B. Le réformisme 215  : fils spirituel de la Nah£a

La problématique est dans une large mesure identique car le réformisme se place « dans le perspective d’une harmonisation entre les données de la tradition et les conditions de la vie moderne » 216 . Toutes les époques ont connu de grands réformateurs dont la fonction consistait à mettre en adéquation la tradition religieuse avec son époque. il nous faut donc appréhender la pensée réformiste dans son univers culturel musulman et ne pas seulement l’expliquer par la rencontre avec l’Europe. Cette attitude aurait pour conséquence de nier la capacité interne de l’islam à se renouveler et attribuerait à l’influence extrinsèque un rôle, qu’elle ne détient pas en exclusivité, sur la genèse de ce mouvement.

Les réformistes se sont présentés comme les « protestants de l’islam ». ils rejettent le magistère des écoles, des rites qu’ils estiment illégitimes ainsi que leurs œuvres et leurs doctrines. Ils considèrent cet acquis doctrinal comme inutile. Ils ne tiennent compte de la sunna que pour ce qui concerne le culte et les dogmes de la foi, pour le reste ils n’accordent de crédit qu’à une dizaine de Ÿad€ミ-s 217 . Pour eux les Ÿad€ミ-s ne peuvent être considérés comme un corpus législatif, tout au plus une lecture édifiante : la seule source de connaissance est donc le Qur’…n. Dieu est le seul législateur, le prophète ne légifère pas il explique la loi, il ne crée pas de la matière juridique. Ils distinguent donc entre les ‘ib…da-s, les matières cultuelles, qu’ils considèrent comme ayant été réglées par Dieu à travers le Qur’…n et par la sunna du prophète, des ‘…da-s, c’est-à-dire tout le reste, toutes les questions relatives à la vie matérielle qui sont laissées à la libre appréciation du pouvoir, voir des particuliers, car ils sont variables dans le temps et l’espace 218 . « Toutefois, la distinction réformiste susvisée a plus une valeur apologétique qu’une réelle portée pratique. Les indications fragmentaires (et plutôt vagues), donnée à ce sujet par Ri£… et al-Kaw…kib€, entre autres, ne permettent guère de cerner exactement ce qui, dans la législation musulmane traditionnelle, doit être tenu pour fondamental, comme intangible, et ce qui peut être assimilé aux ‘ad…t. » 219 .

Ils sont habituellement considérés comme les artisans de la réouverture de l’i‰tih…d 220 fermée depuis le Xème siècle et comme ayant introduit une rupture après des siècles de clôture. Cependant, cette position est contestée aujourd’hui. Des travaux tendent à démontrer que ni en théorie, ni en pratique la porte de l’i‰tih…d n’est close avant le XVIème et qu’à partir du XVIIIème dans différents endroits du monde musulman des initiatives sont prises en vue d’exercer l’i‰tih…d 221 . Cette controverse trouve, selon nous, ses origines dans la question de la périodisation généralement admise, mais aujourd’hui dénoncée, d’une période de décadence du monde musulman à partir du XIIIème siècle et de sa renaissance au XIXème. Nous avons déjà discuté cette question et il apparaît clairement que seules des études monographiques des différentes parties du monde musulman pourront confirmer ou infirmer la thèse de la décadence. Thèse rappelons-le qui n’est pas le produit exclusif des orientalistes, mais aussi des musulmans arabes qui ont vu dans les dominations turques la fin de leur grandeur.

En revanche, les réformistes peuvent être considérés comme la deuxième génération de penseurs qui tentent de répondre à cette question obsessionnelle depuis l’arrivée de Bonaparte : pourquoi l’Europe a-t-elle acquis la supériorité scientifique ? La question n’est pas de savoir comment et ainsi de pénétrer le cœur de la civilisation européenne. En s’interrogeant sur le « pourquoi » on ne fait qu’analyser le résultat et non le processus qui l’induit. Cette première interrogation renvoie naturellement à une autre plus dramatique pour les musulmans : pourquoi le monde musulman se trouve-t-il dans cette situation de domination ?

L’acuité de la question est tout autre de celle que se posait ¥ahマ…w€. Pour ce dernier, expliquant la supériorité de l’Europe par la science et la technique, la solution consistait à les adopter et à conserver ses propres traditions. Dans les années 1870, quand le mouvement réformiste se constitue en Égypte et dans la péninsule indienne, les choses ont changé. D’une part, la solution préconisée par ¥ahマ…w€ ne semble pas être un succès, d’autre part, le contexte a évolué. l’Europe est devenue un danger pour l’indépendance des pays musulmans. L’urgence de trouver des solutions se fait plus pressante.

Ces hommes se posent tous la même question, mais, prisonniers d’un univers mental où religion et civilisation ne constituent pas deux entités distinctes, ils concentrent leur réflexion sur l’islam. À la question récurrente de savoir pourquoi l’Europe domine et les musulmans sont en retard, ils appliquent une grille d’interprétation religieuse. Le paradoxe de leur réflexion vient de la réponse ambivalente qu’ils proposent. Ils affirment dans le même temps que la religion n’est pas à l’origine des succès de l’Europe et qu’elle est la cause du retard des pays musulmans. Exclure la religion dans un cas pour expliquer la réussite n’est-ce pas d’une certaine façon admettre la nécessité de la sécularisation ? Certes, l’exclusion de la religion est avant tout le moyen de réaffirmer contre l’Europe que le christianisme ayant été perverti ne peut être l’agent d’une réussite. Mais la question ne trouve toujours pas de solution. D’autre part, la réponse par l’affirmative à la seconde partie de la question est complétée par la solution du problème. problème religieux, car la décadence vient d’une mauvaise interprétation de l’islam. Il apparaît évident que le souci de connaître la véritable origine du succès de l’Europe n’intéresse plus les penseurs et qu’elle n’est qu’un prétexte pour se replier sur soi. C’est en ce sens que la rencontre avec l’Europe ne fait que confirmer, selon nous, une tendance de la pensée musulmane à réfléchir sur l’islam et n’intervient en rien dans la démarche de l’interrogation. Il s’agit d’une démarche pluriséculaire interne à l’islam. La rencontre avec l’Autre n’est qu’un prétexte car elle n’affecte en rien le mouvement de réforme caractéristique de toutes les époques de l’islam.

Tous les réformistes sont donc d’accord pour considérer la mauvaise interprétation de l’islam comme responsable du retard et proposer un cadre général pour y remédier, en donner la bonne interprétation. La recherche de cette solution devient le cadre dans lequel s’inscrit l’univers mental de générations de penseurs musulmans, jusqu’à nos jours. Les intellectuels musulmans se positionnent à partir de ce constat pour apporter des réponses aux problèmes que rencontrent leurs sociétés. Même les partisans, peu nombreux à l’exception des kémalistes, d’une séparation des pouvoirs, d’une voie laïciste, se réfèrent à cette « bonne interprétation » car elle consiste pour eux à démontrer que la séparation des pouvoirs est inscrite dans l’islam. La « révolution copernicienne » n’a pas encore eu lieu dans les esprits d’où la faible marge de manœuvre que laisse cet unique référentiel qu’est la religion pour répondre aux problèmes rencontrés par tout groupe humain. Cette volonté de trouver la « bonne interprétation » est, par définition, exclusive et conduit à la condamnation de toute pensée différente. Toutefois ces premières générations de réformistes ne l’ont pas vu ainsi et ne pensent en aucun cas détenir l’unique interprétation possible, leur liberté d’esprit est plus grande. Toute une gamme de bonnes interprétations va donc fleurir.

Elles ont pour l’Égypte, mais aussi pour tout le monde arabo-musulman, une origine commune : la pensée de MuŸammad ‘Abduh. Sa postérité directe ou indirecte recouvre toutes les possibilités d’interprétation que l’on peut extraire de sa pensée. ‘Abduh a fixé les cadres de sa réflexion dans un modèle équilibré, ses disciples, avoués ou non, reconnus ou récusés, en font des lectures sélectives.

MuŸammad ‘Abduh est né en 1849 dans une famille villageoise du delta, issue d’un certain niveau social, attachée à l’instruction et à la piété. À l’âge de 13 ans, il part à la mosquée AŸmadi de ¥anマ…, alors le plus grand centre de culture religieuse en Égypte en dehors d’al-Azhar. Stupéfié et heurté par les méthodes d’enseignement, il envisage d’abandonner ses études, qu’il poursuit finalement avant de se rendre entre 1869 et 1877 à al-Azhar. Il manifeste alors un profond intérêt pour le mysticisme. En 1877 il est professeur à al-Azhar puis à D…r al-‘UlŽm. Disciple d’al-Afチ…n€, il est exilé dans son village quand ce dernier est expulsé d’Égypte. dès 1880, il est de retour au Caire où il est nommé rédacteur de la gazette officielle. Sensible au discours d’al-Afチ…n€ et témoin de la mise sous tutelle progressive de son pays, il rejoint le mouvement d’opposition nationale. il soutient le mouvement d’opposition de ‘Ur…b€ au-delà des divergences qui peuvent exister entre les deux hommes. Il connaît la prison et l’exil à Beyrouth puis à Paris et à nouveau à Beyrouth. Dans cette ville son enseignement attire des jeunes gens de toutes confessions. En 1888 il est autorisé à rentrer en Égypte où il est devient juge, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort en 1905. Il est nommé muft€ d’Égypte en 1899 ce qui fait de lui le responsable de tout le système des lois religieuses. Cette même année, il devient membre du conseil législatif.

Son œuvre principale est un traité systématique de théologie : Ris…lat al-TawŸ€d 222 . Il a aussi écrit plusieurs commentaires sur des parties du Qur’…n que son disciple, MuŸammad Raš€d Ri£…, poursuit à sa mort (Tafs€r al-Man…r). il apprend le français et peut ainsi avoir accès aux ouvrages sur la pensée européenne de son temps. Une bonne synthèse de sa pensée est disponible dans l’ouvrage d’A. Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age (1798-1939) 223 .

Sa réflexion part d’un constat, celui de la décadence intérieure des sociétés musulmanes. S’il admire la civilisation européenne, il ne pense pas qu’une simple transposition de ses lois, de sa culture..., soit la solution pour l’Égypte. par un développement intrinsèque l’Égypte doit trouver la solution à ses problèmes. Dans le même temps, ‘Abduh n’est pas un passéiste, pour lui les solutions ne se trouvent pas dans le passé 224 . La réponse consiste à reformuler ce qu’est vraiment l’islam et à partir de là d’envisager les implications pour la société moderne. Or, pour le šay¢, il ne peut y avoir de contradiction entre le véritable islam, c’est-à-dire celui interprété correctement, et la modernité : « [...] Islam contained in itself the potentialities of this rational religion, this social science and moral code which could serve as the basis of modern life [...] » 225 . la rationalité est l’apanage de l’islam à la différence, d’après ‘Abduh, du christianisme. L’islam est donc, par nature, la religion qui, en accord avec la science, conserve le sens de la transcendance. Le souci récurrent chez les penseurs musulmans de démontrer que l’islam n’est pas hostile à la science trouve ses origines dans le développement intrinsèque de la pensée musulmane mais revêt une intensité particulière pour les penseurs du dernier quart du XIXème siècle. En effet ils sont en position défensive par rapport à l’analyse orientaliste des rapports entre science et religion dont l’un des exemples les plus emblématiques demeure la conférence de Renan « L’islamisme et la science » 226 .

L’islam étant rationnel, les musulmans peuvent donc, eux aussi, posséder les sciences du monde moderne. Leur force est double car tout en conservant leur religion, et parce qu’ils la conservent, la modernité, dans son acception scientifique, leur est possible. L’homo islamicus peut concilier ce qui fut inconciliable pour le christianisme, science et raison, et par la même incarner la plénitude de l’humanité. Que l’islam soit la religion de la vérité, par définition, un musulman ne peut en douter. l’enjeu pour ‘Abduh est différent car il entend démontrer que l’islam est rationnellement la meilleure religion d’où sa possibilité de relever le défi de la modernité.

Mais à quel islam se réfère-t-il ? Dans son système l’islam est constitué d’un noyau et d’une périphérie. C’est sur cette dernière qu’il faut opérer des modifications sans altérer l’essence. Pour opérer ces changements il faut faire appel à des juristes ayant reçu une éducation adéquate, d’où l’intérêt porté par ‘Abduh à la réforme d’al-Azhar. Dans la pratique, par l’éducation du peuple, éducation à adapter à chaque acteur de la société, la société musulmane se régénèrera et retrouvera le véritable islam. en retrouvant l’essence de l’islam, qui consiste à s’adapter aux problèmes propres à chaque époque, comme l’islam, selon ‘Abduh l’a toujours fait, avant que les philosophes, les extrémistes š€‘ites et la mystique dévoyée, ne l’entraînent dans la décadence 227 , les musulmans se doteront d’une société nouvelle.

La pensée de ‘Abduh se veut avant tout une méthode : elle est dynamique et non statique. Elle fait appel à une culture et à une ouverture d’esprit qui ont fait défaut à toute sa postérité, toutes tendances confondues. sa pensée a donc connu le destin de toutes les grandes philosophies, elle a été pervertie car réinterprétée de manière partielle.

Sa postérité est double, fondamentalistes et laïcistes se réclament de lui, ainsi que tous les penseurs qui s’inscrivent entre ces deux courants. Certes, la filiation n’est pas toujours consciente chez nos contemporains. Cependant l’originalité de ‘Abduh est d’avoir problématisé le débat de fond de l’islam et d’en avoir proposé une solution. Solution qui sert de départ aux autres penseurs et qui leur permet d’élaborer leur propre modèle.

Notes
215.

Notre champ de recherche est restreint au sunnisme, il ne faut toutefois pas négliger que la réflexion s’est aussi développée chez les š€‘ites comme en atteste S. MERVIN, Un réformisme chiite. ‘Ulamâ’ et lettrés du ¯abal ‘Âmil de la fin de l’Empire Ottoman à l’indépendance du Liban, Beyrouth – Paris, Khartala, cermoc, ifead, 2000.

216.

A. MERAD, L’islam contemporain, 5ème éd., Paris, puf, 1994 (1ère éd. 1987), p. 19.

217.

A. MERAD, « I™l…Ÿ », p. 154.

218.

Ibid.,p. 160.

219.

Ibid., p. 161.

220.

Ce mot est généralement traduit par « effort d’interprétation de la loi divine », or cette dernière ne peut être interprétée, concrètement on ne peut qu’établir des normes, qui deviendront juridiques, de la loi révélée selon des techniques propres à chaque ma†hab. Il est généralement opposé à celui de taql€d, qui signifie littéralement imitation.

221.

Voir à ce propos les travaux de W. Hallaq,« Was the gate of ijtihad closed ? » (V, p. 3-41), « On the origins of the controversy about the existence of mujtahids and the gate of igtihad » (VI, p. 129-141), in W. Hallaq,Law and legal theoricy in classical and medieval Islam, Hampshire, Brookfield, Variorum, 1995.

222.

M. ABDOU, Rissalat al-tawhid. Exposé de la religion musulmane, trad. B. Michel et M. Abdel Raziq, Paris, Geuthner, 1925.

223.

A. HOURANI, op. cit., p. 136-160.

224.

Pour ‘Abduh, la société musulmane idéale a certes existé pendant l’âge d’or de l’islam. Toutefois sa démarche ne consiste pas à transférer l’islam de cette période dans l’Égypte du XIXème siècle. Il n’envisage ni un transfert géographique (de l’Europe vers l’Égypte), ni un transfert temporel (du passé au présent) : tout est à bâtir à partir des données disponibles dans l’Égypte du XIXème siècle.

Voir l’article « Salafiyya » dans ei VIII, p. 931-937 par P. Shinar sur l’Afrique du Nord (Tunisie, p. 931sq. ; Algérie, p. 932-936 ; Maroc, p. 936-937) et W. Ende sur l’Égypte (p. 938sq.) et la Syrie (p. 939sq.). Il faut savoir que les réformistes privilégient la tradition des pieux ancêtres, les salaf-s (il n’existe pas d’accord pour délimiter chronologiquement l’époque à laquelle on les rattache), pour comprendre le sens de l’islam. Les générations des compagnons du prophète et de ses successeurs (c’est la que porte la discussion : qui doit-on y inclure ?) sont considérées comme celle qui ont vécu et qui ont compris le message.

225.

A. HOURANI, op. cit., p. 140.

226.

L’idée directrice de la conférence est celle du retard du monde musulman dont la responsabilité incombe à l’islam. son hypothèse de départ devient vite un postulat. Le discours de Renan est marqué par le scientisme et le positivisme caractéristiques de la période, et par le contexte colonial d’une France blessée par la défaite de 1870. Une fois décrétée la nullité intellectuelle il est aisé de justifier le principe de la mission civilisatrice de l’occident. Si Renan est allé en orient, son homo islamicus il le crée dans son laboratoire de philologie : il construit et explique son objet d’étude à partir de l’histoire comparée des religions et de la linguistique. Cet homme islamique est une construction de l’esprit en décalage avec la réalité : il n’existe que dans un laboratoire où parallèlement s’édifie l’ethnocentrisme européen.

Mais derrière la critique en règle de l’islam, à la manière d’un philosophe du XVIIIème siècle, Renan vise aussi le christianisme : il est opposé à toute forme de cléricalisme normalisateur et dogmatique mais il ne conçoit pas pour autant que l’athéisme soit une réponse vraisemblable ; il faut croire en quelque chose, Renan croit en l’homme, à la science, au progrès. Lui qui, de son temps, fut considéré comme le type même du contestataire, nous apparaît comme l’incarnation du conformisme de la fin du XIXème siècle.

227.

A. HOURANI, op. cit., p. 149.