B. L’enseignement du dernier quart du XIXème au premier XXème : entre tradition et rénovation 159

La première des réformes significative, intervient en 1872 160 où une procédure pour le recrutement des enseignants est instituée : six étudiants au maximum subiront un examen de fin d’études qui en cas de succès leur donne le droit d’enseigner à l’université et de bénéficier des avantages inhérents au statut de professeur d’al-Azhar. Cette même année est créée l’école supérieure de D…r al-‘UlŽm qui forme les azharistes à l’enseignement dans les écoles nouvelles 161 .

En 1885, de nouvelles lois sont prises qui vont dans le sens de celles de 1872 162 . La loi de janvier 1888 réaffirme la modalité des examens 163 . La nécessité de renouveler les mêmes lois témoignent de la résistance opposée par l’institution aux innovations. durant cette année 1888, le recteur de l’université se prononce sur l’enseignement des sciences profanes : « It is right to teach the mathematical science like arithmetic and geometry, as well as geography, because they do not contradict the truth. Anything contributed by them to the spiritual endeavor is needed, just as medecine is necessary. » 164 Les sciences naturelles ne sont permises que si elles sont en accord avec la šar€‘a et si elles ne sont pas enseignées dans une optique métaphysique 165 . Les années 1895 et 1896 sont aussi marquées par des réformes dont l’initiative revient en grande partie à M. ‘Abduh et au recteur al-Naw…w€ 166 . Les principales dispositions concernent la formation d’un conseil d’al-Azhar comprenant des membres extérieurs à l’université 167 . Les modalités d’inscription comme étudiants sont mises en place. un minimum d’âge de 15 ans est requis ainsi que la connaissance par cœur de la moitié du Qur’…n et bien sûr la maîtrise de la lecture et de l’écriture 168 . Les programmes sont aussi réorganisés : « During the first four years of study a student was prevented from using glosses... The later was permissible at the end of the four years, but use of the glosses required the permission of the administrative council. » 169 Pour la première fois des examens sanctionnant les études sont prévus 170 .

Au début du siècle deux nouvelles institutions d’enseignement sont fondées, l’école des q…£€-s (1907) et l’Université libre du Caire (1908), première université égyptienne non religieuse 171 . Cette même année 1908, une nouvelle loi est promulguée concernant l’enseignement à al-Azhar. d’une part, elle prévoit l’organisation de l’enseignement selon trois cycles (primaire, secondaire et supérieur) de quatre ans sanctionnés par un diplôme suite à un examen. d’autre part, elle divise les études en trois groupes : les sciences religieuses, les cours de langue arabe et les mathématiques 172 . Mais l’opposition aux réformes est telle qu’elle entraîne une application progressive de la loi 173 . La loi du 13 mai 1911 reprend dans ses grandes lignes celle de 1908. Le recteur est nommé par le Khédive, le conseil de direction est réorganisé, l’école de q…£€-s passe sous la juridiction d’al-Azhar, les conditions d’entrée sont rappelées ainsi que les modalités des cours (contenu, assiduité...) 174 . Cette loi se heurte toujours à des oppositions. Oppositions qui se trouvent renforcées par les meilleures conditions de recrutement faites aux étudiants de l’école de q…£€-s au détriment des azharistes.

Pour la période de l’entre-deux-guerres, nous envisagerons les réformes importantes dont celle de 1930, qui confère à al-Azhar un statut d’université de type moderne. Nous nous intéresserons aussi aux différents événements de la vie égyptienne et de leurs conséquences sur l’université.

Tout comme lors de la période précédente de nombreuses lois visent à organiser l’université. Nous pouvons les évoquer brièvement dans la mesure où les données du problème sont les mêmes qu’à la fin du XIXème siècle. d’un côté existe de la part des gouvernants la volonté d’adapter l’université aux réalités et aux besoins d’une société entrée dans l’ère de la modernité ; d’un autre côté nous avons une institution qui oppose une force d’inertie, à de rares exceptions près, face aux velléités de réformes qui sont perçues comme des empiètements faits à son autonomie et comme des brèches par lesquelles la culture européenne peut pénétrer la société musulmane.

Depuis l’avènement de la dynastie de MuŸammad ‘Al€, le rôle traditionnel de conseillers qu’avaient les ‘…lim-s est en voie de régression. Cela ne s’est pas fait sans heurts 175 et les tensions existent dans notre période. Cependant, le rôle contestataire vis-à-vis d’un pouvoir qui démériterait, n’exclut pas les alliances, comme nous le verrons, ainsi que la participation à la vie politique et religieuse du pays.

La première des lois concernant al-Azhar durant l’entre-deux-guerres porte sur les modalités pour intégrer l’université. la connaissance du Qur’…n dans son intégralité est alors requise. La loi du 26 août 1923 instaure un cycle supérieur de spécialisation à l’issue duquel un diplôme est décerné : šah…da al-ta¢a™™u™ 176 . Cette même loi supprime l’autonomie de l’école des q…£€-s qui devient une branche de spécialisation d’al-Azhar 177 . La loi du 31 mai 1927 est une des illustrations des rivalités entre le roi et le Wafd pour le contrôle du pouvoir et donc d’al-Azhar. Cette loi en effet prévoit le partage des compétences entre le roi et le premier ministre pour le versant financier de l’université 178 . Le roi reprend l’initiative avec la loi du 15 novembre 1930. Cette dernière confirme au conseil des grands ‘…lim-s le droit de juger tout ‘…lim coupable d’actes non conformes à sa dignité ; elle précise le durée des différents cycles et limite à 16 ans l’âge d’entrée à l’université 179 . la loi de mars 1936 fait la synthèse de toute la législation antérieure et fixe le statut de l’université en termes d’organisation et d’enseignement. Elle commence par une déclaration de principe : « al-J…mi’a al-Azhar is the greatest Muslim religious and scientific institute » 180 . L’âge d’entrée s’échelonne entre 12 et 16 ans et il revient au conseil suprême de fixer chaque année le nombre d’élèves à admettre 181 . Ces élèves subissent des tests d’entrée. Quelques matières profanes sont admises mais elles ne peuvent constituer le corps de l’enseignement. Le gouvernement reconnaît les diplômes et fixe une correspondance entre les titres universitaires et les fonctions que l’on peut occuper 182 . Quelques modifications interviennent avec la loi de 1945. Elles concernent essentiellement l’organisation du corps des Grands ‘ulam…’, l’introduction de l’anglais dès le cycle secondaire... 183 . Toutes ces lois n’ont pas été sans susciter de la part des azharistes de violentes oppositions. Les šay¢-s jugés trop réformateurs sont écartés comme c’est le cas pour le šay¢ ŠaltŽt en 1931, la majeure partie de l’université n’est encore prête pour des réformes 184 . en 1935 le šay¢ al-Mar…チ€ est élu recteur et reste à ce poste jusqu’en 1945. Il nous faut préciser qu’il a été le précepteur du roi F…rŽq et qu’il a orchestré toute la propagande pour donner du jeune souverain l’image d’un roi pieux.

Sous la présidence du šay¢ Mu™af… ‘Abd al-R…ziq (1885-1946) 185 , qui a étudié la philosophie à la Sorbonne et a enseigné à l’Université de Lyon, un style nouveau est en vigueur. Il instaure comme obligatoire pour quiconque doit assumer la fonction de šay¢ d’al-Azhar « d’être doté d’une référence religieuse “distinguée” en droit musulman et aussi d’avoir exercé dans la judicature ou dans l’ift… 186  » 187 . On voit alors apparaître sous sa brève présidence une scission entre les šay¢-s. d’un côté se trouvent les šay¢-s « au turban », de l’autre les šay¢-s « au tarbouche ». Les premiers, spécialisés en sciences religieuses, n’ont pas poursuivi d’études supérieures dans l’une des facultés d’al-Azhar. Les seconds, diplômés du supérieur, ont de surcroît voyagé à l’étranger. Le conflit oppose donc un modèle ancien de ‘…lim et un modèle qui émerge, où l’excellence de la formation en sciences religieuses n’exclut pas une ouverture réelle sur l’étranger.

Notes
159.

P.-J. LUIZARD, « Al-Azhar, institution sunnite réformée », in A. ROUSILLON, (éd.), Entre réforme sociale et mouvement national. Identité et modernisation en Égypte (1882-1962), Le Caire, cedej, 1995, p. 519-546.

160.

B. DODGE, Al-Azhar, a millennium of Muslim learning, Washington, Memorial Edition, 1974, p. 116 : « This law is important because it was the first of a series of reforms which turned al-Azhar from a medieval mosque college into a modern university ».

G. DELANOUE (op. cit., p. 93sq.) avance comme chiffre d’étudiants entre 1875 et 1880 un ordre de grandeur d’environ 10000. De plus, si nous ne nous sommes intéressée qu’à l’université, il faut savoir qu’al-Azhar gère aussi un nombre important de kutt…b-s (soit le niveau élémentaire, écoles qur’…niques) où les enfants apprennent les rudiments de l’écriture, de la lecture et du calcul. Au niveau élémentaire, en 1875, G. Delanoue estime à 110000 le nombre des élèves alors que les écoles du système moderne, tous niveaux confondus, regroupent 5000 élèves. Nous pouvons prendre toute la mesure de l’influence du système traditionnel dont le réseau s’étend sur tout le territoire à la différence du système moderne qui se concentre pour l’essentiel dans la capitale.

161.

J. JOMIER, art. cit., p. 840.

162.

B. DODGE, Al-Azhar..., p. 132. Cette réforme se fait à l’initiative du šay¢ M. ‘Abass€, premier recteur de rite Ÿanafite de l’université et grand muft€ d’Égypte.

163.

Ibid.

164.

Ibid., p. 132.

165.

Ibid., p. 133. Ainsi, l’alchimie est interdite et la chimie autorisée si elle reste dans un cadre bien précis : ne pas être en contradiction avec l’islam.

166.

Ibid., p. 134sq.

167.

Ibid., p. 134 (loi du 3 janvier 1895) : « The charter members were shaykhs of al-Azhar representing the four codes of sunnite jurisprudence and two government employees ».

168.

J. JOMIER, art. cit., p. 841.

169.

B. DODGE, Al-Azhar..., p. 135. Cette réforme, interdisant l’enseignement des gloses pour les débutants et la limitant sérieusement pour les autres étudiants, constitue la première révolution dans l’appréhension des techniques d’apprentissage et dans la formation intellectuelle même des azharistes.

170.

Ibid., p. 136 : après huit ans minimum d’études le diplôme al-šah…da al-‘…limiyya est délivré. Il permet à son détenteur d’être im…m. « The old examination for the higher diploma, known as al-shahadah al-’alimiyah, was retained without important changes ».

J. JOMIER, art. cit., p. 841, nous apprend que l’application des réformes se heurte à de farouches résistances.

171.

B. DODGE, History..., p. 12 : « It was the first modern secular institution to be established by the Arab themselves ». Son premier recteur fut le prince Fu’…d. Cf. A. Louca, « La première université du Caire. Témoignage de l’ étudiant ¥…h… —usayn », AnIsl 25, 1991, p. 403-414 et D.M. REID, Cairo University and the making of modern Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

172.

B. DODGE, Al-Azhar..., p. 139sq.

173.

Ibid., p. 140.

174.

B. DODGE, Al-Azhar..., p. 140-144 ; J. JOMIER, art. cit., p. 841 : création de l’aréopage des 30 grands ‘…lim-s titulaires de trente chaires spéciales parmi lequel le Recteur est désigné.

175.

M. ZEGHAL, Gardiens de l’Islam (oulémas d’al-Azhar dans l’Égypte contemporaine), Paris, Presse de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, 1996, p. 59-90 (chapitre 1 : Les oulémas entre quiétisme et contestation).

176.

B. DODGE, Al-Azhar ..., p. 146.

177.

J. JOMIER, art. cit., p. 841.

178.

B. DODGE, op. cit., 149. Cette mesure est supprimée en 1930 et réintroduite en 1935.

179.

Ibid., p. 149sq. ; J. JOMIER, art. cit., p. 841.

180.

B. DODGE, op. cit., p. 151.

181.

Ibid.

182.

B. DODGE, op. cit., p. 152 : « The holder of a secondary certificate is eligible to teach in maktab, or elementary school independant of gouvernment control. The older of the undergraduate diploma is entitled to enter a clerical position at al-Azhar or in the courts [...] ».

183.

Ibid., p. 153.

184.

K. ZEBIRI, MaŸmŽd ShaltŽt and Islamic Modernism, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 11. M. ŠaltŽt (1893-1963) est un partisan du šay¢ d’al-Azhar al-Mar…チ€ (dont une biographie, dans le cadre d’une thèse, par F. Costet est en cours) . Ce dernier nommé, šay¢ d’al-Azhar en 1928, est contraint à la démission en 1929, suivi en 1931 par M. ŠaltŽt qui devient recteur de cette université entre 1958 et 1963.

185.

Voir G. MARSAC, « Silhouettes : le nouveau recteur d’al-Azhar », eti 3ème trimestre, 1946, p. 201-204. M. ‘Abd al-R…ziq est né en 1885 dans une riche famille de propriétaires fonciers dont le père est un haut fonctionnaire. Un de ses frères est un des membres fondateurs du parti libéral constitutionnel (nous avons lu dans d’autres livres qu’il s’agissait de son père, voir plus bas le développement sur ‘Al€ ‘Abd al-R…ziq) et l’autre est ‘Al€ ‘Abd al-R…ziq qui a remis en cause le principe de confusion des pouvoirs dans l’islam (p. 201). En 1905, il entre à al-Azhar où il est l’étudiant de M. ‘Abduh, en 1908 il est docteur et en 1909 il part pour Paris où il reste jusqu’en 1911 avant de gagner Lyon (il y donne des cours de droit musulman à l’université) (p. 202). Il rentre en Égypte en 1916, où il est nommé secrétaire des établissements d’enseignement religieux, puis inspecteurs des tribunaux religieux musulmans. En 1927, le roi Fu’…d le nomme à la chaire de philosophie musulmane de l’Université du Caire. Il y reste jusqu’en 1937 où il accepte le ministère des waqf-s. L’année 1946 est celle de sa nomination par le roi au poste de recteur d’al-Azhar, ce qui fait aussi de lui le šay¢ al-isl…m, l’une des plus hautes autorités religieuses (p. 203). Sa désignation entraîne la démission du vice-recteur d’al-Azhar et celle du doyen de la faculté des lettres et l’opposition ouverte de 14 des 21 ‘…lim-s. Quelques uns sont toutefois satisfaits de cette décision (p. 204).

Sa mort, en 1947, fait l’objet d’un nouvel article dans eti 3ème trimestre 1947, p. 231sq.

186.

C’est l’action qui consiste à répondre à une fatw….

187.

C. VAN NISPEN TOT SEVENAER, art. cit., p. 15.