Chapitre II : Les acteurs musulmans

1. Al-Azhar, gardienne de l’orthodoxie

A. La doyenne des universités du monde arabe

Avant d’être le symbole de l’orthodoxie musulmane, al-Azhar fut l’un des fleurons du š€‘isme. Elle doit sa fondation aux F…マimides entre 970 et 972. À l’instar de toutes les mosquées, elle est aussi un centre d’enseignement et participe par ce biais à la politique de propagande des dirigeants 133 , ce qui lui vaut sous les AyyŽbides quelques désagréments.

sous les Ottomans elle acquiert le prestige qui depuis est le sien 134 . Süleym…n le Magnifique lui attribue un šay¢qui doit se consacrer aux affaires religieuses et administratives. Cet homme doit être un trait d’union entre le pouvoir et les professeurs 135 . La période ottomane se caractérise comme une période de décadence pour les études 136 . Les causes, nombreuses, ont des origines extrinsèques, mais aussi intrinsèques à l’Égypte. pour B. Dodge 137 , le déclin des grands centres intellectuels du monde musulman est lié aux invasions des peuples asiatiques 138 . l’auteur considère que le pouvoir, dans le but de décourager les rébellions, a freiné les initiatives intellectuelles au profit du développement du ™Žfisme mieux à même d’inculquer un esprit de soumission 139 . Dans ce contexte général, peu favorable aux études, l’Égypte a eu à pâtir de perturbations économiques et de la diminution des rentrées financières liées aux waqf-s 140 . l’enseignement non mystique trouve alors refuge à al-Azhar 141 .

L’État ottoman a respecté l’autonomie de l’université en s’abstenant de nommer un Ottoman à la fonction de šay¢ d’al-Azhar ou d’influencer la nomination 142 . Al-Azhar est à cette période ouverte aux chrétiens et tous les frais de scolarité sont pris en charge sans aucune distinction confessionnelle 143 . C’est le début la période de gloire et de renommée de l’université qui concentre alors à elle seule tout l’enseignement non-mystique du Caire 144 .

Dès l’époque mamelouke le rôle des professeurs ne cesse de grandir. « Cela leur permit en outre de remplir un certain nombre de rôles que leur fonction de professeur leur impose d’ordinaire en contexte islamique : désigner le détenteur du pouvoir et lui garantir les conseils requis aussi longtemps qu’il exerce ce pouvoir, le contrôler également, le réprimander et parfois même le destituer lorsqu’il ne remplit plus les conditions de sa fonction ; enseigner la religion, défendre le peuple face au pouvoir qui pratique l’injustice ou être un trait d’union entre ce peuple et le pouvoir qui agit, selon la justice, en vue de mobiliser le peuple pour le soutenir d’autant mieux quand les circonstances l’exigent » 145 . Cette citation met en relief l’étendue de la fonction de professeur d’al-Azhar. enseignant des sciences religieuses, légitimateur du pouvoir mais aussi censeur, intermédiaire entre le peuple et les gouvernants, leur place centrale dans la vie du pays conduit tout détenteur du pouvoir à se les concilier. quand l’armée française débarque en Égypte, l’ultime résistance est celle d’al-Azhar et Bonaparte opte pour une collaboration avec les šay¢-s. De même que MuŸammad ‘Al€ instrumentalise les ‘…lim-spour assurer son pouvoir, puis les marginalise pour neutraliser leur action 146 . l’enseignement dispensé par l’université contrevient aux modernisations entreprises par le vice-roi car le contenu des enseignements comme les techniques pédagogiques appartiennent à une autre époque.

sous les Mamelouks le mode d’enseignement d’al-Azhar s’élabore et se maintient jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour faire partie du corps professoral seules la science et la piété sont requises. Certes, des dynasties de professeurs se sont constituées, mais l’université demeure un lieu où la mobilité sociale peut encore s’exprimer. La classe des docteurs, des‘…lim-s, est en fait plus idéologique que sociologique 147 , dans la mesure où de très riches enseignants peuvent côtoyer des collègues proches de l’indigence 148 . La réputation d’un enseignant se fait par le prestige dont il arrive à entourer sa personne car nulle règle n’astreint l’acte d’enseigner : « il ne répond que de sa propre science, laquelle traditionnellement n’est validée que par l’initiation (plus que formation) qui le lie à ses maîtres et par l’affluence des auditeurs » 149 . Le professeur s’installe donc sous un pilier et dispense son enseignement à l’assistance. Une hiérarchie, aux codes inaccessibles aux néophytes, s’inscrit dans l’espace de la mosquée 150 .

L’organisation du temps est aussi codifiée. Les matières les plus importantes sont enseignées le matin. Il s’agit des sciences religieuses : tafs€r, —ad€ミ et fiqh 151 . Le milieu du jour est réservé aux sciences grammaticales (rhétorique, stylistique) et le reste de la journée aux autres disciplines, qui sont souvent à caractère facultatif (tous les cours sont bien-sûr dispensés en arabe littéraire). Quant aux méthodes d’acquisition des savoirs, elles se résument à l’apprentissage par cœur du dépôt traditionnel alourdi par les commentaires successifs, aucun exercice de rédaction n’est prévu : « L’étudiant apprend par cœur des résumés de grammaire et de rhétorique ; ces résumés servent de support aux explications des professeurs qui, une fois mises par écrit constituent un commentaire enrobant le texte de base ; ce commentaire peut faire lui même l’objet d’un autre commentaire au second degré ; très souvent les textes se superposent ainsi en trois voire quatre ou cinq couches presque toujours plus creuses les unes que les autres. Ce système du commentaire infini à partir d’un texte de base très dense et obscur était appliqué non seulement aux matières linguistiques mais à toutes les disciplines. » 152 La culture « générale » est donc inexistante tout comme l’effort de réflexion personnelle.

L’une des explications de cet inintérêt pour la culture profane se trouve dans la frivolité que l’on attribue à toute connaissance qui détourne de la seule science véritable. L’organisation des savoirs apparaît comme théocentrique car le cœur de tout enseignement est la religion, les autres sciences n’ayant de sens que pour une meilleure connaissance de cette dernière.

À la fin des études une licence d’enseignement est délivrée 153 . C’est un certificat où le professeur dont l’étudiant a suivi les cours atteste du savoir acquis 154 . Il faut préciser qu’à la fin du cours chaque étudiant doit baiser la main du professeur 155  : des rapports de type patriarcal règlent les relations entre enseignants et étudiants. Ces derniers sont pour la plupart pauvres et bénéficient des largesses offertes par l’université en matière de logement et de nourriture 156  ; il leur arrive de trouver des compléments financiers en récitant le Qur’…n...

Cette culture azharienne se diffuse dans tout le pays, d’une part parce que les étudiants finissent par retourner dans leur village pour y reprendre un négoce familial ou pour y exercer les fonctions de juges, d’im…m-s, de maîtres des kutt…b-s. ; d’autre part parce que les réformes de l’enseignement sont, dans un premier temps, passées par les étudiants issus d’al-Azhar, en l’absence d’une autre élite intellectuelle 157 . C’est pourquoi la structure mentale azharienne, même si les contenus des savoirs sont différents dans les écoles gouvernementales, perdure jusqu’à la fin du siècle. Ce système d’enseignement non adapté à la modernité se voit ébranlé au XIXème siècle. Il tente alors de ralentir la diffusion des idées nouvelles.

Le cercle des azharistes voit son influence décliner. Les šay¢-s, nous l’avons déjà mentionné, se pensent les conseillers du pouvoir, les médiateurs naturels entre le peuple et les dirigeants. Or les nouvelles institutions font peu cas de ces fonctions traditionnelles dès le XIXème siècle 158 . Malgré cela, son rôle politique s’exprime notamment en incarnant, pendant un temps, la résistance à la colonisation. Ce déclin politique est accompagné par une série de réformes qui donnent un nouveau visage à la prestigieuse université.

Notes
133.

J. JOMIER, « Al-Azhar », ei I, 1991, p. 837-844, 837.

134.

Ibid., p. 839 : « En fait dans le Caire des Mamelouks débordant de vie elle fut un centre important d’enseignement, mais un centre parmi bien d’autres ».

135.

C. VAN NISPEN TOT SEVENAER, « Histoire d’al-Azhar », in La situation religieuse en Égypte, (Études Arabes 94), Rome, pisai, p. 1-23, p. 3. Il s’agit d’un extrait du rapport réalisé pour l’année 1995 par le centre d’études stratégiques et politiques du journal Al-Ahr…m, sous la direction de N. ‘Abd al-Fatt…Ÿ.

136.

J. JOMIER, art. cit., p. 839sq.

137.

B. DODGE, History of the education in the Arab world, New York, Arab Information Center, 1963.

138.

Ibid., p. 2.

139.

Ibid. ; cette analyse de la décadence des sciences dans le monde musulman est celle adoptée par le courants réformiste dès al-Afチ…n€ et dont l’un des premiers théoriciens est M. ‘Abduh.

140.

I. Salama, L’enseignement islamique en Égypte, son évolution, son influence sur les programmes modernes, Le Caire, Imprimerie Nationale Boulac, 1938. Les causes de la décadence de la madrasa sont abordées dans les pages 111 à 123. Pour l’auteur la décadence dans l’enseignement apparaît au IXème siècle (XVème siècle) et est liée à l’ignorance, au gaspillage et à la tyrannie des Mamelouks et ce bien avant le IXème siècle, qui auraient entraîné des perturbations économiques et sociales. Avec la conquête ottomane, l’appauvrissement du pays se serait poursuivi et les conquérants auraient porté atteinte aux biens des fondations pieuses. De plus, l’extension des idées mystiques aurait eu pour corollaire l’affaiblissement de l’enseignement et l’augmentation du désintérêt à leur égard. Les ¢…nq…h-s ™Žf€-s furent les bénéficiaires de ce désintérêt pour les madrasa-s.

141.

J. JOMIER, art. cit., p. 839.

142.

C. VAN NISPEN TOT SEVENAER, art. cit., p. 3sq.

143.

C. VAN NISPEN TOT SEVENAER, art. cit., p. 5.

144.

Ibid., p. 5sq.

145.

Ibid., p. 5sq.

146.

L’un des moyens pour affaiblir al-Azhar est la « nationalisation » des terres des waqf-s, ce qui a pour conséquence de limiter l’indépendance de l’université.

147.

G. DELANOUE, op. cit., p. XVIII.

148.

Ce choix de vie est souvent motivé par des considérations religieuses d’ordre ascétique qui se rattachent aux pratiques ™Žf€-s dont l’université est loin d’être exempte au cours du XIXème siècle. Nous reviendrons ultérieurement sur la place du ™Žfisme dans l’Égypte du XIXème et du XXème siècles.

149.

J. BERQUE, op. cit., p. 73. L’auteur précise que pour toute personne qui ne convaincrait pas son auditoire, les pires sévices sont possibles pouvant entraîner la mort, p. 73.

150.

Ibid., dans un premier temps l’enseignant débutant s’assied sur la natte commune pour dispenser son cours, puis sa réputation s’affirmant on lui confie une place plus distinguée.

151.

J. JOMIER, art. cit., p. 840.

152.

G. DELANOUE, « Les musulmans », in L’Égypte d’aujourd’hui, permanences et changements (1805-1976), Paris, cnrs, 1977, p. 27-67.

153.

J. JOMIER, art. cit., p. 840.

154.

Dans la première moitié du XIXème siècle ce type d’enseignement n’est pas propre à al-Azhar : toutes les universités sont conçues sur ce mode de fonctionnement. Il faut attendre le début des années 1870 pour que soit fondée ce qui deviendra l’Université Américaine de Beyrouth, suivie par l’Université Saint-Joseph et par l’Université d’Alger (B. DODGE, op. cit., p. 12).

155.

J. JOMIER, art. cit., p. 840.

156.

Dans la seconde partie de l’ouvrage de T. Hussein, Le livre des jours, Paris, Gallimard, 1947, nous avons une des descriptions les plus touchantes de la vie des étudiants de la grande université.

157.

Les membres des missions scolaires et les enseignants des nouvelles écoles gouvernementales sont des azharistes.

158.

Ni la tendance autocrate du fondateur de l’Égypte moderne, ni la constitution de 1923 ne réservent une place aux docteurs de la loi. Dans un cas le pouvoir gouverne sans se soucier du peuple, dans l’autre de nouveaux médiateurs sont institués par le système représentatif.