tolérance s’est manifesté dans la constitution qui accorde l’égalité à tous les citoyens devant la loi sans distinction de race ou de religion.

111.

Nous renvoyons pour une analyse de la période à l’ouvrage de M. Colombe, L’ évolution de l’Égypte 1924-1950, Paris, G.P. Maisonneuve et Cie, 1951, p. 331-332 (liste des gouvernements qui se sont succédés en Égypte de la mise en place du régime parlementaire à 1950).

112.

M. COLOMBE, op. cit., p. 29 : « Après avoir en 1924 fait le jeu du palais contre le Wafd, la Grande-Bretagne, guidée par le seul souci de conclure un traité avec un gouvernement reflétant fidèlement la physionomie du pays, n’a pas hésité cette fois à faire le jeu du Wafd contre le palais ».

113.

M. MANSY, L’Égypte 1919-1930. Héritages et mouvements, Paris IV, 1991, n.p., p. 326.

114.

M. COLOMBE, op. cit., p. 64sq : « Il [le Wafd] finit par comprendre que le nationalisme égyptien quelles que soit son ardeur ou même sa violence ne pouvait seul venir à bout de l’implacable volonté des gouvernements conservateurs ou travaillistes de Londres [...] ». « Le Wafd fini par se rallier à la thèse d’une indépendance “par étapes” » (p. 66).

115.

Lors de la Conférence de Montreux d’avril 1937, les capitulations sont abolies avec une période de transition prévue de 12 ans de tribunaux mixtes.

116.

C’est le 26 mai 1937 que l’Égypte fait son entrée à la s.d.n..

117.

Défections en 1937 et en 1942, M. Colombe, op. cit., p. 109-112, 116.

118.

Vis-à-vis des chrétiens, la politique de la monarchie semble toujours tolérante si on en croit un article publié dans eti au 3ème trimestre de 1947, p. 208-210 « Tolérance royale » par J. T.. Ce texte rappelle la piété du roi F…rŽq et indirectement ses aspirations au ¢al€fa. Puis, l’auteur rend compte de l’attitude ouverte du roi vis-à-vis des minorités en relatant une série de faits anecdotiques et renvoyant l’image d’un monarque musulman des temps modernes sachant concilier respect de l’islam et tolérance. Nous avons une description classique des rapports cordiaux entre le prince et les éléments de son peuple non musulman : visites de courtoisie et soutien des minorités dans les situations de troubles inter-confessionnels.

Le roi F…rŽq a inscrit son activité diplomatique vers le Vatican dans la continuité de son père puisque des relations diplomatiques sont établies entre l’Égypte et le Saint Siège en 1947 (cf. eti 4ème trimestre 1947, p. 305sq.).

119.

D. EL Kh AWAGA, op. cit., p. 105 : « Les partis minoritaires, le palais et le cheikh d’al-Azhar, accusent le Wafd d’être dominé par les Coptes et donc d’orienter sa politique en faveur de ces derniers ». Al-Mar…チ€ (précepteur du roi et šay¢ d’al-Azhar) organise dans les années 1930 une campagne anti-wafdiste et anti-copte (ibid.).

120.

G. DELANOUE, art. cit., p. 146sq.

121.

D. EL Kh AWAGA, op. cit., p. 107.

122.

Il ne séduit en Égypte que des éléments de la communauté juive.

123.

H. LAURENS, L’Orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, A. Colin, p. 214.

124.

Ibid., p. 214.

125.

M. COLOMBE, op. cit., p. 83.

126.

Au printemps 1941, l’Afrika Korps domine la Cyrénaïque tandis que la révolte gagne la Syrie et l’Iraq.

127.

M. COLOMBE, op. cit., p. 101 : « Le Wafd dès cette époque [l’entrée en guerre de l’Italie], laissa dans l’ombre son programme de revendication mais continua à se déclarer ouvertement partisan d’une aide loyale à la Grande-Bretagne dans le cadre du traité tout en repoussant l’idée de jeter l’Égypte dans la guerre ».

128.

Ibid., p. 104sq.

129.

Ibid., p. 106-115.

130.

Ibid., p. 225.

131.

La figure d’Henri Curiel est une des rares à avoir dépassé le cadre national du communisme égyptien, en devenant l’un des leaders de l’internationalisme tiers-mondiste.

132.

Le 7 octobre 1944 est signé à Alexandrie le protocole de la Ligue Arabe.